FIN DE VIE

Aide à mourir : l’expérience du Québec, champion mondial de l’euthanasie

avril 30, 2024 18:53, Last Updated: juin 3, 2024 22:39
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Légalisée depuis décembre 2015 au Québec, l’euthanasie y est appelée « aide médicale à mourir ». En l’espace de neuf ans, un certain nombre de critères d’admissibilité ont été ajoutés, avec une évolution des chiffres vertigineuse. En 2023, ce sont 7,3% de tous les décès du Québec qui y sont attribuables — jusqu’à près de 10% dans certaines régions. Ce territoire est devenu le champion du monde dans ce domaine, passant même devant ses précurseurs comme les Pays-Bas et la Belgique.

Le sujet de l’euthanasie est un sujet extrêmement complexe. Trop souvent présenté noir ou blanc, il est en fait composé de multiples nuances de gris. Alors qu’une loi sur « l’aide à mourir » est en train de se préparer en France, nous avons voulu nous pencher spécifiquement sur l’expérience du Québec et son historique dans le premier article d’une série.

Au fil des articles, nous réfléchirons sur différents aspects impliqués par ce sujet controversé en compagnie du professeur de philosophie québécois Louis-André Richard, qui se penche sur la question de la fin de vie depuis une vingtaine d’années et a participé à la consultation publique du Québec en 2010. Il partage ici avec nous son expérience et ses observations pendant ce processus et quelques réflexions sur l’évolution de « l’aide médicale à mourir » (AMM) au Québec.

Ses travaux reposent sur l’observation de terrain tout en s’ancrant profondément dans la lecture de grandes œuvres philosophiques — Platon, Aristote, Saint Augustin ou Alexis de Tocqueville. Il a entre autres écrit sur le thème de la fin de vie une thèse de doctorat qui a reçu en 2016 le prix d’auteur pour l’édition savante du Conseil canadien de recherches en sciences humaines. Cette thèse a été publiée aux éditions Hermann sous le titre La Cigogne de Minerve. Philosophie, culture palliative et société.

Les prémices en 2005

En 2005, le gouvernement québécois commence à préparer le terrain à une consultation publique, avec l’intention de créer une commission publique sur « le droit de mourir dans la dignité ». C’est également à cette époque que le directeur de la maison Michel-Sarrazin — l’équivalent de la maison Jeanne Garnier à Paris — a proposé à son ami Louis-André Richard de rejoindre les comités d’éthique de l’établissement de soins palliatifs, ce qui lui a permis, en tant que bénévole, d’observer la vie des médecins et des patients.

Le libellé « droit de mourir dans la dignité » a fait réagir tous les experts. « Tout le monde était unanime chez les experts, on ne devait pas appeler ça le droit de mourir dans la dignité », se souvient le professeur de philosophie. D’un côté, mourir est un fait inéluctable, de l’autre, on peut s’interroger sur les conditions de la dignité, mais présenter la mort comme un droit allait simplement mener à une loi qui allait honorer ce droit, souligne-t-il. « C’est biaiser le débat. »

Le libellé de la commission a donc été changé pour « mourir dans la dignité », en enlevant du titre la notion de droit.

L’euthanasie illégale au Canada jusqu’en 2016

À cette époque, le droit fédéral canadien interdisait formellement l’euthanasie. Celle-ci était illégale et considérée comme un meurtre. « C’est là que les avocats sont rentrés en ligne de compte : si on voulait faire une loi qui autorisait l’euthanasie au Québec, il fallait éviter d’utiliser le mot euthanasie », explique le philosophe. C’est ainsi qu’a été créé le terme d’ « aide médicale à mourir » afin d’éviter le porte-à-faux avec la réglementation fédérale. « Vous noterez que dans l’évolution, la loi fédérale s’est ajustée à notre concept. La loi fédérale parle désormais d’aide médicale à mourir. »

« On a vendu le concept d’aide active à mourir chez vous, les Français. C’est une récupération de notre concept qui, du point de vue du public, est plus facile à avaler que de parler d’euthanasie », remarque l’auteur au sujet du choix de mots repris par Emmanuel Macron. Ce vocabulaire fait d’ailleurs école un peu partout sur la planète, note-t-il.

2010 : la commission publique

Les mêmes concepts opposaient les partisans aux opposants de l’euthanasie lors de cette commission publique. « Les uns comme les autres se réclamaient du respect de la dignité et du respect de l’autonomie », se souvient avoir remarqué M. Richard. Il a eu besoin de comprendre d’où venait cette opposition au nom de ces mêmes concepts et de se pencher sérieusement sur la question, ce qui a donné lieu à sa thèse de doctorat de philosophie éthique et politique.

« Le processus de consultation a été qualifié avec raison d’un processus exemplaire en termes du nombre de participants concernés », se réjouit l’auteur. Sur les nombreux mémoires déposés auprès des parlementaires, quand on faisait le décompte, « on arrivait à un score de 59% des gens qui disaient non », que ce soient des médecins, des infirmières ou des gens de la population en général.

« J’avais fait remarquer à la ministre, madame Hivon à l’époque, qui était ministre du Parti québécois, un parti indépendantiste au Québec, que si le résultat d’un référendum sur l’indépendance nationale était arrivé à un score de 59 %, nous serions dans une nation indépendante (…). Je savais que je touchais une fibre très sensible. Elle m’a souri et m’a dit : ‘Vous savez, vous avez raison, mais dans un exercice comme celui-là, on ne peut pas prendre une décision en considérant le chiffre brut des résultats de la participation globale. »

Louis-André Richard lui a répondu : « Très bien, je suis là aussi d’accord avec vous, alors la question que je vous pose maintenant, c’est : qu’est-ce qui doit nuancer ce résultat pour que vous en arriviez à une prise de position contraire à ce qui est exprimé par la majorité ? »

La ministre a invoqué l’avis des ordres professionnels tels que celui du Collège des médecins ou le Barreau du Québec. « On est allé dans le sens de la loi parce qu’on a choisi, parmi tous ceux qui ont émis des opinions, les opinions que l’on considérait autorisées pour nous aider à prendre la décision », a-t-elle expliqué au docteur en philosophie.

L’opinion dominante au sein de la Commission était contre l’euthanasie. Du côté des acteurs des soins palliatifs — médecins, infirmières et psychologues — ils étaient encore plus nombreux à se positionner contre la loi, à au moins 95%, souligne M. Richard. Pour lui, ces professionnels représentent l’autorité que l’on aurait dû écouter sur le sujet.

Selon le philosophe, l’avis de 75% des médecins n’a pas de valeur dans le domaine de la fin de vie parce qu’ils ne sont pas concernés par le sujet dans leur pratique médicale quotidienne. Un rhumatologue par exemple n’est pas confronté aux questions de fin de vie. Quant aux avocats, leur expertise est d’établir des lois, mais leur opinion concernant la teneur de celles-ci n’a pas plus de valeur que celle de n’importe quel autre citoyen.

Ce choix est donc « une erreur flagrante » et « un choix politique douteux ». « Vous avez choisi délibérément d’écouter ceux qui faisaient votre affaire au détriment de ceux qui n’allaient pas dans le sens de ce que vous dites. Ça, c’est de l’idéologie », a-t-il rétorqué à la ministre.

La loi 2 et ses élargissements

Après la consultation publique, la loi 2 concernant les soins de fin de vie a été sanctionnée le 5 juin 2014. Elle est ensuite entrée en application le 10 décembre 2015. L’ « aide médicale à mourir » est seulement une partie de cette loi qui encadre également les soins palliatifs comme la sédation palliative continue. Nous nous pencherons sur ce sujet dans un autre article.

Au cours du débat québécois, un fait a particulièrement étonné Louis-André Richard : « Les parlementaires, tous des gens très gentils, bien intentionnés, ne connaissaient rien à la dynamique de cette réalité-là au moment où on leur demandait de se prononcer dessus. »

Alors que les journalistes du Québec se réjouissaient de cet exercice formidable, pendant lequel tous les parlementaires se tenaient main dans la main, le professeur de philosophie a demandé à la ministre comment elle avait présenté le sujet à ses députés. « Elle m’a dit ‘vous savez, ils sont libres de voter comme ils veulent. Sauf que le jour du vote, s’ils ne sont pas d’accord avec moi, ils ne doivent pas se présenter’. »

Au départ, la loi était faite pour quelques exceptions, des personnes en fin de vie dont le pronostic d’une mort naturelle proche était prévisible. Au fil des années, les critères se sont élargis en même temps que le nombre de personnes ayant recours à l’AMM a augmenté de manière fulgurante.  Selon les données de 2023, 5686 personnes y ont eu recours au Québec pendant l’année, soit 7,3 % du nombre de décès dans la province. Dans le Bas-Saint-Laurent, une hausse de 48 % a été enregistrée entre le 1er avril 2022 et le 31 mars 2023, ce qui représente 9,7 % des décès de la région, rapportait Radio Canada en février 2024.

Le premier critère de la loi sur les soins de fin de vie à être retiré en 2020 concerne le fait d’être en fin de vie et d’avoir un pronostic de « mort naturelle prévisible ». Cela a ouvert la porte aux personnes souffrant de maladies chroniques. Par la suite, le projet de loi 11, adopté par l’Assemblée nationale en juin 2023, a prévu plusieurs élargissements successifs, certains déjà mis en place, d’autres à venir (voir le tableau de l’historique de l’AMM au Québec en haut de l’article).

« C’est une loi qui va devenir de plus en plus extensive, alors qu’au point de départ, c’était réservé aux malades. Généralement, ce sont des malades en fin de vie, pris du cancer. Il leur reste un pronostic vital de quelques jours, quelques semaines », remarque Louis-André Richard. « On a vu élargir l’offre aux maladies chroniques, et récemment à la maladie mentale. »

En ce qui concerne la maladie mentale, l’application de cet élargissement de la loi a été retardé jusqu’en 2027. « Je n’ai pas de doute sur le fait que ça va être entériné », assure le professeur de philosophie, ajoutant que ce critère est particulièrement difficile à évaluer. « Un malade mental peut être très déprimé le lundi, puis de bonne humeur le mercredi. S’il part le lundi, il n’est pas là le mercredi », explique-t-il. Heureusement, se réjouit-il, le délai avant la mise en place de ce nouveau volet va permettre de prendre certaines précautions. « Il y a certains psychiatres qui se rendent compte de l’inconvénient que cela peut comporter. »

Avec tous ces élargissements, Louis-André Richard se demande si un jour, l’ euthanasie ne sera pas accessible à tout un chacun, comme par exemple à une personne tout simplement déprimée. « L’ultime réclamation, c’est pour quand ? »

Fulgurance de l’évolution des chiffres

« Il faut se préoccuper, particulièrement au Québec, de la fulgurance de l’évolution du nombre de cas », insiste l’auteur. Selon lui, les chiffres vont finir par se stabiliser, peut-être même réduire, mais « à très, très, très long terme ».

« Je nourris l’idée que, dans l’histoire, le mouvement de balancier est toujours assez similaire. Là, on est dans une période exubérante et l’exubérance n’est pas terminée. À mon avis, cela va continuer d’augmenter à la faveur de l’élargissement de l’offre, alors je ne sais pas jusqu’où, puis à quel rythme l’offre va s’élargir, mais comme c’est parti, ça devrait être assez rapide. »

Le philosophe voit deux causes à ces hausses fulgurantes de recours à l’euthanasie au Québec : d’une part l’offre qui s’élargit, d’autre part la manière dont l’individu perçoit sa place dans le monde. « Si on a moins envie de vivre en général, on va être plus enclin à demander à partir plus vite », remarque-t-il.

M. Richard illustre cela par deux exemples distincts. Le premier concerne l’une de ses bonnes connaissances, membre de l’Académie française. « Il est très malade et cela ne l’empêche pas d’être un grand penseur de notre génération », assure-t-il. L’autre exemple qu’il cite est celui de Stephen Hawkins, qui a mordu dans la vie jusqu’au bout et a fait de grandes contributions à la science alors même qu’il était totalement prisonnier de son corps pendant la majorité de sa vie.

« Vous ne demandez pas l’euthanasie quand vous trouvez la vie intéressante malgré des entraves comme cette maladie-là ou d’autres », commente le Québécois.

Concernant l’élargissement de l’offre, le docteur en philosophie a été choqué de voir qu’en France, le président de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité parlait déjà, dans un article du Monde publié le 10 avril 2024, de l’importance d’élargir l’euthanasie à davantage de bénéficiaires. Cela alors même que le projet de loi n’était pas encore présenté.

« C’est hallucinant du point de vue du Québec de voir qu’il y a une vitesse, et surtout de quelle manière très similaire les choses sont présentées aux citoyens, au gouvernement, dans l’idée d’élargir déjà cette offre au plus grand nombre », constate Louis-André Richard.

Deuxième article de la série : Euthanasie, aide à mourir, soin… l’importance du choix des mots et la confusion que cela entraine dans le public

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