À l’ombre du tapis rouge : à quoi ressemble vraiment la vie d’un juré de festival

22 novembre 2017 08:03 Mis à jour: 21 novembre 2017 22:37

Vous êtes-vous déjà demandé à quoi ressemblait la vie d’un juré de festival de cinéma ? Un tapis rouge, des robes extravagantes, des invités incroyablement distingués, des photo calls… Du glamour pur et simple, n’est-ce pas ?

En réalité, ce n’est pas ça du tout. Mes recherches dans le champ des festivals de cinéma – incluant quelques expériences en tant que jurée – mettent en exergue une dimension méconnue de cette expérience. La décrire comme une tâche hautement pénible peut sembler arrogant, car cela semble un privilège réservé à quelques happy few. Pourtant, être juré de festival n’a rien d’une partie de plaisir.

Le Festival International du Film Documentaire de Yamagata s’est tenu pour la première fois en 1989.. (Author provided)

J’ai eu récemment l’occasion de participer à des jurys aux quatre coins du monde, au sein de festivals très différents – autour des films de femmes, ses courts-métrages, des documentaires et des films de catégorie A. J’ai été jurée au 15e Festival de Yamagata au Japon, un événement bi-annuel réputé qui a eu lieu du 5 au 12 octobre, et qui a acquis une excellente renommée. C’était une expérience gratifiante mais dénuée de tous les clichés habituellement associés au monde des stars et du glamour.

Ce festival n’est pas tourné vers le glamour ; ses organisateurs s’attachent surtout à offrir aux jurés une sélection de films documentaires de qualité. C’est donc un contexte idéal pour tenter de transmettre à quoi ressemble une expérience authentique de juré de festival.

La torture par les films
Être membre d’un jury implique une forte exigence, un travail acharné, et de longues heures de visionnement dans une salle obscure, avec un niveau de concentration maximal. Le seul passe-droit que nous avions était la permission d’apporter des bouteilles d’eau dans la salle où aucune nourriture ni boisson ne sont tolérée.

À l’extérieur, le festival battait son plein, entre apparitions de personnalités, débats et projection d’œuvres épatantes. Mais, en tant que juré, on ne fait pas partie de cette agitation. Impossible de voir les films du programme officiel – nous nous engageons à voir tous les films en compétition. Le plaisir doit être mis entre parenthèses jusqu’à ce que le visionnement obligatoire soit terminé.

Dans les quelques festivals où les programmateurs ont un choix limité concernant les films qu’ils peuvent sélectionner – les meilleurs films étant réservés aux festivals célèbres, qui demandent l’exclusivité –, je me suis souvent prise à comparer la tâche d’un juré à celle d’une « torture par les films ». Même si ce ne fut pas le cas au Festival de Yamagata, près d’un quart du programme était composé de films de plus de trois heures. La lassitude finit par émerger, inévitablement. Ce n’est pas tellement le volume considérable des heures de visionnement – soit un total de 40 heures pour les cinq jours de compétition – mais plutôt l’accumulation d’émotions et l’épuisement perceptif qui subsistent longtemps après l’événement.

Sachant dans quel état se retrouvent les jurés, la plupart des festivals engagent un assistant qui s’occupe de tous les aspects annexes, mais dont la réelle responsabilité consiste à de superviser les membres du jury et de s’assurer qu’ils se trouvent bien dans la salle de projection pendant toute la durée du marathon – jour après jour, film après film.

L’aspect le plus compliqué à gérer, en ce qui me concerne, est le manque de temps. Vous venez de voir un film qui vous a transporté dans un univers différent, qui a soulevé tout un panel de thèmes, d’idées et d’enjeux, et qui a absorbé votre attention pendant une ou trois heures. En temps normal, vous quitteriez la salle, encore immergé dans les pensées, les images, les émotions et les impressions traversant votre esprit.

Pour les jurés, cela marche tout à fait différemment. Un jour, nous avons regardé un film difficile de quatre heures retraçant huit ans de la vie sinueuse d’un groupe d’ouvriers japonais qui avaient été victimes d’empoisonnement à l’amiante (Sennan Asbestos Disaster de Kazuo Hara). Une foule d’enjeux moraux en émanaient et plusieurs histoires déchirantes y étaient racontées. Seulement, la séance suivante était prévue moins de 90 minutes plus tard. Il faut se vider l’esprit avant le film suivant. Et on répète cette liquidation mentale plusieurs fois chaque jour, car chaque film mérite une attention égale.

Construire le consensus
Les membres d’un jury ne sont pas un groupe d’amis qui passent d’un festival à l’autre. En général, les jurys sont composés d’individus avec des parcours et des origines différentes, qui se connaissent très peu entre eux. On se rencontre le premier jour du festival et, après la soirée de clôture, il est probable que nos trajectoires ne se recroisent jamais.

Les jurés délibèrent sur les projets gagnants de cette année. (Author provided)

En quelques jours, nous devons nous accorder sur des sujets qui touchent tous les aspects de nos préférences esthétiques, et mettre à l’épreuve nos principes éthiques et politiques. Pour que l’expérience soit significative, l’interaction au sein du jury doit reposer sur la reconnaissance et le respect de la diversité. Un ego pas trop marqué et un bon sens de l’humour facilitent grandement les échanges.

Le jury du Festival de Yamagata était composé de quatre membres : un réalisateur chilien de documentaires (Ignacio Aguero), un artiste expérimental japonais (Shichiri Kei), un chef opérateur indien reconnu (Ranjan Palit) – et moi-même, une universitaire britannique originaire de Bulgarie. Une femme, trois hommes. Une deuxième femme – Jocelyne Saab, une célèbre documentariste du Liban – était pressentie comme cinquième membre mais elle a annulé sa venue pour cause médicale. Est-ce que nos choix auraient été différents si elle avait été là ? Chacun apporte sa propre expérience, son expertise et sa vision du monde à l’ensemble.

Après quarante heures de visionnement, trois heures de discussion ont été nécessaires pour nous décider sur les cinq documentaires à récompenser. Nous avons procédé par présélections et de classements. En tant que jurés, donner la faveur aux films qui apparaissaient sur la plupart de nos listes a été la chose la plus aisée. Le débat le plus intense était réservé aux films qui n’avaient pas été choisis de façon unanime. Au final, il ne s’agit pas de compromis mais de consensus.

Les valeureux membres du jury du festival de Yamagata. (Author provided)

Rétrospectivement, la tâche de membre du jury me semble un exercice subtil, par la recherche d’un accord entre des personnes issues de différents environnements culturels et sociaux, qui parlent des langues différentes et sont d’âges et de sexes différents. Et même si ce n’est jamais un long fleuve tranquille, chacune de mes expériences de jury renforce ma conviction : là où il y a une volonté, des gens du monde entier peuvent s’engager collectivement de façons sensée et fructueuse – et aider à la diffusion d’un talent méritant auprès de nouveaux publics.


Cet article a été traduit de l’anglais par Mathieu Lericq

Dina Iordanova, Professor of Global CInema and Creative Cultures, University of St Andrews

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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