ENTRETIEN – La Syrie a basculé, dimanche, dans une réalité inimaginable il y a seulement deux semaines : la dynastie Assad, qui a régné d’une main de fer sur le pays durant cinquante-quatre ans, s’est effondrée. Alexandre del Valle, géopolitologue, analyse ce bouleversement géopolitique majeur, et d’autres faits qui ont marqué l’actualité internationale.
Epoch Times : Le groupe islamiste HTS, dirigé par Abou Mohammed al-Joulani, est dépeint comme le grand vainqueur de la chute du régime de Damas, avec désormais la possibilité qu’il prenne le contrôle total de la Syrie. Selon vos informations, le tableau de la situation syrienne est plus complexe qu’il n’y parait à première vue. Qu’en est-il ?
La presse affirme que le leader du HTS, Abou Mohamad Joulani, est le principal artisan de la chute de Bachar al-Assad. Pourtant, la réalité est bien différente : il ne dispose que de 60.000 hommes au maximum. Ceux qui ont réellement pris Damas étaient des rebelles « classiques » venus du sud de la Syrie, notamment de Derra, qui se sont ensuite dirigés vers la capitale. Dans le nord, les islamistes ont avancé par Alep et à l’est, les Kurdes ont étendu leur territoire.
Il est important de souligner qu’un grand nombre de rebelles ne sont ni djihadistes ni liés au HTS. Dans le sud, par exemple, les rebelles sont principalement composés d’anciens partisans du régime, qui avaient pris part à la révolution de 2011. Ces derniers, loin d’être des islamistes, étaient bien armés et ont négocié un retrait volontaire des militaires épuisés et sous-payés de Damas. Il ne s’agissait donc pas tant d’une conquête, que d’un auto-effondrement interne du régime, exacerbé par la pauvreté et les sanctions économiques.
Ainsi, Abou Mohamad Joulani, s’il a remporté une bataille médiatique dans une rébellion qui n’est en réalité pas menée uniquement par lui, n’est pas certain de pouvoir imposer son pouvoir sur l’ensemble de la Syrie depuis Damas.
Randa Kassis, ancienne membre du Conseil national syrien et présidente du Mouvement de la société pluraliste, vient de m’informer que c’est la raison pour laquelle de nombreuses tractations sont en cours. La deuxième phase du conflit sera donc bien plus complexe pour Joulani. Le pouvoir devrait être partagé entre le HTS, qui détient une enclave dans le nord, et les rebelles dits « classiques », tels que ceux de Deraa, qui refusent de se soumettre à des djihadistes.
Selon Kassis, la seule issue viable à moyen terme pour la Syrie serait une fédéralisation du pays, offrant une autonomie significative aux Kurdes à l’est, aux Druzes au sud et aux Alaouites au nord-ouest.
Avec seulement 60.000 hommes, le HTS n’aura pas la force nécessaire pour imposer une domination nationale, que ce soit sur les rebelles de Deraa, les Kurdes, les Alaouites et les Druzes, quatre puissances armées et bien ancrées dans leurs territoires respectifs. Les régions tenues par les Druzes et les Alaouites, notamment dans les montagnes, seraient difficiles à soumettre. Elle avertit même qu’en cas d’attaque contre les Druzes, Israël pourrait intervenir pour les défendre, en raison de leurs liens étroits avec l’État hébreu. Quant aux Alaouites, ils disposent d’un important arsenal militaire, héritage de l’armée syrienne. Enfin, un quart de la Syrie est sous contrôle kurde, qui a consolidé sa position avec ces évènements.
Pour Kassis, la seule solution viable est donc la fédéralisation, et c’est dans ce cadre qu’elle joue un rôle important, car elle est l’une des opposantes qui a proposé une structure fédérale pour le pays.
Son idée est de permettre à chaque groupe de vivre selon ses propres règles : ceux qui veulent vivre sous la charia dans les zones sunnites pourraient le faire, tandis que les Druzes, les Alaouites et les Kurdes pourraient vivre en paix selon leurs traditions et leurs systèmes juridiques. En résumé, il s’agirait de créer une Syrie composée de plusieurs civilisations. Sinon, ce qui se produira sera une fragmentation incontrôlable et inévitable du pays.
Entre le 27 novembre et le 1er décembre, pour la première fois depuis le début de la guerre civile en 2011, le régime de Bachar al-Assad a perdu totalement le contrôle d’Alep, la deuxième ville de Syrie. La suite prévisible a été la chute de Hama, fief historique des islamistes Frères musulmans, puis Homs, sans oublier Deraa, fief de la révolution anti-Bachar lors du printemps arabe. Pourquoi cette offensive des forces djihadistes et rebelles est-elle intervenue maintenant, pourquoi le régime s’est-il effondré si vite, et quels sont les objectifs poursuivis par la Turquie, parrain de la coalition de rebelles sunnites et de djihadistes anti-Assad ?
Alexandre del Valle : Pour comprendre la situation actuelle en Syrie, il faut remonter aux accords d’Astana, signés pendant la guerre civile syrienne. Ce processus d’Astana désignait des rencontres multipartites entre différents acteurs de la guerre civile en Syrie, dont la Russie, la Turquie et l’Iran.
Un traité d’Astana fut ainsi signé le 4 mai 2017 par la Russie, l’Iran et la Turquie pour s’entendre sur la création de quatre zones de cessez-le-feu dans le pays, dont une dans le nord, sous contrôle turc, qui était censée accueillir les djihadistes d’Al-Qaïda et d’autres, puis les désarmer, ce que la Turquie n’a pas fait, puisqu’elle les a laissés prospérer, comme Hayat Tahrir al-Sham (HTS), qui a changé son nom en 2016 pour faire oublier son origine Al-Qaïda en Syrie (Front al-Nosra).
Depuis cette date, le HTS s’est élargi, réarmé, équipé et a préparé sa revanche, de ce fait prévisible. À l’époque, les forces pro-gouvernementales, avec le soutien de la Russie, de l’Iran, du Hezbollah et de diverses milices chiites entraînées par le général Qassem Soleimani, sauvèrent le régime de Bachar al-Assad et inversèrent le cours de la guerre grâce à ces accords de déconfliction qui n’avaient pas permis à la Russie et à l’Iran de liquider tous les djihadistes et rebelles islamistes sunnites, mais qui les avaient exfiltrés en zone turque dans le nord.
Après huit ans, cette poche de djihadistes à Idlib sous contrôle turc et dominée par les anciens d’Al-Qaïda du HTS est devenue la tombe programmée de Bachar al-Assad et du régime alaouite-baathiste dictatorial mais laïque.
Ce front du HTS, qui coagule nombre de groupes djihadistes revanchards, s’est avéré victorieux face aux forces affaiblies du Hezbollah et de l’armée syrienne, affaiblies depuis les bombardements et éliminations ciblées lancées par Israël contre le Hezbollah, qui a commis l’erreur historique d’être solidaire du Hamas face à Israël depuis le massacre pogromiste du 7 octobre 2023.
De l’autre côté de la Syrie, à l’est, depuis 2013, les Kurdes des milices YPG et FDS, qui contrôlent le quart est du pays, appuyés par 900 soldats américains, ont frappé durement Daesh tout au long de la guerre civile, puis multiplié par trois les zones qu’ils contrôlent, au détriment de l’État islamique et du régime syrien.
Toutefois, celui-ci s’en est accommodé, car l’important était que cette zone ne soit pas reprise par les rebelles pro-turcs, car les YPG et FDS kurdes, très liées au PKK terroriste kurde de Turquie, sont le pire ennemi du pouvoir turc. Cela explique pourquoi Erdogan a soutenu indirectement les rebelles du HTS et directement les milices sunnites de l’Armée nationale syrienne (ANS) contre Bachar al-Assad.
Ce dernier a commis l’erreur de ne pas céder à la demande incessante depuis 2018 de laisser la Turquie contrôler une sorte de protectorat dans tout le nord de la Syrie et de la laisser réduire les forces kurdes, puis y reloger les quatre millions de réfugiés syriens en Turquie, qui posent un problème politique majeur.
Mais la Russie, l’Iran et la Turquie étaient liés par les accords d’Astana. La Turquie a rompu ces accords et a finalement « trahi » son allié russe de circonstance ?
Pour stabiliser le nord-ouest de la Syrie, les Russes avaient opté, dans les accords d’Astana, pour une approche diplomatique en coopération avec la Turquie. Initialement favorable à l’insurrection syrienne depuis 2011-2012, la Turquie, qui soutenait notamment des milices islamistes et turkmènes intégrées à l’ALS, l’armée syrienne libre, devenue ensuite l’ANS, s’était engagée dans le cadre des accords d’Astana à désarmer les djihadistes et à les regrouper dans la poche d’Idlib, où ils étaient supposés être neutralisés. Mais ils les ont utilisés pour attaquer les Kurdes, dans le cadre de deux grandes opérations militaires, entre 2018 et 2020, et les ont remplacés par des islamistes sunnites arabes et turkmènes de Syrie dans le cadre d’une purification ethnique bénie par les États-Unis d’alors, sous l’administration de Donald Trump, qui lâcha les Kurdes de l’Ouest syrien.
Plus trouble encore, la Turquie a recyclé entre 2017 et 2021 des milliers de djihadistes et islamistes repliés dans la zone d’Idlib, dans une Société Militaire Privée (SMP) nommée SADAT, une milice turque islamiste dirigée par le général pro-Erdogan Tanriverdi. Ces djihadistes « recyclés » et « relookés » ont été envoyés se battre sous uniforme de la SMP turque SADAT pour aider les Frères musulmans de Tripoli en Libye contre les forces du laïque nationaliste Haftar, puis pour massacrer des Arméniens en aide aux Azéris durant la guerre de 2020.
Ensuite, cette masse de djihadistes d’Idlib a été entraînée, tantôt par des Ukrainiens, tantôt par les Turcs, certains disent même des Américains, avec l’argent du Qatar. Quant aux rebelles syriens sunnites de l’ANS, alliés du HTS, ils ont été équipés directement par la Turquie. En fait, dès 2018, la Turquie, qui devait désarmer les djihadistes d’Idlib et du Nord selon les accords d’Astana, n’a pas respecté ses engagements.
En 2020, on s’est aperçu que ce « Wagner turc », la SMP SADAT, a été déployé lors du conflit du Haut-Karabakh, où ils ont perpétré des massacres marqués par les nombreux égorgements. En Libye, ils ont été utiles pour repousser les forces pro-russes du général Haftar. Qu’il s’agisse de SADAT, des services secrets turcs (MIT), ou même de volontaires ukrainiens qui ont eux-mêmes accueilli en Ukraine ou formé des djihadistes combattant le même ennemi russe, les divers groupes sunnites anti-Assad cantonnés dans le Nord de la Syrie sous protection turque ont augmenté leurs effectifs, passant de 12.000 à 60.000 hommes pour les ex-djihadistes d’Al-Qaïda en Syrie (Nosra) rebaptisés HTS, et à 30.000 hommes pour les forces pro-turques, arabes et turkmènes syriennes de l’ANS.
Ces deux entités principales ont donc convergé sur la grande ville du nord de la Syrie, Alep. D’un côté, Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), une coalition réunissant une dizaine de groupes salafistes et islamistes. Ces derniers ont, à l’origine, bénéficié de financements variés, notamment de l’Arabie saoudite et du Qatar, incluant même d’anciens affiliés à Daesh et Al-Qaïda. Le HTS, qui a absorbé le Front al-Nosra, est dirigé par Mohammad al-Julani. Bien qu’il n’ait jamais officiellement renié Al-Qaïda, il a choisi de ne pas renouveler son allégeance, probablement sous l’influence de ses nouveaux sponsors qataris, soucieux de donner une apparence d’émancipation. Malgré cette distance affichée, l’idéologie reste inchangée, et le HTS constitue le noyau dur de cette mouvance.
De l’autre côté, on trouve l’Armée nationale syrienne (ANS), composée d’anciens rebelles, un mélange hétérogène regroupant islamistes, milices turkmènes pro-Turcs et ex-militaires syriens opposés à Bachar al-Assad. Ces forces ont été dotées d’un arsenal moderne, incluant des drones, et formées à des tactiques militaires perfectionnées, fruits de cette expertise ukrainienne et turque.
L’objectif pour la Turquie n’est pas, au départ, de retirer au régime d’Assad le contrôle de tout le territoire syrien. Depuis deux ans, la Turquie sollicitait l’aide de la Russie pour négocier avec le régime syrien et en finir avec l’expansion kurde au nord de la Syrie, puis pour se désolidariser de l’Iran et remplacer l’alliance avec Téhéran par celle avec Ankara, qui demandait un protectorat dans le nord et le démantèlement des zones kurdes autonomes de l’Est, ce que Bachar al-Assad a totalement refusé de négocier.
Le fait que les Kurdes aient triplé leur territoire depuis 2016 a suscité une profonde inquiétude chez Ankara. La Turquie considère ces zones kurdes comme une menace directe, un sanctuaire pour le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et d’autres groupes kurdes terroristes.
L’objectif d’Erdogan, tacitement soutenu par les États-Unis, et même Israël, était donc d’instaurer un protectorat turc sur une bande s’étendant d’Idlib à l’Irak, couvrant environ 30 kilomètres de profondeur sur plusieurs centaines de kilomètres de longueur. Cette zone serait débarrassée des populations kurdes, alliées officieuses de Damas contre les djihadistes, pour y installer environ trois millions de réfugiés syriens, actuellement en Turquie et devenus une source de mécontentement populaire.
Mais elle arrange les États-Unis, Israël et les ennemis de l’Axe Hezbollah-Iran, car elle couperait la route d’approvisionnement du Hezbollah libanais par l’Iran et l’Irak via la Syrie. L’aide turque aux rebelles islamistes arabes ou même turkmènes anti-Bachar et anti-Kurdes était donc structurelle, évidente. Cela aurait dû inciter la Russie, l’Iran et le régime syrien, soit à négocier avec Ankara, soit à se préparer à un affrontement radical. Or, l’armée syrienne, épuisée, démoralisée et sous-équipée, révoltée par la corruption des élites baathistes et alaouites, n’a pas voulu combattre et a abandonné la lutte.
Après la guerre conduite par Israël suite aux événements du 7 octobre, le Hezbollah a été décapité de sa direction, déstabilisé et affaibli, ouvrant une fenêtre d’opportunité en Syrie pour cette opération du 1er décembre à Alep, soutenue par la Turquie avec l’aval tacite des États-Unis. La suite est connue : la solidarité du Hezbollah et, de facto, du régime d’Assad envers le Hamas en guerre totale contre Israël, a été fatale au Hezbollah, à la Syrie et à l’Axe iranien chiite dans la région, car le fait de soutenir le Hamas et de lancer des missiles sur le Nord d’Israël a été une magnifique occasion pour Tsahal de décapiter le Hezbollah et l’a obligé à frapper des bases pro-iraniennes chiites et syriennes sur le territoire syrien d’où venaient les armes iraniennes à destination du Hezbollah.
En 2017, Donald Trump, très critique de la politique de son prédécesseur au Moyen-Orient, qualifiait les fonds versés aux rebelles syriens de « massifs et dangereux ». Selon vous, quels étaient les objectifs stratégiques de l’administration Obama en Syrie, et quels sont ceux poursuivis aujourd’hui par celle de Biden ?
Premièrement, il convient de souligner les propos de Donald Trump sur X, qui a carrément déclaré que l’intérêt des États-Unis n’est pas de se mêler de la crise syrienne, et donc de laisser le HTS prendre le pays sans intervenir.
Mais pour comprendre la stratégie américaine des démocrates et néo-cons, qui ont souvent joué la carte des islamistes sunnites face à l’Iran mais surtout face à l’URSS et aux régimes nationalistes arabes laïques comme ceux de Saddam Hussein et de Bachar al-Assad (parti Baath), il faut revenir au rôle joué par la « doctrine Brzezinski », du nom de l’ex-stratège conseiller du président Jimmy Carter et d’autres chefs d’État américains sous la guerre froide et jusqu’aux années 2000, de façon non officielle : cette vision prône une stratégie de déstabilisation de la Russie et de ses alliés, même au prix de fragiliser les États du Moyen-Orient et de favoriser l’ascension de mouvements islamistes.
Cette approche, déjà visible en Afghanistan, s’est poursuivie avec des interventions directes et indirectes en Syrie et en Libye. Brzezinski est aussi l’auteur de la stratégie de déstabilisation de l’Ukraine, dont il prônait la séparation vis-à-vis de la Russie par des révolutions et de l’ingérence politique occidentale, puis l’adhésion future à l’OTAN dans une logique de cordon sanitaire face à une Russie encerclée.
Sous l’administration Obama, cette stratégie a pris une dimension nouvelle. Pendant les printemps arabes, Barack Obama, entouré de conseillers proches des Frères musulmans, a élaboré une politique qui leur était favorable, sous l’influence du Qatar. Ce pays, devenu le principal soutien des groupes islamistes après que l’Arabie saoudite, sous Mohammed ben Salmane, a amorcé une déradicalisation, a financé ces mouvements proches des Frères musulmans partout dans le monde arabe avec l’aval de Washington, le soutien financier du Qatar et du Koweït, puis le soutien politique de la Turquie d’Erdogan. Ce partenariat s’est traduit par des aides financières qatariotes, des interventions d’ONG américaines et des actions d’organisations parapubliques soutenues par le Département d’État. L’objectif : promouvoir un « islamisme modéré » compatible avec les intérêts occidentaux et qui remplacerait les régimes arabes laïques-baathistes alliés de Moscou ou de Téhéran.
Cependant, cette stratégie a été un échec retentissant après l’euphorie initiale des révolutions. Les groupes islamistes dits modérés, équipés d’armes américaines fournies via le Qatar, les transmettaient rapidement à des factions radicales comme Daesh ou Al-Qaïda. Cette approche n’était pas propre aux États-Unis. La France et, dans une mesure encore plus marquée, le Royaume-Uni ont également soutenu des milices islamistes en Libye et en Syrie. L’intervention en Libye pour renverser Kadhafi et le soutien aux rebelles contre Bachar al-Assad en Syrie illustrent cette convergence.
Parallèlement, des acteurs néoconservateurs américains influents comme John McCain et Dick Cheney, d’ailleurs très hostiles à Trump, se sont impliqués directement. McCain, fervent partisan de cette stratégie, a même accepté d’être photographié officiellement aux côtés de milices islamistes proches d’Al-Qaïda en Syrie.
Cette politique s’est étendue à l’Égypte, la Tunisie, la Libye, la Syrie et même le Yémen. En Égypte, lorsque le général al-Sissi a renversé le gouvernement des Frères musulmans, Obama a fermement dénoncé le coup d’État, exigeant le rétablissement de l’administration islamiste.
Ce soutien global aux Frères musulmans pro-Qataris et pro-Turcs s’inscrivait dans une vision globale de réorganisation du Moyen-Orient, théorisée dès les années 1990 par la Rand Corporation (« The Sense of Siege »). Cette doctrine prônait le remplacement des régimes arabes nationalistes et laïcs proches de la Russie – comme l’Irak de Saddam Hussein, la Syrie de Bachar al-Assad, l’Égypte de Nasser ou la Libye de Kadhafi – par des gouvernements islamistes supposément plus malléables.
L’intervention américaine en Irak en 2003 a marqué la continuité de cette stratégie, mais les printemps arabes en furent l’extension sous couvert de démocratie. L’objectif : affaiblir les régimes pro-russes en Méditerranée tout en soutenant des acteurs islamiques sunnites opposés à Moscou et à Téhéran. Cependant, les conséquences désastreuses de cette politique (guerres civiles syrienne, yéménite ou libyenne et montée de Daesh avec ses cohortes d’attentats en Europe) ont poussé les États-Unis à plus de prudence, notamment face à la complexité croissante de la situation syrienne.
Jusqu’à la faute stratégique du Hezbollah d’être solidaire du Hamas depuis le 7 octobre 2023, Israël avait notifié à Washington son inquiétude quant aux risques d’un renversement total du gouvernement Assad : Jérusalem voulait plus une « désiranisation » de la Syrie qu’une chute du régime au profit des islamistes sunnites.
Mais la solidarité combattive du Hezbollah avec le Hamas, qui a entraîné la Syrie dans un bourbier inutile, puis provoqué des représailles d’Israël qui ont affaibli le Hezbollah, l’armée syrienne et les milices chiites iraniennes devenues incapables de défendre le pouvoir de Bachar al-Assad, a été fatale mécaniquement au régime.
Depuis deux ans pourtant, la Russie pressait Bachar al-Assad de faire des concessions à Ankara, de dialoguer avec Recep Tayyip Erdogan concernant le problème des réfugiés syriens en Turquie, puis les forces kurdes de l’Est, une proposition que ce dernier a jusqu’à présent rejetée.
De même, lorsque la Russie, qui savait que la présence du Hezbollah et des armes venues de Syrie risquaient de provoquer des représailles israéliennes fatales au régime, a demandé à Damas depuis 2019 de ne pas s’inféoder totalement à l’Iran et de ne pas laisser la Syrie être une base d’approvisionnement du Hezbollah imprudemment en guerre avec Israël par solidarité avec le Hamas, Bachar al-Assad est resté dans son autisme et sa rigidité suicidaires.
La suite est connue : il a provoqué sa perte par sa rigidité tactique et stratégique, en plus de la corruption généralisée de son régime et de la pauvreté endémique, accentuée certes par la loi américaine Caesar, qui pénalise tout investissement économique en vue de la reconstruction de la Syrie.
Malgré cette inféodation à l’Iran du régime syrien, Israël a donc estimé qu’il y avait des risques derrière un renversement total du régime Assad ?
Les Israéliens ont d’abord vu un intérêt tactique dans l’affaiblissement du régime syrien, puis, à présent, dans la chute de Bachar al-Assad. L’effondrement du régime baathiste face au HTS et à l’ANS pro-turcs a permis d’interrompre les routes d’approvisionnement iraniennes et irakiennes du Hezbollah qui traversaient la Syrie.
Cela dit, comme me l’a confirmé un responsable israélien, Israël dément toute aide directe au renversement de Bachar al-Assad. Israël n’a jamais souhaité sa chute, mais plutôt sa « désiranisation » et sa « déhezbollahisation ». Cependant, Bachar al-Assad n’a ni compris ni accepté cette position, en raison de sa rigidité et de son inféodation excessive à l’Iran, qu’il pensait, à tort, être sa véritable garantie de survie.
Rappelons que, contrairement à la situation à Gaza, où règne un chaos fragmenté entre plusieurs factions – le Hamas, le Djihad islamique et divers groupes armés tribaux –, la Syrie de Bachar, débarrassée de l’hégémonie du Hezbollah et de la mainmise iranienne, aurait pu constituer un interlocuteur unique et connu pour Israël.
Le morcellement possible de la Syrie entre un Ouest druze et alaouite contrôlé par les bases russes, un centre sunnite pro-turc et HTS, et un quart du pays sous contrôle kurde ne représente pas nécessairement un scénario favorable pour Israël.
L’avenir dira si cet avantage tactique pour Tel Aviv se confirmera dans les mois à venir, lorsque la véritable nature du régime islamiste sunnite de Damas sera connue. Pour Israël, la situation actuelle en Syrie – où les djihadistes ont coupé les lignes d’approvisionnement du Hezbollah – constitue néanmoins un succès face à l’axe pro-iranien, ou arc chiite pro-Téhéran, qui demeure l’ennemi majeur d’Israël et se retrouve aujourd’hui considérablement affaibli.
En revanche, d’autres acteurs régionaux et internationaux poursuivent des ambitions divergentes. Les djihadistes, le Qatar, les puissances du Golfe, les Américains, les Kurdes séparatistes et les Turcs ont chacun leurs propres objectifs. La Turquie, en particulier, cherche avant tout à éliminer l’entité kurde dans le nord de la Syrie, contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS).
La tournure récente des événements, marquée par l’expansion du territoire contrôlé par les Kurdes, n’a finalement pas été bénéfique pour la Turquie.
La Turquie est effectivement profondément préoccupée par les développements en Syrie, notamment parce qu’elle n’avait pas non plus un intérêt à voir le régime de Bachar al-Assad s’effondrer complètement, mais également car, selon mes informations, les Turcs n’ont pas réussi à contrôler le HTS.
Le régime d’al-Assad limitait malgré tout les ambitions des Kurdes. Mais une fois que ce dernier a chuté, la première chose que les Kurdes ont faite, c’est d’étendre leur territoire.
Aujourd’hui, ils contrôlent un quart du pays et détiennent non seulement les ressources pétrolières, mais aussi les terres agricoles, notamment celles cultivées pour le coton. La richesse de la Syrie est désormais largement entre les mains des Kurdes, ce qui est une source de grande inquiétude pour Ankara, d’autant plus que le HTS, avec ses 60.000 hommes, ne pourra pas imposer sa volonté à l’ensemble du pays.
Erdogan, dans son approche, voulait d’abord faire pression sur Assad pour obtenir une zone d’influence dans le nord, mais il n’avait pas prévu un effondrement complet du régime syrien, qui pourrait mener à une fédéralisation du pays. Or, avec la fragmentation qui semble inévitable, le HTS pourrait décider de laisser les Kurdes tranquilles pour un certain temps. En fin de compte, l’effondrement du régime syrien a de facto profité aux Kurdes.
En France et ailleurs dans le monde, les chrétiens s’inquiètent du sort de leurs coreligionnaires. Suite à la chute du régime de Bachar al-Assad, que risquent-ils en cas de domination du HTS ?
Autant les chrétiens du Liban se montrent majoritairement hostiles au Hezbollah, en raison des massacres passés, autant en Syrie, les chrétiens syriens éprouvent une profonde reconnaissance envers le Hezbollah. En effet, les combattants du Hezbollah, épaulés par quelques milices chrétiennes, ont défendu le régime syrien au prix de nombreuses vies face à des groupes comme Daech et Al-Qaïda.
Ce constat met en lumière un paradoxe géopolitique : si l’affaiblissement du Hezbollah est une bonne nouvelle pour les chrétiens libanais, il en va tout autrement pour leurs coreligionnaires syriens. Ces derniers voyaient dans le Hezbollah un sauveur face à Daech, et sa fragilisation constitue désormais une menace directe pour leur sécurité.
Malgré l’enthousiasme de certains pour le HTS et les rebelles syriens sunnites prétendument modérés, les récents événements obligent les chrétiens syriens à envisager un exil massif, notamment depuis le nord-ouest du pays. Le nombre de départs de chrétiens est préoccupant et révélateur.
Bien que Hayat Tahrir al-Cham (HTS), groupe salafiste anciennement affilié à Al-Qaïda, ait promis de protéger les chrétiens dans cette région, ces garanties suscitent un scepticisme généralisé. Dirigé par Abou Mohamed Joulani, ce groupe, autrefois connu sous le nom de Front al-Nosra, traîne un lourd passé marqué par des massacres de chrétiens lors de la première guerre civile syrienne, ce qui n’inspire guère confiance.
Les chrétiens syriens restent particulièrement méfiants vis-à-vis du concept islamiste de houdna – une trêve qui peut être rompue à tout moment. Pour ces communautés, vivre sous la charia signifie affronter des discriminations sévères : humiliations publiques (baisser les yeux ou marcher à gauche dans la rue), paiement de la jizya (impôt pour les non-musulmans), interdictions liées à l’expression ou à la pratique de leur foi, ainsi que des obligations sociales injustes (comme donner une sœur en mariage à un musulman)…
Autre sujet de l’actualité internationale : en Géorgie, suite à sa victoire aux législatives du 26 octobre, le parti au pouvoir, Rêve géorgien, entend remplacer la présidente pro-UE, Salomé Zourabichvili. Aux côtés de l’opposition pro-UE, celle-ci dénonce une « falsification totale » du scrutin, exige son annulation en invoquant une ingérence russe et menace de rester en poste à l’issue de son mandat, qui doit se terminer fin décembre. Le 28 novembre, les eurodéputés ont adopté, à la majorité, une résolution réclamant l’organisation de nouvelles élections. Quel regard portez-vous sur cette situation ?
Mme Zourabichvili a été formée aux États-Unis par Zbigniew Brzezinski, le stratège américain à l’origine de la doctrine visant à affaiblir la Russie post-soviétique. C’est lui qui a conceptualisé l’idée d’un « cordon sanitaire » autour de la Russie, impliquant la Moldavie, la Géorgie et l’Ukraine dans le camp antirusse. En 2018, elle a accédé au poste de présidente grâce au parti nationaliste Rêve géorgien, considéré comme pro-russe.
Elle sait que de nombreux Géorgiens, notamment ceux de plus de 50 ans, aspirent à une neutralité vis-à-vis de la Russie, non par affection, mais par pragmatisme. Ces citoyens, souvent marqués par l’histoire, préfèrent éviter tout conflit avec Moscou, surtout dans un pays où des territoires comme l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud restent sous occupation.
Même si Mme Zourabichvili prétend agir pour des raisons morales, il est difficile de ne pas voir, derrière son opposition au souhait de son parti de rester neutre face à la Russie, une manœuvre pour se maintenir au pouvoir. Ce faisant, en accusant l’opposition de refuser le « destin européen », perçu notamment chez les jeunes comme une voie vers la prospérité économique et la fin de la misère, elle adopte une stratégie risquée, similaire à celle à l’origine de la crise ukrainienne.
Sous la présidence de Viktor Ianoukovitch, Kiev avait engagé des discussions en faveur d’un rapprochement avec l’Union européenne à travers la négociation de l’Accord d’association. Mais, sous pression de l’UE, l’Ukraine, partagée à parts égales entre aspirations européennes et attachement aux relations russes, a été forcée de choisir entre un accord avec Bruxelles ou avec la Russie, son principal partenaire économique.
La décision de Ianoukovitch, qui a estimé que son pays ne pouvait pas se permettre de rompre ses relations économiques avec son principal partenaire commercial, a plongé son pays dans une crise qui a conduit aux événements d’Euromaidan, où se trouvent les origines de la guerre actuellement en cours en Ukraine.
Dans le même esprit, si l’on prend le cas de l’Arménie, Nikol Pachinian a tenté de jouer la carte de l’Europe et des États-Unis contre la Russie, dans une dynamique de « décolonisation » post-soviétique. Résultat ? L’Arménie a subi une défaite cuisante face à l’Azerbaïdjan, et les Occidentaux, malgré les espoirs placés en eux, ne sont pas intervenus pour la soutenir.
En Géorgie, en 2008, lorsque les Occidentaux ont encouragé Mikheil Saakachvili à défier la Russie en lui promettant un soutien, cela a conduit à une guerre qui s’est soldée par une occupation partielle du territoire géorgien. Par la suite, Saakachvili lui-même a été emprisonné.
En jouant sur le mécontentement lié au refus du pouvoir en place de s’aligner sur certaines aspirations européennes, l’attitude actuelle de Mme Zourabichvili est, à cet égard, profondément inquiétante.
À mon avis, l’Europe commet une erreur en s’engageant dans une ingérence aussi marquée. Dans des pays comme la Géorgie, la Moldavie, l’Arménie et, plus généralement, dans les anciennes républiques soviétiques proches de la Russie, il est bien connu que la corruption existe des deux côtés.
Rappelez-vous la révolution orange en Ukraine, où l’on a mis au pouvoir Yulia Tymoshenko en 2005, qui semblait incarner la pureté et la transparence, recevant même des distinctions européennes en matière de démocratie. Quelques années plus tard, en 2011, elle a été éclaboussée par d’énormes scandales de corruption. Il serait donc naïf de croire que la corruption se limite aux partisans pro-russes, ou qu’un désir de paix avec la Russie serait nécessairement synonyme de compromission.
Il ne faut pas oublier que, tout comme Ianoukovitch en 2014, qui n’était pas vraiment pro-russe mais voulait éviter les tensions avec la Russie, les dirigeants de la Géorgie ne cherchent pas à se retrouver dans une guerre ouverte, avec les chars russes dans les rues.
Craindre la Russie, ce n’est pas être pro-russe, c’est savoir que ce pays dispose d’un pouvoir de nuisance redoutable. On pourrait qualifier cela de « munichois », mais dans les pays limitrophes non membres de l’OTAN, beaucoup sont convaincus que sortir de la neutralité équivaut à se retrouver en confrontation avec la Russie. Or, dès qu’un pays adhère à l’Union européenne, il cesse d’être neutre de facto, car l’UE repose sur l’OTAN comme structure de défense. L’Union européenne n’a pas non plus la sagesse d’accepter que certains pays veulent rester neutres.
Par ailleurs, si le parti Rêve géorgien a freiné le processus d’adhésion à l’Union européenne, ce geste n’a fait qu’anticiper la condamnation européenne suite à l’adoption de lois géorgiennes permettant de restreindre l’activité d’ONG occidentales et d’interdire la propagande LGBT. Je trouve regrettable que, selon la Commission européenne, l’adoption de lois visant à défendre la famille traditionnelle et l’enfance – par exemple contre l’éducation sexuelle à l’école ou le changement de sexe chez les jeunes – soit désormais perçue comme un critère d’incompatibilité avec la démocratie.
La propagande LGBT, souvent associée à des messages vulgaires et déstabilisants pour les structures familiales traditionnelles, devient ainsi une pierre angulaire de ce que l’Union européenne considère comme les « valeurs démocratiques ». Avec de telles exigences, l’Union européenne se tire une balle dans le pied.
De plus en plus de pays d’Europe de l’Est, attachés à leurs valeurs traditionnelles, ne voient dans l’Union qu’une source de financement. Les valeurs portées par Bruxelles – encouragement à l’immigration incontrôlée, multiculturalisme, mesures favorisant l’agenda LGBT, rejet du patriotisme et vision mondialiste – sont en total décalage avec les aspirations de ces sociétés. Paradoxalement, les pays ayant connu l’oppression communiste se révèlent aujourd’hui beaucoup plus « réactionnaires » que ceux d’Europe de l’Ouest.
Le journaliste américain Tucker Carlson a annoncé sur X qu’il s’était rendu en Russie dans le cadre d’une interview avec le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, affirmant que le monde n’a jamais été aussi proche d’un conflit nucléaire. À l’instar de Mike Waltz, futur conseiller à la sécurité nationale dans la prochaine administration, Donald Trump Jr. a estimé qu’il y a derrière la décision de l’administration de Joe Biden d’autoriser l’Ukraine à tirer des missiles américains sur la Russie une volonté de provoquer une escalade militaire avec la Russie avant l’investiture de son père. Partagez-vous cette analyse ?
Les déclarations de Tucker Carlson et de Donald Trump Jr. s’inscrivent dans un contexte politique où il est de bonne guerre de diaboliser l’adversaire, mais je ne crois pas que Joe Biden veuille déclencher une Troisième Guerre mondiale, même s’il est vrai que le risque d’un conflit majeur a légèrement augmenté.
Ses décisions semblent plutôt motivées par une volonté de montrer un pouvoir de nuisance accru des États-Unis pour contraindre la Russie à la retenue. L’administration Biden, en autorisant l’Ukraine à effectuer des tirs de missiles américains sur le sol russe, envoie un message clair : les États-Unis sont prêts à fournir des capacités militaires bien plus dévastatrices à Kiev. Cela sert à placer une épée de Damoclès au-dessus de Moscou pour lui faire comprendre qu’il faudra se satisfaire d’un compromis territorial raisonnable.
Selon l’une de mes sources américaines bien informées, les administrations des deux présidents auraient en réalité maintenu un dialogue discret sur des questions clés de politique étrangère et seraient alignées.
Je pense que Trump, fidèle à sa philosophie de « paix par la force », mettra en œuvre une stratégie où il se présentera en position dominante, conforme aux canons de négociation qu’il expose dans son ouvrage The Art of the Deal. Pour lui, une négociation réussie repose sur des atouts solides et un pouvoir de dissuasion évident.
Aussi, Trump, en héritant de la posture de Biden, trouverait un terrain déjà balisé pour entamer ses propres négociations. Bien que Biden et Trump diffèrent dans leur style, il existe une convergence sur l’idée que la Russie ne répond qu’aux rapports de force. Car si les succès militaires russes se poursuivent, notamment dans le Donbass, Trump pourrait se retrouver face à une Russie avantagée et peu disposée à négocier.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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