Le 17 mars 2023 est célébrée la première journée nationale consacrée aux 570.000 aides à domicile, professionnels du soin et de l’accompagnement impliqués au quotidien auprès de personnes qui les accueillent dans leur « chez soi ». Leur mission relève d’un engagement méconnu, tant dans sa valeur que dans ses enjeux.
Il porte en effet une exigence d’éthique en termes de responsabilités assumées au service de personnes vulnérables dans la maladie, le handicap ou le vieillissement dans le contexte plus ou moins adapté du domicile. Il est nécessaire d’en saisir le caractère particulier du point de vue des compétences mobilisées et de l’esprit de sollicitude qui anime ces intervenants dans le cadre d’un rapport singulier, souvent solitaire, différent du travail en équipe au sein d’un établissement.
Cette affirmation d’une présence vigilante de la cité est incarnée par ces professionnels qui bénéficient trop rarement d’une juste considération et de conditions d’exercice tenant compte de la complexité de leurs missions.
Dans un document du 21 mars 2022, le ministère du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion évoque « les métiers du soin et de l’accompagnement tournés vers l’autre » :
« Altruisme, solidarité, engagement, soutien, proximité sont autant de valeurs attachées à ces professions. Très estimés par les Français, indispensables à notre système de protection sociale, ces métiers “ont du sens”, à la fois pour le professionnel qui l’exerce, pour la personne dont il prend soin et pour chacune et chacun d’entre nous. »
C’est toute la signification de cet hommage public : une reconnaissance de la valeur humaine et de l’importance sociale de cet exercice. La réflexion éthique appliquée aux réalités du domicile doit être menée avec la hauteur que demandent le « virage ambulatoire » en cours, l’approche novatrice du dispositif de l’« Ehpad au domicile » mais aussi la forte exigence des personnes qui souhaitent éviter les lieux collectifs pour vivre dans un environnement familier.
Dossier ? | 17 mars 2023 : Journée nationale des aides à domicile ⤵#AidesADomicile
— Ministère des Solidarités (@Solidarite_gouv) March 14, 2023
Les chiffres clés de l’aide à l’autonomie présentés en 2022 par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) présentent une approche globale détaillée des besoins et de l’offre à domicile et en établissement.
S’interroger sur les enjeux éthiques du soin au domicile
Lors de la rédaction en 2016 du préambule de la Charte éthique & relation de soin au domicile, je reprenais les points retenus après concertation avec des professionnels et des membres d’associations représentatifs de l’intervention soignante hors des murs d’une institution médicale ou médico-sociale.
Nous observions alors que le « chez-soi » est l’espace de l’intime, marqueur d’une histoire de vie, constitutif d’une identité. Il a également une fonction protectrice, d’autant plus essentielle lorsque les fragilités sont accentuées par toute sorte de dépendances. Y intervenir dans le contexte délicat de la maladie impose donc de ne pas transgresser des rythmes et un ordre établis, d’adopter une position retenue, discrète. Le domicile relève de la sphère privée garantie par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. » Il convient d’y respecter l’intégrité de la personne, ses secrets.
À domicile, la personne malade peut être seule ou bénéficier du soutien de proches et de réseaux relationnels préservés. Chaque situation nécessite une démarche personnalisée, adaptée, tenant compte du contexte – soumis aux évolutions d’une aggravation, voire d’une séparation ou d’un deuil qui peuvent imposer des décisions dans l’urgence. La relation de soin renforce alors les exigences du « colloque singulier », construit dans la confiance. La proximité doit concilier l’attention à l’autre, le respect de son autonomie et l’exigence d’une « juste présence », expression de la prévenance qui rassure sans qu’il y ait confusion : malgré sa proximité, un auxiliaire n’est pas membre de la famille.
Comment intervenir avec justesse et retenue, parvenir au respect réciproque des droits et devoirs de chacun ? Comment tenir compte de « l’aidant naturel », le proche, qui parfois vit difficilement cette présence quotidienne d’un tiers qui imposerait ses règles et, faute de vigilance, donnerait à penser qu’il outrepasse sa mission ? Les rôles de « l’ aimant » et de « l’aidant », selon la formule de Catherine Ollivet, sont distincts.
Le soin de la personne malade à son domicile se développe du fait des évolutions des pratiques médicales, de l’avantage à limiter les périodes de séjour dans un établissement hospitalier et à favoriser l’autonomie de la personne affectée de maladies chroniques. L’hospitalisation à domicile (HAD) associe avec une même exigence l’ensemble des intervenants au service de cette dernière et de ses proches. Mais ce projet de soin hors les murs d’un établissement a pour limite la compatibilité du domicile avec les contraintes d’un suivi médicalisé et la capacité de professionnels à maintenir la continuité d’un accompagnement compétent. En 2021, 158.000 personnes ont été suivies en HAD.
Les droits de la personne malade à son domicile ne semblent cependant pas mobiliser autant que ceux de celle hospitalisée ou en établissement encadrés par nombre de chartes : ce qui ne manque pas d’interroger sur un déficit de principes et de règles claires. D’autant que le domicile peut-être un huis clos, un lieu exposé aux risques d’exactions et de maltraitances. Pour le professionnel qui les soupçonne ou en est le témoin, selon quels critères les signaler ? Évaluer les conséquences pour la personne de ce qui apparaîtra comme une dénonciation est complexe. La plus forte crainte de cette dernière n’est-elle pas de devoir quitter un domicile – même inconfortable et inhospitalier ?
Certains principes s’imposent comme cadre d’une éthique de l’intervention au domicile :
– Le respect de la personne, de son histoire, de sa singularité, de son intimité, de ses préférences et de ses choix, mais aussi le souci de sa protection, de la sauvegarde de ses intérêts ;
– une exigence de confidentialité, de discrétion, de neutralité et de non-jugement ;
– une exigence de cohérence, de compétence et de concertation dans la mise en œuvre du dispositif d’intervention ;
– le respect des professionnels intervenant dans un cadre et avec des objectifs précis, bénéficiant d’une formation, de soutiens et de moyens adaptés ;
– la possibilité de recours à un réseau de compétences pour l’arbitrage des décisions complexes, notamment lorsque le domicile n’est plus adéquat à la qualité ou à la continuité d’un soin ou d’un accompagnement.
Cette démarche doit tenir compte de l’évolution possible des circonstances, d’une capacité de vigilance et d’anticipation des situations de crise, de dilemmes en privilégiant le choix de la personne, son intérêt direct dans le cadre d’un arbitrage collégial.
Les difficultés propres des soins à domicile
Le « retour au domicile » est souvent l’attente la plus pressante de la personne malade – retrouver son « chez soi », ses repères et le bien-être d’un cadre de vie insoumis aux contraintes de l’organisation d’un établissement. Encore est-il nécessaire qu’elle y dispose d’un contexte favorable.
Ce n’est pas toujours le cas. Les présences humaines, l’environnement social et la capacité d’une chaîne de soin continue, déterminent le recours à cette alternative à l’hospitalisation ou à la vie en établissement spécialisé.
Nos réponses ne sont pas à la hauteur des besoins et des attentes, tant d’un point de vue organisationnel qu’en termes de financement : la difficulté à bénéficier des prestations d’un réseau d’aide à domicile ainsi que le poids économique du « reste à charge » accentuent le sentiment de précarité et altèrent les conditions de vie au quotidien. Des dispositifs compensatoires sont toutefois accessibles à destination des personnes dont les ressources « sont les plus faibles ».
Les contraintes inhérentes au suivi de certaines maladies aboutissent à ce que l’espace de vie se médicalise, de telle sorte que le domicile perd son identité pour ressembler à une dépendance de l’hôpital. La sphère privée se voit annexée par la succession d’interventions quotidiennes relevant de règles loin du rythme de vie de la personne. Comment la respecter dans son intimité lorsque le va-et-vient selon des logiques qui échappent à toute maîtrise la soumet à des décisions indifférentes à ses attentes essentielles ?
Les professionnels sont accueillis par la personne malade et la rencontrent dans son espace privé. Ce partage dans le contexte de l’intime modifie la nature de la relation de soin.
Cinq questions permettent de synthétiser nombre d’enjeux :
– Quels engagements réciproques, dans le cadre d’une alliance thérapeutique et soignante, contribuent à instaurer une relation de confiance avec des professionnels dont on accepte, par nécessité, qu’ils interviennent dans la sphère privée, parfois sur une longue durée ?
– Quelle autorité peut exercer la personne, souvent vulnérable, sur l’intervenant qui parfois déroge aux règles imparties à sa mission sans qu’un contrôle réel soit effectué sur ses prestations ?
– De quelle manière préserver la confidentialité alors que de multiples professionnels aux statuts différents partagent des informations sensibles et sont amenés à déterminer des stratégies – parfois par défaut, du fait de carences dans la coordination – trop souvent sans y associer la personne ?
– De quelles limitations convenir, afin d’éviter le sentiment d’envahissement, accentuant les vulnérabilités et dépendances de la personne, de sa faculté de décider chez elle de ce à quoi elle aspire pour elle et par respect de ses proches ?
– Cet espace protecteur qu’est le domicile ne se trouve-t-il pas destitué de son caractère propre, de ce qu’il représente de personnel et de précieux ?
Comment anticiper et respecter la volonté propre de la personne ?
Pour les professionnels du domicile, le défi est d’assurer cohérence et continuité du projet de soin, de situer la personne malade au centre des décisions alors que nombre d’injonctions parfois contradictoires doivent être conciliées dans un cadre d’intervention doté de moyens parfois dégradés.
Dans un contexte où prévalent impératif temps et rentabilité, les prestations peuvent être réduites « à l’essentiel », au détriment de la qualité relationnelle. L’attente à ce niveau est pourtant souvent d’autant plus forte qu’est éprouvé un sentiment d’isolement social. Devoir ainsi s’adapter, réexpliquer sans fin, vérifier que la transmission des informations s’est faite, attendre en cas de retard ou être réveillé brusquement lorsque le planning est modifié… Voilà autant de difficultés qui accentuent la sensation de dépendance et abrasent la qualité de vie, provoquant une forme de résignation ou d’usure qui suscitent une souffrance pouvant devenir insupportable.
Certains choix s’imposent dans le parcours de soin au domicile : une hospitalisation en urgence, l’orientation vers une structure spécialisée, voire vers un établissement d’hébergement. Selon quels critères et avec quelle concertation envisager une prise de décision complexe dans ce cadre ? Comment anticiper et respecter la volonté de la personne malade, y compris s’agissant de sa fin de vie « là où elle a toujours vécu » ?
Éviter que le domicile soit un lieu d’enfermement médicalisé
La relation avec les proches a ses spécificités, dès lors que le conjoint ou un membre de la famille peuvent se trouver en position de suppléer à l’absence de l’intervenant professionnel, voire de coordonner le dispositif des prestations. Entre « aidant naturel » et « aidant professionnel » les approches peuvent diverger. Chacun aspire à être reconnu dans sa légitimité et son champ de compétence.
Selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), 3,9 millions d’aidants apportent leur soutien à un proche à domicile.
Préserver une position loyale n’est pas toujours aisé. Il en va de même du point de vue de la neutralité en cas de conflits familiaux ou d’appréciations contradictoires. On sait l’impact parfois péjoratif de l’évolution d’une relation au sein d’un couple qui se dénature au point de ne plus apparaître que dans un rapport au soin. Les professionnels doivent tenir compte de l’état de santé, de la fatigue ou de la lassitude du/des proche(s) dont dépend le bien-être de la personne malade.
Comment préserver une position professionnelle de neutralité dans un contexte parfois exposé, et maintenir comme préoccupation supérieure l’intérêt de la personne malade ?
Alors que la position du proche fait l’objet d’attentions fortes, et que sa fonction et ses compétences sont valorisées, il convient de ne pas le contraindre à un rôle qu’il pourraient ne pas souhaiter assumer et de ne pas surhausser l’importance de ses conceptions et de ses choix au regard des droits de la personne malade. Lorsque l’autonomie est affectée, le conjoint est souvent le seul interlocuteur. Et lorsque la personne malade est dans l’impossibilité de communiquer directement, il est parfois assigné à se substituer à elle en tout ce qui la concerne au quotidien. Quelles relations établir entre proche et professionnel dans le contexte chaotique d’un accompagnement vécu dans ses conséquences traumatisantes ? Ces moments impliquent l’intervenant dans un champ d’engagement et de responsabilités d’une ampleur difficilement soupçonnable. On saisit mieux ainsi la valeur de leur engagement éthique, et ce que nous avons à apprendre de leur expérience.
Au moment où les politiques de santé publique visent à renforcer les dispositifs de proximité, les séjours d’hospitalisation en ambulatoire, les conditions du soin et de l’accompagnement au domicile justifient une réflexion collective.
Comment éviter que le domicile soit un lieu médicalisé, relégué, désocialisé et l’intégrer à la vie dans la cité ? Quelle place accorder aux temps dits de « répit », pour des moments alternatifs hors de chez soi, favorables à l’ouverture sur d’autres perspectives de vie au-delà de la maladie ? Quelles solidarités et quelles innovations concevoir au rang de nos urgences et de nos devoirs à l’égard des personnes vulnérables dans la maladie, les handicaps ou le vieillissement, de leurs proches – et tout autant des intervenants professionnels auprès d’eux ?
À propos du grand âge, le rapport sénatorial d’information sur la prévention et la perte d’autonomie du 17 mars 2021 propose une analyse approfondie de la réalité et des besoins en termes de dispositifs à faire évoluer ou à inventer pour un « bien vieillir » à domicile.
Le constat est évident : vivre la vulnérabilité et la perte de l’autonomie parmi les siens ou dans la solitude au domicile n’est possible que dans le cadre de solidarités auxquelles contribuent des intervenants professionnels voire les membres d’associations. Ils apportent leurs compétences et esprit d’engagement au plus près de la personne, dans son espace privé mais en relation avec un environnement qui permet de faire société.
Il est évident que les professionnels de l’aide au domicile sont nos vigiles, délégués à une éminente fonction qui préserve le lien social là où il risque de rompre en ce qui parfois est assimilé à une forme d’isolement, une certaine « mort sociale ».
Leur consacrer une journée d’hommage est important si nous comprenons mieux leur mission si spécifique, et ce dont elle témoigne en termes de valeurs sociales. Mais également ce qu’elle aurait de partielle et d’insatisfaisant si nous ne comprenons pas que celles et ceux qu’ils accompagnent ont choisi comme domicile nous seulement leur « chez soi » mais aussi notre « chez nous ». Il convient de leur permettre de comprendre que leur domicile est aussi notre société, qu’une juste place leur est reconnue parmi nous. Ces « professionnels du domicile » sont à cet égard de précieux médiateurs, tisserands du lien là où il nous lie à la vie.
Article écrit par Emmanuel Hirsch, Professeur d’éthique médicale, Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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