En français, l’expression des adjectifs cardinaux 70, 80 et 90 du français n’est pas régulière, contrairement à ce que l’on peut observer dans la plupart des autres langues d’origine indo-européenne (notamment le latin, dont le français est une des langues « filles »). Alors que certaines formes relèvent du système décimal (où septante = 7*10, huitante/octante = 8*10, nonante = 9*10), d’autres relèvent du système vigésimal (où quatre-vingt = 4*20, quatre-vingt-dix = 4*20+10) et d’autres encore de la combinaison des deux systèmes (voir soixante-dix = 6*10+10).
Le système vigésimal
Les origines du système vigésimal sont largement débattues par les spécialistes (certains affirment que ce sont les Gaulois qui comptaient sur une base de vingt ; d’aucuns ont pourtant rappelé que le système était connu dans des civilisations antérieures aux Gaulois ; pour d’autres il pourrait s’agir d’une innovation gallo-romaine, qui ne doit rien aux civilisations antérieures), et il n’est pas possible de trancher en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse.
Quant à l’évolution de la concurrence entre formes vigésimales et formes décimales dans l’histoire du français, elle est fort complexe. Disons pour faire simple que dans l’état actuel de nos connaissances, tout porte à croire que le système vigésimal était naguère bien plus répandu qu’il ne l’est aujourd’hui (on trouve dans des textes plus ou moins anciens les formes « trois vingts » pour 60, « trois vingt dix pour 70 », « sept vingt » pour 140, « quatorze vingt » pour 280, pour ne citer que les combinaisons les plus fréquentes. Un exemple historique est celui de l’hôpital des Quinze-Vingts à Paris, nommé ainsi par Louis IX car il s’agissait d’un hospice qui contenait à l’origine 300 lits.
On sait aussi que les formes en -ante ont connu leur période de gloire aux XVIe et XVIIe siècle (elles étaient moins fréquentes au cours des siècles précédents et suivants), mais que même à cette époque, elles n’ont jamais été plus fréquentes dans les textes que leurs concurrents relevant du système vigésimal.
Pour la période moderne, les données enregistrées par les auteurs de l’Atlas linguistique de la France, publié entre 1902 et 1910 et les données récoltées par les linguistes animant le blog Français de nos régions (récemment publiées dans l’Atlas du français de nos régions aux éditions Armand Colin) nous permettent de documenter avec un peu plus de précision l’évolution des formes à la fin du XIXe et au début du XXIe siècles.
Septante et nonante
Les dénominations des cardinaux 70 et 90 à la fin du XIXe siècle et au début du XXIe siècle.
Faites glisser les cartes pour passer entre la fin du XIXe siècle et le début du XXIe siècle.
La comparaison des deux cartes permet de montrer qu’au XXIe siècle, les formes septante et nonante ne sont quasiment plus employées en France (si ce n’est dans quelques villages localisés à la frontière avec la Suisse romande), mais qu’il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. À la fin du XIXe siècle, le système décimal était (encore) le système de référence dans les dialectes parlés sur un large croissant à l’est du territoire, dont les pointes se situent en Belgique et dans l’extrême sud-ouest de l’Hexagone (l’existence d’attestations isolées dans les îles anglo-normandes et en Bretagne laisse même penser que le système décimal était jadis connu sur un territoire plus grand).
Huitante et octante
Les dénominations du cardinal 80 à la fin du e siècle et au début du XXIe siècle. Faites glisser les cartes pour passer entre les deux périodes.
Faites glisser les cartes pour passer entre la fin du e siècle et le début du XXIe siècle.
Quant aux dénominations du cardinal 80, les données révèlent que contrairement à un préjugé relativement bien ancré (qui trouve notamment ses origines dans de nombreux dictionnaires de référence, comme le Trésor de la Langue Française informatisé ou l’une des nombreuses éditions du Petit Larousse, la forme octante n’est employée par à peu près personne, que ce soit dans les dialectes de la fin du XIXe siècle ou dans les français régionaux du XXIe siècle. Les données montrent que ce sont plutôt les formes huitante et ses variantes qui sont le plus répandues après quatre-vingts, et ce peu importe l’époque. Cela étant dit, on constate comme c’était le cas pour 70 et 90 que les dénominations relevant du décimal de 80 ont aujourd’hui disparu en France et ne survivent qu’en Suisse (plus précisément dans les cantons de Vaud et de Fribourg, et en concurrence avec quatre-vingts dans le canton du Valais).
Le rôle de l’école
Suivant le programme des Instructions officielles de 1945 pour le calcul, l’arithmétique et la géométrie à l’école primaire, certains instituteurs ont préconisé l’apprentissage des formes septante, octante et nonante pour faciliter l’apprentissage du calcul aux petits Français (différents éléments nous laissent penser que cette pratique avait encore cours dans les années 1960.
De fait, tout porte à croire que si ces régionalismes ne sont aujourd’hui presque plus utilisés en France, mais qu’ils se maintiennent en Suisse et en Belgique, c’est en raison principalement de systèmes éducatifs autonomes et distincts (aujourd’hui, plus aucun petit Français n’apprend que 70 et 90 se disent septante et nonante, contrairement à ce qui se passe en Belgique ou en Suisse).
Mathieu Avanzi, Linguiste et spécialiste des français régionaux, Université Catholique de Louvain
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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