L’élection présidentielle de 2017 est-elle « l’élection de tous les possibles » ? Rarement, en tout cas, avons-nous vécu une période pré-électorale aussi riche en événements : des primaires qui éliminent des acteurs politiques majeurs, un président en exercice contraint de ne pas se représenter, une pluralité importante de candidatures, le surgissement du phénomène Macron et l’affirmation des tendances droitières qui traversent une bonne partie de l’électorat de la droite dans un contexte de forte concurrence avec le Front national. La fin de l’année 2016 a même donné le sentiment d’une folle actualité où presque chaque jour amenait une nouvelle surprise, un retournement inattendu.
Cet apparent chaos peut-être mieux compris si on l’interprète avec quelques lignes directrices. Le début de l’année 2017 permet un utile retour sur quelques unes de ces lignes directrices. Il faut tout d’abord rappeler quelques données. Notre vie politique est marquée depuis le début des années 1990 par une série d’évolutions et de crises qui indiquent que la tectonique des plaques de son socle bouge sérieusement.
Pour ne prendre que les deux dernières élections que l’on peut interpréter dans leurs répercutions nationales, les européennes de 2014 et les régionales de 2015, on voit que le Front national a considérablement renforcé son poids : son succès au premier tour des dernières régionales, certes non transformé au second tour, a été très net et a confirmé sa percée des européennes de 2014. Il faut ici rappeler qu’au premier tour des régionales de 2015, le FN avait, pour la première fois, devancé la droite et le centre (avec 28,4 %) et qu’il était arrivé en tête dans 6 des 13 régions métropolitaines. Ces dernières élections avaient également confirmé la stabilité des structures territoriales et sociologiques du vote FN ainsi que les motivations de ses électeurs (immigration et insécurité). Les données plus récentes dont on dispose grâce à l’enquête électorale de très grande ampleur que réalise le CEVIPOF auprès d’un panel de 20 000 électeurs ne font que confirmer ces tendances.
Deux phénomènes parallèles
C’est dans ce contexte que l’on assiste à deux phénomènes parallèles mais liés à cette dynamique du FN. D’une part, la gauche apparaît particulièrement faible en niveau : au premier tour des régionales de 2015, elle réunissait 37,3 %, confirmant son bas niveau des européennes 2012 et des départementales de mars 2015. Elle est, par ailleurs, divisée sur les enjeux économiques et anomique quant à son cap : défendre et protéger le « peuple », mais lequel et sur quelles alliances sociologiques ?
D’autre part, la droite est en position conquérante, ayant réussi sa primaire et choisi un candidat solide (François Fillon) par une très nette victoire sur Alain Juppé, mais qui propose un agenda de réformes libérales fortes qui risque de ne pas entraîner l’adhésion d’une majorité de Français. Cet agenda de réformes économiques libérales s’est accompagné dans la campagne des primaires d’un agenda de propositions sur les thèmes de la sécurité intérieure et extérieure de la France, l’immigration, l’intégration et l’identité nationale. Cette combinatoire a ainsi renforcé la tendance a une forme de « droitisation » de la vie politique française, elle-même créatrice de tendances s’affirmant à l’opposé.
On voit ainsi que la primaire de la gauche va se jouer, durant ce mois de janvier, sur la question du rapport de la gauche à l’économie libérale et ouverte et que les candidats dénonceront ensemble la double droitisation de la droite et le FN pour mieux s’opposer sur la question économique.
Une tectonique des plaques mouvante
Ces données étant posées, on peut prolonger les lignes directrices par des éléments d’interprétation, fort utiles pour penser le printemps 2017. Au-delà du chaos et du choc des ambitions qui marquent toute campagne présidentielle, on voit de plus en plus clairement que la géométrie de l’espace politique française n’est plus stable. La tectonique des plaques bouge et pas qu’un peu. L’élection présidentielle de 2017 devrait voir se confirmer deux tendances au brouillage des lignes.
Tout d’abord, la cristallisation « tripartite » de la politique française s’affirmera encore plus fortement dans le cadre d’une transformation profonde du système originel de la Ve République : ce ne sont plus seulement les deux blocs traditionnels de la gauche et de la droite qui s’affrontent dans un espace à une dimension, mais trois blocs qui s’opposent dans un espace à deux dimensions.
Cette bi-dimensionnalité crée une situation paradoxale : les principaux acteurs issus des deux blocs qui furent dominants – le PS et la droite (LR aujourd’hui) – sont en compétition pour accéder au second tour tandis que le FN (qui semble aujourd’hui le plus fort des trois), semble vouer à perdre au second tour. Pour le moment.
Les conséquences paradoxales de cette situation accentuent le sentiment d’un système qui ne marche plus ou ne marche plus comme avant : il continue d’être structuré et dominé par l’affrontement gauche-droite alors que le FN ne cesse de montrer sa progression ; le scrutin à deux tours tend ainsi à se transformer en un scrutin à un tour.
Fable mathématique
La « tripartition » et la bi-dimensionnalité de l’espace politique qui vont de pair créent une situation paradoxale potentiellement riche en incompréhensions entre les candidats et les électeurs. Lue à travers ce prisme, l’élection présidentielle de 2017 fait penser fortement à une fable mathématique parue à la fin du XIXe siècle sous la plume d’un professeur et théologien anglais, Edwin Abbott. Ce dernier avait publié (1884) une allégorie mathématique, Flatland, contant les aventures de formes géométriques.
Le narrateur et héros de cette fable, un Carré, se voit accorder la bonne (ou peut-être mauvaise) fortune de voir d’autres dimensions à partir de son monde plat, Flatland. Un soir, la veille du Nouvel An, il se met à rêver d’une visite à un monde unidimensionnel (Lineland) habité par des « points brillants » ; il tente de convaincre le monarque de ce royaume de l’existence d’une seconde dimension, mais sans succès.
Le Carré est par la suite lui-même visité par une Sphère, qu’il ne peut à son tour comprendre. Pour finir de le convaincre, La Sphère tire le Carré de son plan et lui permet de voir le monde en trois dimensions, Spaceland. Depuis Spaceland, le Carré peut alors observer les dirigeants de Flatland, obligés de reconnaître secrètement l’existence de la Sphère mais imposant le silence à quiconque prêcherait la vérité de Spaceland et la troisième dimension. Le Carré tente finalement de convaincre la Sphère de la possibilité théorique de l’existence d’une quatrième dimension spatiale. Mais la Sphère le renvoie à Flatland, en disgrâce, où il finit emprisonné.
La société que décrit Abbott est une société de classes où l’irrégularité et l’étrangeté des figures géométriques sont des formes de déviance pathologique. Au-delà de la dénonciation indirecte du système de classes et des préjugés de l’Angleterre victorienne, cette fable nous enseigne à quel point il est difficile d’admettre le basculement d’un monde bien organisé vers sa diffraction en plusieurs et nouvelles dimensions.
Un monde pluridimensionnel
La sociologie électorale n’a cessé, depuis plus de vingt ans, de débattre de l’émergence de nouvelles dimensions de la politique, dans les pays européens notamment. Selon les pays et les moments, une seconde dimension s’affirme, aux côtés du clivage gauche-droite, sur des enjeux de société parfois appelés « culturels » ou sur les questions d’identité. Mais on voit que d’autres dimensions viennent se greffer à ce tableau déjà complexe : la question des générations, du renouvellement, des nouvelles tensions et inégalités sociales, des nouvelles bases organisationnelles de la politique (les partis semblent dépassés par les évènements), de la crise de confiance dans la politique.
Dans ce contexte, il serait tout aussi aveugle de nier la diffraction de notre vie politique que vain de nier la persistance du clivage gauche-droite. C’est la coexistence d’une pluralité de dimensions qui rend le jeu de plus en plus difficile, à ce point que l’on devrait rendre davantage hommage à ceux qui veulent y jouer. Mais nous avons aussi grandement besoin de dirigeants qui acceptent et – pourquoi pas ? – revendiquent la fragilité de leur compréhension de ce nouveau monde et l’inconfort de tenter la cohérence dans ce monde pluridimensionnel.
La campagne électorale qui commence montre qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire car les promesses s’accumulent chez tous tandis que persiste le credo du « élisez moi et je change la politique ». La plus absurde des promesses a encore la vie longue : celle, pourtant sans cesse reportée et même démentie, d’un changement pour « maintenant », en cent jours, ou d’une révolution. Trop de discours, trop de livres, trop de meetings cèdent à cette facilité d’un autre temps, y compris lorsqu’ils prennent la forme de la modernité.
Pour finir de boucler sur la fable du théologien anglais, je laisse à chacun le soin d’imaginer qui, à ses yeux, tient le rôle de l’intrus, de l’élément perturbateur, du point, de la droite, du carré ou de la sphère…
Bruno Cautrès, Chercheur en sciences politiques, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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