«Admettre la vente d’organes, c’est revenir à la loi de la jungle»

4 octobre 2013 15:35 Mis à jour: 29 octobre 2017 15:42

Rafael Matesanz, directeur de la Organización Nacional de Trasplante (ONT), décrit en détail et sans fard la lutte difficile contre le trafic d’organe et le tourisme de transplantation dans le monde

MADRID, Espagne – Les médias ont commencé à rapporter une réalité horrible dépassant toutes les histoires d’épouvante, il y a maintenant deux décennies. Désormais le père fouettard vous supprimerait également un rein gauche en vous abandonnant dans une benne à ordures. Bien que certains cas aient été reconnus en Europe, le phénomène a commencé à croître dans les pays où le contrôle de l’Etat est beaucoup plus négligent, ou lorsque l’État lui-même s’est directement impliqué dans le commerce lucratif généré par ces atrocités.

Cependant comme l’aura affirmé le directeur de l’ONT, il n’y a pas de vendeur sans acheteur. Et la plupart des acheteurs viennent précisément des pays où les contrôles sur le trafic d’organe sont renforcés, conduisant à un phénomène que l’on connaît sous le nom de «tourisme de transplantation».

Il y a un peu plus d’une décennie que ce terme a commencé à être largement utilisé. À cette époque, de nombreux hôpitaux en Chine offraient sur leurs sites Web, en anglais, la possibilité d’obtenir un organe vital en moins d’une semaine pour des prix allant de 50.000 $US  et 150.000 $US (40.000 € à 110.000 €), et le flux de touristes à la recherche d’un organe a augmenté de façon exponentielle en Chine.

Toutefois, ce n’est qu’il y quelques années à peine que ce crime contre l’humanité a commencé à prendre de l’importance au sein des instances internationales des droits de l’homme. Au Conseil des droits de l’homme des Nations unies qui s’est tenu récemment à Genève, diverses ONG ont attiré l’attention sur le prélèvement d’organes pratiqué sur les pratiquants de Falun Gong en Chine. Le Falun Gong est une ancienne pratique de méditation qui est brutalement persécutée par le régime de Pékin depuis 1999.

Pour plus de précisions,  les délégués chinois ont essayé de réprimer les déclarations d’une ONG, au cours des différentes sessions du Conseil, obtenant finalement l’effet inverse en faisant de cette question la plus discutée parmi les délégations des différents pays.

Aucun Espagnol ne semble être surpris lorsque l’Espagne, d’année en année, est considérée comme le numéro 1 mondial du don d’organes. Beaucoup savent déjà que la clé du succès repose sur un système de donation bien organisé mis en place par l’ONT, dont de plus en plus de pays dans le monde essayent de tirer des enseignements. Toutefois, ceux qui savent que l’Espagne est également le leader mondial dans la lutte contre le tourisme de transplantation et le trafic d’organe pourraient être moins nombreux.

Depuis 2010, l’Espagne est le seul pays au monde qui punit ceux qui obtiennent un organe tout en connaissant son origine illicite. Mais elle punit aussi ceux qui font la promotion ou la publicité d’une manière quelconque pour se procurer ce type d’organes, les peines allant de 3 à 12 ans de prison. L’ONT, par le biais de son directeur, Rafael Matesanz, promeut activement la réforme du code pénal espagnol, qui est une percée sans précédent dans la prévention contre le tourisme de la transplantation.

Epoch Times: M. Matesanz, pourriez-vous nous expliquer comment la réforme du code pénal en 2010 concernant le trafic d’organe a vu le jour?

Rafael Matesanz: En ce qui concerne cette question, je dois dire que c’est une idée que j’ai gardée en moi pendant vingt ans. La question du trafic d’organe dans le monde est quelque chose dont se préoccupent toutes les organisations internationales et tous les pays développés. Mais les États- Unis, Israël, le Japon ou l’Union européenne, qui sont vraiment les acheteurs de ces organes, n’ont pas réellement agi.

J’avais proposé cela à l’Espagne dans les années 1990, et j’ai même eu l’occasion de m’exprimer lors du Conseil européen, mais avec un impact sans réelle importance. Le véritable élément déclencheur de cette réforme fut très précisément l’apparition dans les médias d’un reportage concernant l’achat d’un foie en Chine. Cet article a eu un grand impact, entre autres choses: dû, je pense, au fait que cela a été le meilleur reportage montrant la manière dont un citoyen se rendait en Chine pour acheter un organe. À ce moment, je me suis entretenu avec le ministre de la Santé de l’époque, Trinidad Jiménez, et nous avons saisi l’occasion pour présenter quelque chose d’unique dans le monde: faisant en sorte qu’un Espagnol se rendant à l’étranger pour acheter un organe aurait alors à faire face à sa responsabilité. Cette situation n’est apparue dans aucun autre pays dans le monde et a suscité beaucoup d’intérêt ces derniers temps dans les forums internationaux. Car nombreux sont les professionnels qui pensent que c’est la bonne façon de faire. Il ne s’agit pas vraiment de punir qui que ce soit, il s’agit de prévenir.

ET: Vous avez participé activement à l’élaboration d’une directive européenne sur la transplantation des organes en 2010, quelles étaient les chances que la réforme espagnole se répande à toute l’UE.

RM: Ce n’était pas possible parce que la compétence de l’UE pour aller dans ce sens n’est pas suffisante. Donc ce n’était vraiment pas possible, même si nous avions essayé. Cela doit être fait par chaque pays dans le cadre de son propre champ de compétence. Il y a un certain nombre d’instruments internationaux qui seraient très positifs pour le développement de cette initiative espagnole. Par exemple, il existe une convention du Conseil européen sur le trafic d’organe, qui en est à sa dernière étape et nous espérons qu’elle sera signée cette année ou l’année prochaine. Selon la version définitive du texte et selon les pays qui y souscriront: oui, ce sera un outil très important.

ET: Vous pensez donc que l’OMS ou que l’UE pourrait permettre la promotion de ces changements comme dans le code pénal espagnol?

RM: Lorsque vous expliquez cette question et la position de l’Espagne, les gens comprennent. Mais quand il s’agit de le faire, les  chirurgiens, les équipes de transplantation, les personnes responsables en la matière… Cela me surprend parfois qu’ils soient d’accord avec les gens pour aller à la recherche d’un organe. Le fait de soutenir le pauvre malade qui va acheter un organe là-bas est une chose que je ne comprends pas. Mais le fait est que dans les forums internationaux, j’ai discuté de cette question, et j’ai découvert que ce qui ralentit finalement vraiment les pays pour faire des changements dans ce sens, c’est que les professionnels, ceux qui sont réellement les conseillers en matière de transplantation, semblent être en accord avec la situation réelle.

Il me semble qu’en ce qui concerne le tourisme international de transplantation, il y a un double, voire un triple langage, et je trouve cela très déprimant. Espérons que l’Occident va vraiment dépasser cet état et l’interdire.

ET: Peut-être faudrait-il au moins une certaine coordination au niveau européen, afin d’empêcher le citoyen espagnol de contourner le système de son pays pour se faire soigner à l’étranger.

RM: Je pense à ce sujet qu’aucune mesure ne peut être prise du jour au lendemain. Le problème du trafic d’organe et du tourisme de transplantation, ou comment vous voudrez l’appeler, c’est qu’il s’agit d’un phénomène qui est globalement le résultat d’une disproportion. Selon les dernières données que nous avons de la Société de Transplantation (TTS) en 2011, il y aurait eu 112.000 greffes d’organes à travers le monde. En extrapolant la liste d’attente en Espagne, qui est très courte, comparée aux autres pays, on peut estimer que chaque année, plus d’un million de personnes ont besoin d’un organe. Ce sera probablement juste une estimation approximative. Certains estiment qu’il existe déjà un million de demandeurs en Chine seulement. Ensuite, nous constatons que, au mieux, seulement une de ces personnes sur dix reçoit un organe. Eh bien, si c’est le cas, il y a une partie du monde qui est riche et une autre partie du monde qui est pauvre, donc c’est un terreau idéal pour le trafic d’organe. Et c’est incontrôlable, à moins que les pays s’engagent sérieusement. Pourquoi? Parce qu’admettre la vente d’organes c’est revenir à la loi de la jungle. Même s’il y a des gens, ou même un mouvement aux États-Unis qui fonctionne fortement visant à défendre la vente réglementée des organes, je l’ai toujours dit, à mon avis, il faut appliquer la «tolérance zéro avec le trafic d’organe». Je pense que c’est une forme de dépravation pour l’être humain à des niveaux tout à fait inacceptables.

ET: En parlant de la Chine, quelle est votre impression concernant la situation du trafic d’organe là-bas?

RM: Je pense que ce terme est bien le qualificatif exact, une «impression». Il est vraiment difficile de savoir ce qui se passe là-bas. Entre autres choses, les dernières données que nous avons de Chine concernent l’année 2010. En 2011, la Chine n’a plus rien fourni, de même en 2012. Et la vérité est que je ne sais pas pourquoi. Parce que nous leur demandons juste l’activité qu’ils enregistrent, nous ne demandons pas la source des organes. Mais cela reste très opaque, et je pense que ce fait ne fait pas de bien au gouvernement chinois.

Au cours des dernières années, la Chine a fait deux choses: la première a été de s’engager à réduire le nombre d’organes prélevés sur des prisonniers exécutés, et la seconde de mettre beaucoup de contraintes pour les étrangers qui veulent s’y rendre pour une transplantation. Il y a encore deux choses en plus qu’elle a faites: premièrement, établir un registre de donneurs pour les gens qui veulent faire don de leurs organes, bien que je pense que c’est plus pour le paraître qu’autre chose, mais au moins c’est quelque chose. Deuxièmement, elle a mis en place un système de distribution d’organes, car il n’existait pas de système national auparavant.

Donc, l’impression au niveau international, l’impression qu’a l’OMS, c’est qu’il y a un progrès en la matière. Mais ce progrès est plus lent que prévu. Et l’impression que j’ai, c’est que le gouvernement central chinois va et fait paraître aller vers une réduction de ce problème. Mais ce qui se passe réellement dans un hôpital dans une région perdue de la Chine n’est pas bien contrôlé.

ET: Quelles mesures prend l’ONT contre le tourisme de transplantation?

RM: Nous avons effectué toutes sortes de coopération avec les institutions internationales sur cette question depuis de nombreuses années. En fait, en 2010 nous avons déposé aux Nations unies un rapport, de la part du Conseil de l’Europe, qui dans les faits a été rédigé à 90% par nos soins et nous avons mené tous les travaux du Conseil de l’Europe.

D’autres initiatives, plus orientées juridiquement, dans lesquelles nous avons participé au niveau technique ont été mises en place avec l’OMS, le Conseil de l’Europe, l’OPS en Amérique latine, puis avec la Société de transplantation  En fait, le Prix Prince des Asturies que nous  avons obtenu nous a été décerné pour cela, pour notre coopération internationale dans la lutte contre le trafic d’organe. Là nous avons investi beaucoup de temps et d’efforts.

Dans la lutte contre le trafic d’organe, je pense qu’il y a deux aspects. Premièrement, il faut essayer de compenser cette disproportion. S’il s’avère que cela se produit c’est parce que la relation entre l’offre et la demande est de 1 pour 10, par la suite nous allons essayer d’augmenter l’offre de sorte que la disparité diminue. Deuxièmement il faut aider les pays à développer des actions, ceci a toujours lieu dans des États «faibles».

Parfois, je voudrais que tout bouge beaucoup plus rapidement, mais je pense que nous avons accompli des choses durant les dix à quinze dernières années. Il y a au moins une prise de conscience globale, qu’il faut en quelque sorte stopper cela. Le gouvernement chinois se sent un peu bloqué en termes d’opinion publique mondiale, sur le fait  qu’il ne peut pas continuer à faire de telles choses.

ET: C’est précisément en Chine, selon le rapport alléguant des prélèvements d’organes sur des pratiquants de Falun Gong, écrit par David Kilgour et David Matas, en 2006, qu’entre 2000 et 2006, on comptait plus de 44.000 transplantations d’organes d’origine inconnue…

Le problème est contrôlé par le fait de connaître l’origine et la destination de tous les organes. Cette d’information relative aux produits pharmaceutiques, qui les a fabriqué, par où cela passe et où cela aboutit, est essentielle concernant les organes. Mais si un pays fait défaut à cet égard, il ne peut pas dire qu’il a contrôlé la question. En Chine, nous commençons par ne pas réellement  savoir combien d’organes sont transplantés. Il y a des pays où il est clair que le contrôle a été effectué et d’autres où aucun n’a été effectué. Mais je pense que le chemin vers la normalisation c’est la transparence, sans transparence, c’est impossible.

Version originale.

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