Les Français qui meurent dans leur lit sont aujourd’hui une minorité. C’est à l’hôpital, ou en clinique, que survient la majorité des décès. En 2016, la proportion était de 59,2 %, selon l’Insee, contre 26 % au domicile. Dans les établissements de soins, pourtant, la prise en charge des patients décédés reste trop souvent une activité taboue. La chambre mortuaire est généralement située à l’écart, à peine fléchée parfois. On sait peu de choses sur ceux qui y travaillent, et il est rare qu’on leur donne la parole.
Parler de la mort, des morts et de ceux qui en prennent soin dérange. Plus encore dans un centre hospitalier, où le décès d’un patient est souvent assimilé, dans l’esprit des soignants, à un échec de la médecine. Ainsi, « agent de chambre mortuaire » n’est devenu une profession à part entière qu’en 2009 – il s’agit sans doute du dernier métier à avoir été réglementé à l’hôpital. Cette fonction, pourtant, est essentielle pour les proches, tant la manière dont les morts sont traités dit aussi le respect des vivants.
Chercheur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), j’ai observé pendant cinq années les agents de quatre chambres mortuaires dans des hôpitaux parisiens. Spécialisé dans le domaine de la formation, je me suis attaché à la manière dont les agents expérimentés transmettent aux novices un savoir-faire aussi singulier. J’ai enregistré une cinquantaine d’heures d’échanges, en situation réelle, au sein de binômes composés d’un tuteur et de son collègue plus jeune.
Ces travaux montrent que les aînés encouragent volontiers leurs cadets à exprimer les émotions, parfois violentes, suscitées par les premiers contacts avec les morts. Il s’agit d’un changement radical dans une profession où, par le passé, on devait encaisser et ne rien laisser paraître. L’apprentissage du métier, décrit dans mon livre Emotions et apprentissages qui vient de paraître aux éditions L’Harmattan, passe désormais par le partage du ressenti entre collègues. Ce compagnonnage permet d’apprendre à accomplir dans la sérénité des gestes éprouvants au premier abord.
Quand la chambre mortuaire s’appelait l’amphithéâtre des morts
L’actuelle « chambre mortuaire » a porté des noms divers selon les époques et les lieux : morgue, reposoir, chambre de reconnaissance, chambre de repos, ou encore, amphithéâtre des morts. Ce dernier intitulé renvoie à l’époque de la médecine anatomo-clinique du XIXe siècle. L’amphithéâtre des morts avait pour activité principale l’autopsie, initialement conçue pour les études médicales.
L’appellation d’« agent d’amphithéâtre » a ainsi été utilisée jusqu’en 1991, renvoyant ces agents à la période où ils assistaient les professeurs d’anatomie. Ils étaient alors catégorisés comme parias par les autres hospitaliers. Ils n’entraient pas non plus en contact avec les familles des morts, leur tâche consistant uniquement à manipuler et à préparer les corps. Ce métier de « gros dur » était exercé seulement par des hommes.
Aujourd’hui, ceux qui travaillent dans la chambre mortuaire considèrent leur rôle auprès de la personne décédée comme un prolongement des soins prodigués dans le service où celle-ci était hospitalisée. Ils emploient le mot de « patient », comme l’a souligné un agent lors d’un entretien exploratoire de mon enquête : « À la chambre mortuaire on parle de patient décédé ; à la morgue, de cadavre. » Les agents y prennent en charge les personnes décédées, mais aussi les corps des enfants mort-nés, dits « sans vie ».
Officiellement, l’agent de chambre mortuaire fait partie du personnel soignant. Mais dans l’esprit de ses collègues, il reste souvent marginalisé, comme le confie l’un des sujets de mes travaux. « Quand je vais dans l’hôpital et surtout à la cafétéria, j’ai l’impression d’être invisible… parce que sur nos badges il y a marqué « chambre mortuaire »… en particulier quand je paye à la caisse… je le vois bien dans le regard de la caissière ». Tout se passe en effet comme si l’agent incarnait lui-même la mort, idée perturbante pour les autres soignants, plus encore dans un lieu où ils se restaurent.
« Tu tiens le coup, ou tu pars ! »
La formation des agents s’est longtemps faite sur le tas, et la sélection des candidats, sur leur capacité à endurer sans rien dire les situations dérangeantes. « Il y a encore une quinzaine d’années, dit un sujet de mon enquête, c’était : tu tiens le coup, ou tu pars ! » Il était banal de choquer, volontairement, les nouveaux, de les confronter sans préparation ni soutien à la vue des morts et des interventions sur les corps. Le même agent raconte :
« Dans la première demi-heure le chef a ouvert une porte… C’était celle de la salle d’autopsie… Ouah ! Je ne croyais pas ce que je voyais en bas de l’escalier, un ventre ouvert, les côtes, j’ai vacillé et j’ai cru que j’allais tomber dans les pommes. J’étais bouleversé mais… j’ai pu tenir la journée et le lendemain, j’étais à nouveau là ».
Pour être engagé, il fallait réussir à contenir son émotivité.
De nos jours, bien heureusement, le rapport de ces professionnels à leurs émotions s’est transformé. On le mesure tout particulièrement dans certains apprentissages emblématiques du travail dans la chambre mortuaire. Comme montré dans mes travaux, le fait de se confronter pour la première fois à un bébé mort est l’une des situations qui suscitent les réactions les plus intenses.
Etre confronté à un bébé mort, une situation difficile
C’est précisément l’épreuve qui attend Blandine (les prénoms ont été changés dans cet article), cadre infirmière, mariée, deux enfants. Ce jour-là, Blandine et sa tutrice se dirigent vers la pièce réfrigérée où sont conservés les corps. Le tableau mural, mis à jour au fur et à mesure des arrivées, indique qu’elles vont y trouver une jeune fille et un bébé. La tutrice s’adresse à Blandine, la main posée sur la poignée de la porte :
« J’ai du travail, j’ai la grande, là, à préparer [à vêtir et coiffer pour la présentation aux proches]… donc il y a un petit de cinq mois [né avant terme, à 5 mois de grossesse]. »
Chez Blandine, l’idée de voir un bébé mort suscite une grande appréhension. Elle n’ose pas le dire, de peur de paraître trop fragile ou incompétente. Cette confrontation, difficile pour tous les agents en formation, l’est doublement pour Blandine, qui a elle-même perdu un bébé il y a plusieurs années.
La tutrice pousse la porte, s’avance vers le brancard sur lequel repose, sous un drap, la jeune fille décédée. Elle perçoit l’hésitation de Blandine, alors elle se tourne vers elle : « Euh oui… est-ce que ça va aller ? » Blandine, dans un filet de voix : « Oui oui » ; Tutrice : « Je veux dire, pour toi ? Puisque le petit… n’a pas respiré » ; Blandine, balbutiante : « Moi, moi… alors moi, mon histoire… » Tous les détails de son histoire personnelle refont surface, d’un seul coup. Et les mots sortent, se précipitent, même, parce que la tutrice se montre prête à les entendre.
Blandine raconte ce moment où elle a senti que son bébé ne bougeait plus dans son ventre, son pressentiment de la mort en elle, le trajet en voiture avec son mari pour se rendre à l’hôpital et s’y entendre dire que le cœur du bébé ne battait plus. Parce qu’elle s’est sentie autorisée à exprimer ces émotions intenses, Blandine a trouvé ensuite la force de porter le couffin dans lequel était placé le bébé et de poursuivre sa journée de travail.
Des mèches de coton à l’intérieur du nez
Durant mon enquête, une autre situation s’est révélée particulièrement éprouvante pour les débutants, le « méchage nasal ». Il s’agit d’introduire dans chaque narine de la personne décédée une mèche de coton. Ce dispositif reste invisible, mais évite tout écoulement de liquide au moment où la personne est présentée à ses proches, dans le cercueil. Carlita, aide-soignante, mariée, trois enfants, observe son tuteur enfiler ses gants en latex et pousser la première mèche d’une main, l’autre appuyée fermement sur le menton de la patiente décédée.
La novice est mal à l’aise. Elle se trouve devant une personne certes décédée, mais peu différente d’une personne endormie, et il lui semble que cette manoeuvre doit lui faire du mal. Carlita pense à voix haute et s’écrie, comme pour se rassurer : « Heureusement qu’elle n’est pas vivante ! » Des rires sont partagés entre la stagiaire et son tuteur. Il prend conscience de la nervosité de Carlita et accompagne le geste technique de paroles explicatives :
« Ben oui, on le ferait pas du vivant, c’est sûr que oui (rires) ; on va en mettre par là, après tu verras – avec l’expérience, comme on dit – tu trouveras facilement les orifices ; voilà, de toute façon, plus tu mettras de temps à préparer un corps, moins t’auras de souci après ».
Plus tard, Carlita me parlera de son respect pour les mille précautions prises par les agents quand ils déplacent ou touchent les corps des patients décédés : « C’est quand même toujours pour la famille, voilà, il faut faire attention ».
En chambre mortuaire, les émotions sont omniprésentes. Elles accompagnent chaque étape de la formation d’un nouvel agent. Les plus intenses sont un signal utile, car elles indiquent au stagiaire qu’il doit consacrer plus de temps et d’énergie à la tâche concernée – les appréhensions étant différentes chez chacun, et difficiles à anticiper. Cependant, mes travaux montrent que si les émotions sont trop fortes, elles peuvent placer le stagiaire dans une forme de sidération, freinant les apprentissages. Les tuteurs les plus habiles amènent le stagiaire à sortir de cet état en s’arrêtant, avec lui, sur son ressenti, quitte à négliger pour un temps l’exécution de la tâche.
Long Pham Quang, Chercheur au Centre de recherche sur la formation, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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