ENTRETIEN – Agenda 2030 des Nations Unies, assassinat d’Alexeï Navalny, économie chinoise… Dans un entretien accordé à Epoch Times, le géopolitologue et essayiste Alexandre del Vall , auteur de nombreux ouvrages dont le dernier Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, écrit avec Jacques Soppelsa et paru aux Éditions de l’Artilleur, nous livre son analyse sur les temps forts de l’actualité internationale.
Epoch Times – Monsieur del Valle, en 2015, les États membres des Nations Unies ont adopté le programme « agenda 2030 » qui avait notamment fixé 17 objectifs de développement durable (ODD) devant être atteints aussi bien par les pays industrialisés que par ceux en voie de développement. Parmi eux, on trouve : l’éradication de la pauvreté, l’accès à l’eau, aux services d’assainissement et d’hygiène ou encore permettre à tous d’avoir accès à des services énergétiques fiables, durables et modernes, à un coût abordable. Dans un rapport publié l’été dernier, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres s’inquiétait pour ces objectifs, déplorant que seulement 15 % sont sur la bonne voie et risquent donc de ne pas être atteints dans les 6 ans. Comment analysez-vous la situation ? Les États, auraient-ils dû plus s’investir pour faire en sorte que ces ODD soient atteignables en 2030 ? Ou était-il illusoire de fixer 2030 comme date butoir ?
Alexandre del Valle – Je pense qu’il était totalement illusoire de fixer la date de 2030 comme date butoir. C’est un peu comme la date de 2035 choisie par l’Union européenne pour supprimer la vente de moteurs thermiques, c’est totalement irréaliste. Les industries automobiles européennes ont déjà exercé des pressions pour retarder l’échéance et à mon avis, elle sera repoussée à plus tard.
Il en va de même de cet agenda 2030 des Nations Unies, l’ONU n’étant pas une organisation contraignante. Elle fonctionne de la même manière que le Pacte de Marrakech en matière d’immigration, ce sont simplement des indications. Elle est le résultat d’un accord entre les nations, mais qui n’est pas pour autant un accord supranational. C’est une entité qui donne des objectifs, et les États agissent comme ils l’entendent. Par exemple, la Chine a voté en faveur des accords de Paris et elle a participé à plusieurs COP en s’engageant à décarboner son économie d’ici à 2060, ce qui constitue d’une certaine manière, une grosse plaisanterie.
Ensuite, deux évènements sont venus fragiliser ces objectifs : la crise sanitaire, dont on avait constaté les effets positifs pour la planète puisque la consommation avait diminué ; et la guerre en Ukraine, qui a fait passer au second plan la lutte contre le réchauffement climatique. Elle a en effet obligé un certain nombre de pays, non seulement à importer du gaz de schiste américain qui est très néfaste pour l’environnement, mais aussi à supprimer un certain nombre d’accords pour avoir du gaz russe qui est le gaz le moins polluant.
La France, quand elle, a été en déficit de production d’électricité à cause des pannes de ses centrales nucléaires en 2022. Nous avons même été dans l’obligation d’importer de l’électricité allemande, en partie produite par le charbon. En fait, la guerre en Ukraine et la volonté de sanctionner économiquement la Russie sont passées nettement devant l’impératif écologique.
N’oublions pas également que nous faisons face au développement des pays non-industrialisés. Nous ne pouvons pas empêcher leur décollage. Les Chinois sont devenus plus industrialisés que nous, comment leur demander de renoncer à toute énergie non-renouvelable. On sait aujourd’hui que la Chine est le leader dans les énergies renouvelables mais qu’elle a besoin des formes d’énergie fossile pour assurer sa croissance. Si Pékin domine presque déjà le marché des voitures électriques et totalement celui des panneaux photovoltaïques, c’est parce que l’Empire du Milieu utilise beaucoup d’énergie nucléaire, du gaz et du pétrole qu’il continue d’importer du Moyen-Orient et de Russie.
Selon les nouveaux pays industrialisés comme l’Inde ou la Chine et les autres pays en voie de développement, les pays plus développés peuvent se permettre le « luxe » d’une décarbonation rapide et de contribuer aux sacrifices qu’on leur demande dans la transition énergétique, faute d’être entravés dans leur croissance.
La dernière COP, qui a eu lieu aux Émirats arabes unis, est très révélatrice de l’incapacité des États à coupler le respect des ODD avec l’abandon des combustibles. Le président de cette conférence était un ancien dirigeant d’une grande entreprise de gaz et de pétrole. On peut constater que tous les pays restent attachés aux énergies fossiles. Parmi ces énergies, le charbon est loin d’être arrêté, le gaz est même devenu une énergie de transition et d’avenir. Quant au pétrole, il est loin d’être abandonné, de nombreux pays comme la Chine ou l’Inde en consomment de plus en plus. L’Amérique, qui est le premier producteur de pétrole, n’a également aucun intérêt à se saborder et à ne plus en vendre.
Par conséquent, pour des raisons structurelles, le programme des ODD est absolument impossible à réaliser en 2030.
Toutefois, il y a quelques bonnes nouvelles ; pour la première fois en 2023, les grandes industries ont autant investi dans le renouvelable que dans les énergies fossiles. In fine, l’échéance chinoise de décarbonation en 2060 est plus raisonnable et crédible. L’UE et l’ONU ont eux fixé une date 30 ans bien trop tôt et peu réaliste, tout comme est peu réaliste l’agenda européen de RePower Europe pour la fin des ventes de voitures à moteur thermiques en 2035.
En septembre, Antonio Guterres a exhorté les États développés à lancer un plan de relance de ces objectifs de 500 milliards de dollars sur 7 ans pour les pays en développement. Qu’en pensez-vous ?
C’est une bonne idée qui avait déjà été évoquée lors de la COP de Charm el-Cheikh en Égypte en 2022. Les États-Unis, sous l’impulsion de Joe Biden – qui est l’homme de l’écologie sans renoncer au pétrole, avaient même mis sur la table 700 milliards de dollars. Les Américains ont aussi adopté l’Inflation Reduction Act (IRA) pour favoriser l’industrie de demain et les énergies renouvelables, mais il n’y a pas eu de volonté des pays du Nord de payer la facture nécessaire pour contraindre les pays en développement à mettre en œuvre une transition écologique.
L’ancien co-fondateur du Centre de Géopolitique de l’Energie et des Matières Premières de l’université Paris Dauphine, Jean-Marie Chevalier, estimait qu’au minimum 1000 milliards de dollars à l’échelle planétaire seraient nécessaires pour avoir les structures qui nous permettraient d’utiliser les énergies renouvelables. Cela signifie que même si nous avions toutes les batteries, tous les moteurs pour ces énergies, nous ne disposons pas des structures pour les diffuser.
Vendredi 16 février, nous avons appris la mort du principal opposant de Vladimir Poutine, Alexeï Navalny dans une prison en Arctique où il purgeait une peine de 19 ans de prison. Selon un communiqué des services pénitentiaires russes du district de Iamalo-Nenets, il s’est « senti mal après une promenade et a presque immédiatement perdu connaissance ». Les secours ont essayé en vain de le réanimer et « les causes de la mort sont en train d’être établies ». Les dirigeants occidentaux n’ont pas manqué de réagir, Joe Biden jugeant Poutine « responsable de la mort de Navalny ». De son côté, Emmanuel Macron a salué la « mémoire » de l’opposant politique et a affirmé que sa mort dit « la faiblesse du Kremlin et la peur de tout opposant ». La mort de Navalny peut-elle avoir un impact sur le régime et l’image de Vladimir Poutine, en particulier une semaine après l’interview avec le journaliste américain Tucker Carlson ?
Ceci est assez étonnant car ce n’était absolument pas dans l’intérêt du pouvoir russe d’assassiner Navalny. Il était loin, dans une prison, on aurait pu le mettre en isolement total et l’empêcher d’interférer dans la campagne présidentielle sans en faire un martyr. Une semaine après l’interview avec Tucker Carlson, c’est en effet un timing étonnant.
Je pense qu’en Russie, il y a parfois des phénomènes qui sont effectivement dignes d’un pays illibéral ou autoritaire. Par ailleurs, il faut rappeler que la situation n’est plus la même depuis que l’Occident, à juste titre d’ailleurs, a pris fait et cause pour l’Ukraine dans cette guerre face à la Russie. Depuis lors, l’opposition russe souvent très proche des nationalistes ukrainiens n’est plus seulement vue comme anti-Poutine, mais antirusse, « traitre », en intelligence avec l’ennemi. Par conséquent, la mort de Navalny est selon moi plus compréhensible – bien qu’elle soit au fond incompréhensible, dans la perspective d’une punition des « ennemis de l’intérieur » accusés d’être liés à l’ennemi en temps de guerre.
Il est d’ailleurs possible que des personnes zélées aient voulu aller plus loin que le « chef » en se débarrassant d’un opposant gênant, adoré y compris par certains groupes armés russes anti-Poutine liés aux Ukrainiens, ceci dans le cadre d’un fanatisme nationaliste indéniable en Russie accentué depuis 2014 par les sanctions et depuis 2022 par l’invasion de l’Ukraine et le discours irrédentiste de justification anti-occidentale.
Autre possibilité qui ne contredit pas totalement les autres, Alexeï Navalny a très bien pu simplement mourir en prison, ce qui arrive hélas aussi souvent aux États-Unis et dans les autres pays démocratiques. La France a été condamnée à plusieurs reprises pour violation des règles des droits de l’homme et plus précisément pour l’insalubrité de ses prisons. C’est pour ça que je n’écarte pas totalement la mort due à un mauvais traitement et à des conditions d’hygiène déplorables et pas forcément à une décision d’assassinat pure, quand on sait que la prison sibérienne où il a été transféré est une des pires du pays. Cela étant, cette mort ressemble beaucoup à quelque chose qui serait commandité par le Kremlin, même si j’ai vraiment du mal à penser que cela ait été réellement utile pour Poutine de le faire, à moins qu’il soit fébrile et qu’il souhaite faire peur à tous les autres opposants en leur montrant le sort qu’il est capable de leur réserver. Mais quel intérêt pour Poutine de faire apparaître Navalny comme un martyr ? Mystère.
Aujourd’hui, la Russie est devenue un autre pays que celui que j’ai connu dans les années 1990-2000, et ce que j’appelle Poutine III, n’est pas Poutine II ou I. Le premier Poutine était soviétique et admirateur d’Andropov, le deuxième était celui très libéral de la mairie de Saint-Pétersbourg et qui était le bras droit du chef du clan des libéraux, Anatoli Sobtchak. C’est d’ailleurs avec ce Poutine (alors appuyé par l’oligarque pro-anglosaxon Berëzovski et l’ex-président pro-Occident Boris Eltsine) que l’on aurait pu trouver un accord sans faire d’ingérence belligène. Il rêvait d’être partenaire de l’Occident, à partir du moment où il n’y a pas d’ingérence politique occidentale en Russie, mais nous avons fait le contraire. Ensuite, il y a le Poutine III, l’actuel, néo-impérialiste, revanchard et néo-tsariste, qui a une vision non plus soviétique mais ethno-orthodoxe-impérial-tsariste de son pays et des Russes.
Nous avons donc affaire aujourd’hui à une Russie assez inquiétante qui, se sentant éconduite et encerclée par l’Occident, est en train de se radicaliser en interne comme en externe. Et dans ce contexte, la mort de Navalny est peut-être un assassinat à valeur d’exemple démontrant que le Kremlin ne cherche même plus à conserver ce genre d’opposant comme monnaie d’échange, ce qui est le signe d’un point de non-retour et de rupture totale entre les « deux mondes »…
Dans une chronique publiée dans Valeurs Actuelles le 3 février, vous avez écrit : « L’ascension de la Chine qui a récupéré la mondialisation et qui en est même devenue depuis les années 2000 le plus puissant protagoniste […], a finalement pris, sans coup férir, sa revanche sur le « siècle des humiliations » lorsque les Occidentaux avaient mis à genoux l’Empire du Milieu ». Pourtant, la Chine semble traverser aujourd’hui une grande crise économique.
Le problème, c’est que l’Occident produit toujours un narratif pour se rassurer et avoir l’impression que ces valeurs universelles sont encore audibles dans le monde entier. Souvenez-vous, on nous disait que Poutine avait quatre cancers, 22 dépressions, qu’il allait bientôt mourir et que la Russie était mal équipée et que les Ukrainiens allaient gagner la guerre puis provoquer la chute du dictateur néo-sovietique… Aujourd’hui, on dit le contraire, et les Ukrainiens sont à la peine, aidés assez par l’Ouest pour faire « saigner » l’armée russe, mais pas assez équipés pour gagner…. Cela montre bien que c’est plus compliqué que cela.
Concernant spécifiquement la Chine, j’explique dans mon ouvrage co-écrit avec Jacques Soppelsa, éminent géopolitologue, ex-président de la Sorbonne, qu’elle a pris le contrôle de la mondialisation. Il est vrai que sa croissance est passée de 10 à 5% ces dernières années, mais affirmer que la Chine est lourdement impactée économiquement et définitivement affaiblie et ralentie est faux.
Depuis la réaction néo-protectionniste de Trump poursuivie par Biden – visant à contenir le développement chinois et son offensive commerciale, et depuis la guerre en Ukraine, l’Occident a voulu « punir » la Chine en continuant la politique « d’endiguement économique » et en essayant de déplacer massivement vers l’Inde ce qui avait été délocalisé en Chine. Mais il n’y est pas parvenu.
Pékin n’a pas dit son dernier mot et continue à être le maître-d’œuvre de la mondialisation et même à attirer des sociétés européennes sapées par l’inflation et la montée des prix des énergies en Europe. D’ailleurs, dans les derniers échanges avec l’Amérique dans le cadre des rencontres liées aux accords de libre-échange et des réunions multi- ou bilatérales avec les États-Unis et l’Occident, la Chine renvoie aux pays occidentaux leur propre libéralisme, en les accusant de protectionnisme et en affirmant que Pékin, bien que communiste, est plus enclin à élargir les accords de libre-échange que l’Occident, lui-même pris dans ses contradictions de néoprotectionnisme et de sanctions tous azimuts.
Finalement, on voit bien qu’il y a une crise économique et une récession mondiale et la Chine ne fait pas exception. Mais je ne pense pas qu’on puisse crier victoire et dire qu’on a enrayé cette ascension de l’Empire du Milieu qui n’est pas loin d’égaler les États-Unis en matière de PIB.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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