Il a été beaucoup question de neutrinos stériles pendant la Conférence internationale sur la physique et l’astrophysique des neutrinos qui a rassemblé plus de 800 physiciens dans la petite ville allemande de Heidelberg. Des questions en suspens pointent en effet vers la possible existence de nouveaux types de neutrinos à mettre à côté des trois autres aujourd’hui finement étudiés.
Et un, et deux, et trois neutrinos
Depuis 1989 on sait qu’il existe trois types différents de neutrinos et trois seulement subissant les interactions faibles. Le premier appelé « électronique » est produit avec un électron et engendre un nouvel électron quand il interagit ; de même les deux autres sont associés au muon et au tau.
Ces trois neutrinos sont accompagnés de trois antineutrinos. Ils ont une très faible probabilité d’interactions avec la matière : seul un neutrino solaire sur un milliard est arrêté à la traversée de toute la Terre ; pour eux, notre planète est transparente.
La conférence a fait le tour des dernières mesures impliquant ces particules fantômes. En premier lieu, il a été question de masses. Il y a 20 ans, le Modèle Standard minimum alors à la mode considérait des neutrinos sans masse, cela s’accordait avec le fait qu’aucun signe de masse n’était encore révélé. Et pour cause, les masses extrêmement faibles n’ont été estimées que grâce à l’étude des oscillations, c’est-à-dire le changement spontané d’un neutrino d’un type en un neutrino d’un autre type, et ce à partir de 1998.
L’oscillation représente une mise en scène concrète des relations d’incertitude de Heisenberg. Un saut entre deux objets de masses différentes implique une violation d’énergie. Cette violation est permise, pourvu qu’elle ne dure qu’un temps limité. Ce temps dépend de la différence des masses carrées entre les neutrinos participant, et il se traduit en une longueur sur laquelle se développe l’oscillation.
Le Modèle Standard a su digérer les masses de neutrinos, et après la découverte du boson de Higgs au CERN en 2012, il est complet, méritant l’appellation de Théorie des particules, et la conférence de Heidelberg a encore renforcé ses assises en présentant des mesures toujours plus précises des paramètres pertinents. Pourtant, étudier plus finement les propriétés des neutrinos ne fait que conforter la « vieille physique ». Or les physiciens n’aiment pas se reposer sur leurs lauriers, et le but actuel est de débusquer les premiers signes de la « nouvelle physique » qui est censée régner au-delà de ce Modèle Standard.
Pourquoi de nouveaux neutrinos ?
La « nouvelle physique » pourrait s’amorcer par la découverte de neutrinos stériles, et pas moins d’une dizaine de présentations leur ont été consacrées, causant plus ou moins d’agitation dans le public, car une telle annonce rebattrait complètement les cartes.
Il y a deux raisons fondamentales pour introduire ces nouveaux objets, et ceci illustre les deux voies qu’emprunte la marche du progrès : l’une est expérimentale et l’autre théorique.
La voie expérimentale s’appuie sur des résultats a priori surprenants, on les appelle anomalies tant qu’elles ne s’inscrivent pas dans un cadre théorique reconnu. Or les neutrinos, du fait de la difficulté de leur détection, nous ont habitués aux surprises ; les annonces prématurées ont été nombreuses, elles qui laissent un moment leur instigateur rêver de Prix Nobel. En général, de nouvelles expériences plus précises rejettent vite le signal incriminé qui peut venir d’un défaut de détection ou d’une limitation statistique. Certaines anomalies ont duré le temps d’une saison, d’autres ont eu la vie beaucoup plus longue.
La seconde voie qui s’appuie sur la pure théorie est incarnée par Einstein. À partir « d’expériences de pensée » et sur la base de grands principes, on imagine des concepts nouveaux que l’expérience devra vérifier. Pour les neutrinos stériles, la voie théorique est claire : les trois neutrinos actifs ayant des masses très faibles, celles-ci ne peuvent se comprendre qu’en introduisant des partenaires très massifs. Personne ne prédit ces masses, et on peut les rechercher dans des gammes variées.
Les neutrinos stériles sont donc bien fondés du côté de la théorie, mais s’ils sont tant discutés c’est à cause d’anomalies plus ou moins anciennes que leur réalité aiderait à résoudre.
Les anomalies en cours
Deux tenaces anomalies tiennent en haleine les physiciens depuis longtemps. En 2011, réexaminant les résultats obtenus auprès de réacteurs nucléaires, on nota que les comptages étaient inférieurs au calcul d’environ 5 %).
L’incompatibilité apparente peut s’interpréter par la production d’un nouveau neutrino de masse autour de 1 eV qui disparaît. Il n’est pas surprenant, quand une mesure est en désaccord avec les calculs, que l’introduction de paramètres nouveaux réconcilie les termes. Une série d’expériences démarrèrent pour clarifier la situation ; elles livrent leurs premiers résultats. La conclusion n’est pas encore définitive mais aucun signe évident ne se montre, et la moralité est que le flux des neutrinos produits par les réacteurs est beaucoup plus subtil qu’initialement supposé.
Beaucoup plus troublant, la conférence s’est inquiétée d’une très vieille anomalie venue de Los Alamos il y a plus de 20 ans. Des cadavres se cachent dans les armoires de la recherche. Là aussi l’interprétation demandait un nouveau neutrino lourd. Une expérience fut montée pour vérifier l’assertion. Ses premiers résultats sortis en 2007 réfutaient la découverte.
Mais en 2012 le sentiment avait évolué vers le peut-être et aujourd’hui, sans arguments fondamentalement nouveaux, et avec une statistique à peine doublée, l’expérience de contrôle approuve le résultat ancien. Notons que plusieurs autres expériences ont rejeté entre temps tout ou partie de l’hypothèse proposée. Beaucoup de participants se sont demandé pourquoi on nous repassait ce plat réchauffé. En tout état de cause, la présentation n’a pas suffi pour convertir les sceptiques, et on attend une nouvelle expérience qui enfin départagera les avis.
La masse sombre de l’univers
L’existence de neutrinos stériles est expérimentalement fondée sur des bases fragiles. Pourtant l’idée plaît et ces nouveaux objets pourraient jouer un rôle fondamental dans l’univers. On sait que les trois neutrinos actifs, du fait de leur nombre infiniment plus élevé que celui des protons représentent environ 0,5 % du contenu total de l’univers c’est-à-dire autant que toutes les étoiles. Mais ceci est dérisoire devant la masse sombre, ou manquante qui monte à 25 %.
Cette mystérieuse masse est aujourd’hui prouvée de plusieurs façons et la figure montre le « Bullet Cluster ». C’est l’état de deux galaxies après leur collision. On y voit des nuages bleutés qui indiquent la répartition de masses totales après la rencontre, tandis que des nuages roses montrent les parties rayonnantes, celles constituées d’étoiles. Deux populations se sont séparées au cours de la collision, révélant une composante massive qui traverse le milieu sans friction. Ceci suggère la présence d’un gaz de particules ne subissant aucune interaction.
À dire la vérité, dès l’origine du problème de la masse manquante, les neutrinos furent proposés pour l’expliquer. En effet, sans charge électrique et sans interactions notables, les neutrinos remplissaient toutes les conditions requises et on les avait sous la main ; une masse de l’ordre de 10 eV suffisait, mais les oscillations leur confèrent 1 000 fois moins, il fallut chercher ailleurs. Longtemps on a suspecté la particule la plus légère d’une nouvelle théorie la supersymétrie. Las, le LHC du CERN devait valider cette existence dès sa mise en opération, les années sont passées. Alors pourquoi pas des neutrinos lourds ?
Un signal de neutrinos stériles ?
En fait un signal de neutrino stérile formant la masse sombre a été récemment revendiqué sous forme d’une raie de photons de 3,5 keV. Elle s’est révélée dans l’observation fine d’amas de galaxies. Des photons venant de neutrinos ? Quoique sans charge électrique, un neutrino lourd peut émettre un photon lorsqu’il se désintègre, c’est ce qu’on appelle la désintégration radiative.
Cette désintégration très rare est dictée par un temps de vie infiniment plus long que l’âge de l’univers, mais le nombre de tels objets présents dans un amas de galaxies est tel que le résultat est concevable. C’est un signal très attrayant, ramenant le problème de la masse sombre dans le domaine presque balisé des particules élémentaires, il suggère un neutrino de masse 7 keV, un million de fois plus lourd que les neutrinos connus. Mais le signal n’est pas encore très convaincant, il reste à confirmer et plusieurs expériences arrivent à divers stades de réalisation.
À Heidelberg, les neutrinos ont donc livré quelques secrets supplémentaires, mais ne doutons pas qu’ils en cachent encore. Pourquoi s’intéresser à de tels objets ?
« Le plus incompréhensible est que le monde soit compréhensible » dit un jour Einstein, et c’est un mystère de comprendre ce qui motive les chercheurs à toujours repousser les frontières de l’inconnu. D’autant que l’Univers ne regimbe pas à se faire ausculter, et cela aussi n’a rien d’évident. Un accord profond existe entre l’intelligence humaine et les mystères de l’Univers. Ce type d’études représente la quintessence de la recherche fondamentale, celle qui n’a pour but que d’accroître le savoir en sacrifiant au devoir sacré de connaître. La quête continuera et les aficionados du domaine se réuniront à nouveau pour échanger sur leur particule favorite. Le prochain rendez-vous est déjà programmé dans deux ans à Séoul.
Francois Vannucci, Professeur émérite, chercheur en physique des particules, spécialiste des neutrinos, Université Paris Diderot – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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