À l’heure où le recours aux banques alimentaires explose et où la réforme des bourses étudiantes se fait attendre, la précarité de la jeunesse devient un sujet central. Celui-ci a été mis sur le devant de la scène avec la pandémie et les confinements successifs. Les analyses de l’Observatoire de la vie étudiante ont montré la dégradation de la situation économique des étudiantes et étudiants, alors placés à l’écart du marché du travail, et la progression des difficultés psychologiques.
Pour autant, peu de recherches permettent de bien cerner l’étendue de cette précarité et son évolution dans le temps. La mesurer objectivement à partir des ressources dont disposent les jeunes pose de nombreuses difficultés étant données la variété de leurs sources et de leurs formes, à commencer par les aides des familles, versées directement ou indirectement.
Réalisée à l’échelle de l’Université Paris-Nanterre au printemps 2022, l’enquête Conditions de vie étudiantes coordonnée par la mission précarité et santé de l’établissement nous apporte un éclairage de terrain sur l’ampleur de cette précarité et le caractère multidimensionnel du phénomène. Voici les enseignements qu’on peut tirer de près de 2500 réponses – redressées sur critères de bourse, sexe, catégorie socioprofessionnelle des parents, nationalité, série et mention du baccalauréat, niveau d’étude, discipline et formation.
Une précarité qui pèse sur la santé des jeunes
22% des étudiantes et des étudiants interrogés déclarent avoir eu des difficultés financières telles qu’il leur a été impossible de faire face à leurs besoins (alimentation, loyer, EDF…) depuis le début de l’année universitaire. 12% ont des factures impayées ou des retards de paiement. Par conséquent, la place de l’emploi étudiant dans leur vie est cruciale : plus d’un étudiant et d’une étudiante sur deux travaillent en parallèle de ses études (contre 40% à l’échelle nationale selon l’Observatoire de la vie étudiante), et parmi celles et ceux qui travaillent, 61% déclarent que cette activité leur est indispensable pour vivre.
Les difficultés à boucler les fins de mois se répercutent sur d’autres dimensions, à commencer par leur alimentation : depuis la rentrée, 13% déclarent ne pas avoir mangé à leur faim pour des raisons financières et un sur 10 a eu recours à une aide alimentaire (bon CROUS, distribution de colis, banque alimentaire, épicerie sociale et solidaire, e-carte…).
Ces restrictions de budget ont des répercussions aussi sur leur santé : plus d’une personne interrogée sur 10 a renoncé à voir un médecin ou un autre professionnel de santé pour des raisons financières, et respectivement 21% et 41% d’entre elles perçoivent leur état de santé physique et psychologique comme « très mauvais » ou « mauvais », ce qui va de pair avec un sentiment de nervosité intense pour 16%.
Les situations de logement étudiant sont parfois d’une extrême précarité : 1,3% n’ont pas de logement pérenne et sont hébergées gratuitement mais temporairement, parfois contre paiements en nature. Plus généralement, 16% disent rencontrer de grandes difficultés concernant leur logement actuel. Sur l’ensemble de l’échantillon, 25% déclarent des difficultés de logement en lien avec son coût, 23% en lien avec la surface, 5% sur l’accessibilité, 10% sur l’insalubrité et 9% sur le chauffage. Seulement 6% des étudiantes et étudiants de l’université habitent un logement CROUS, quand 72% déclarent ne pas en avoir besoin, preuve du manque criant de logement social étudiant.
Des étudiantes et étudiants étrangers en grande précarité
Pour analyser les profils des étudiantes et étudiants précaires, nous nous appuyons sur un score d’expérience de la précarité étudiante construit selon la méthode proposée par Resosup (2016). Ce score, variant de 0 à 12, combine les différentes dimensions de la précarité mentionnées plus haut (économies, emploi, isolement, renoncement aux soins, expérience de la faim, perception de l’état de santé). Le score moyen s’élève à 2,5 (sur une échelle de 0 à 12), et 20% des étudiants ont un score supérieur ou égal à 5. Cette mesure de la précarité varie selon les situations sociale et résidentielle des étudiantes et étudiants.
La cohabitation avec les parents joue un rôle protecteur. Les étudiants et étudiantes vivant chez leurs parents ont en effet le score de précarité le plus bas. Les plus précaires sont celles et ceux qui n’ont pas de logement pérenne (score de 6,1), ainsi que celles et ceux habitant en résidence collective, en foyer, internat ou logement CROUS, avec un score de 4,2. Les femmes décohabitantes connaissent des niveaux de précarité plus élevés que les hommes.
41% des étudiantes et étudiants étrangers connaissent une situation de grande précarité, avec un score supérieur ou égal à 5, soit deux fois plus élevé que celui des étudiantes et étudiants français. La nationalité étrangère est donc sans conteste un déterminant fort de la précarité, de même que l’origine sociale : les enfants de cadres ont un score deux fois plus faible que ceux d’origine très défavorisée. Les ressources économiques des parents, saisies à travers la bourse, déterminent aussi la vulnérabilité étudiante : les boursières et boursiers font plus souvent l’expérience de la précarité, et en tendance, plus les ressources économiques familiales des étudiantes et étudiants sont faibles (et donc plus les montants des bourses s’élèvent avec l’échelon de bourse), plus les scores de précarité s’élèvent.
Sur le plan scolaire, les étudiantes et étudiants les plus vulnérables étudient dans les formations de langues et sont titulaires d’un équivalent au baccalauréat. Inversement, les étudiantes et étudiants en BUT et DUT et dans une moindre mesure, celles et ceux en première année de licence et de doctorat, ainsi que celles et ceux dans des formations de sciences fondamentales et AES, sont moins précaires. Et chez les étudiantes et étudiants ayant quitté le domicile parental, à caractéristiques sociales contrôlées, celles et ceux des filières de langues, sciences humaines et Staps font partie des plus précaires.
Des aides institutionnelles méconnues et insuffisantes
La bourse permet-elle de réduire les inégalités étudiantes devant la précarité ? Et qu’en est-il des autres aides institutionnelles, comme le lien avec les assistantes sociales du Crous, l’accès à un logement Crous ou une aide alimentaire ? Pour y répondre, nous utilisons des méthodes d’analyse qui permettent d’isoler différents facteurs participant de la précarité chez les étudiants et étudiantes décohabitants, lesquelles font davantage l’expérience de la précarité que les autres.
Notre enquête montre que ces aides sont efficaces, dans la mesure où elles réduisent les inégalités sociales, mais très insuffisantes à plusieurs égards. Les plus précaires restent, après redistribution via les aides, les plus précaires, ce qui traduit l’insuffisance des montants versés pour la bourse et la faiblesse des moyens mis en œuvre dans la lutte contre la précarité plus largement.
Les modèles soulignent en outre les biais de méconnaissance des dispositifs dans l’accès aux aides. Par exemple, un tiers des étudiantes et étudiants étrangers déclarent qu’ils ou elles auraient eu besoin d’une aide mais ne savaient pas qu’ils ou elles pouvaient en faire la demande. C’est le cas d’un dixième des étudiantes et étudiants de nationalité française.
De plus, outre l’épreuve de la précarité, les bénéficiaires des aides peuvent faire l’expérience du stigmate associé, qui accroît peut-être la perception de la précarité vécue ou la capacité à la dire. De fait, l’expérience vécue aux guichets lors des démarches administratives est souvent difficile pour les demandeurs et demandeuses. Et quand ils et elles obtiennent les aides, les bénéficiaires sont alors étiquetés comme tels, pas toujours avec une image positive, ce qui peut augmenter leur identification à une population précaire.
Une enquête qualitative qui débute pourra permettre de mieux appréhender ces expériences de précarité et de sollicitation d’aides, en les replaçant dans des trajectoires longues.
Cet article a été écrit avec l’appui de la mission Précarité et santé des étudiant·e·s de l’université Paris-Nanterre.
Article écrit par Fanny Bugeja, MCF en sociologie à l’Université Paris Nanterre, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Leila Frouillou, Maîtresse de conférences en sociologie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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