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André Gattolin : « Renvoyer dos à dos bloc chinois et bloc américain relève de l’aberration géopolitique et culturelle »

mai 19, 2024 16:29, Last Updated: mai 20, 2024 13:53
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ENTRETIEN – Du 6 au 10 mai, Xi Jinping s’est rendu en France, en Serbie et en Hongrie pour son premier voyage en Europe depuis cinq ans, dans un contexte marqué par des tensions commerciales et des désaccords géostratégiques entre Europe et Chine. Ancien sénateur des Hauts-de-Seine et membre fondateur de l’Alliance interparlementaire sur la Chine (IPAC, selon l’acronyme anglais), André Gattolin partage dans cet entretien fleuve son analyse sur la stratégie de la Chine pour l’Europe, et déplore en France une mésestimation de la gravité de la menace représentée par le Parti communiste chinois pour les démocraties. 

Epoch Times : Xi Jinping clôturait ce 10 mai sa tournée européenne, après avoir été accueilli en France entre les 5 et 7 mai. Quelles leçons tirez-vous de cette visite d’État en France et pour quelles raisons le dirigeant chinois a-t-il poursuivi son voyage diplomatique en Serbie et en Hongrie ?

André Gattolin : La visite de Xi Jinping en Europe, la première depuis cinq ans, avait pour prétexte la commémoration de la reconnaissance de la République populaire de Chine par le général de Gaulle en 1964. Ce qui frappe, c’est la configuration géographique de ce voyage : trois pays, dont deux membres de l’Union européenne et un candidat à l’adhésion, avec un seul grand pays, la France, qui compte 68 millions d’habitants et affiche un PIB de plus de 3000 milliards de dollars. En comparaison, la Serbie, c’est 6,6 millions d’habitants, et la Hongrie, 9,8 millions d’habitants, avec des PIB largement inférieurs à celui de l’Hexagone.

S’agissant de la visite en France, celle-ci a été marquée par des tensions prévisibles. Pour éviter de paraître trop proche de la Chine, à la différence de la Serbie et de la Hongrie, Emmanuel Macron a demandé à Ursula von der Leyen d’être présente. Comme à son habitude, la présidente de la Commission européenne a tenu un discours très ferme, sur lequel le président français n’a pu que s’aligner.

Après le voyage chaleureux du président français en Chine l’année dernière, ponctué par une grande déclaration commune en 51 points, plusieurs affaires ont depuis assombri les relations sino-européennes, notamment l’enquête anti-dumping de la Commission européenne sur les voitures électriques chinoises et les menaces de rétorsion de Pékin contre le cognac français qui s’en sont suivies. Le président Macron a très mal pris ces sanctions ciblant spécifiquement une production française. Il était donc peu probable que des accords économiques significatifs soient conclus.

Par ailleurs, les objectifs géopolitiques initiaux de Macron — demander à la Chine de se distancier de la Russie et jouer un rôle de facilitateur de la paix — apparaissent désormais comme une grande illusion de la France, qui croit encore pouvoir tenir un rôle de puissance d’équilibre. Nous en avions déjà eu l’exemple au début de l’agression russe en Ukraine : Macron avait cru pouvoir jouer le rôle de médiateur entre Russes et Ukrainiens, et mettre ainsi un coup d’arrêt au conflit. La place supposée importante de la France dans le théâtre international est totalement surjouée.

L’exécutif français s’est satisfait des déclarations selon lesquelles la Chine s’engageait à s’abstenir de vendre des armes à la Russie. Mais là aussi, on sait que cette promesse est indirectement contournable : Xi Jinping n’a aucunement l’intention de peser sur la Corée du Nord pour faire cesser les livraisons d’armes à Moscou.

Somme toute, cette visite semble avoir été conçue avec un service minimum, composé d’un dîner d’État à Versailles et un déplacement avec une météo assez cataclysmique dans les Pyrénées.

En réalité, la visite de Xi Jinping en Europe revêtait avant tout l’objectif de dissocier l’Europe des États-Unis et de semer la division entre pays européens. C’est plutôt réussi, et c’est pourquoi je m’intéresse davantage à son voyage en Serbie et en Hongrie.

La visite en Serbie et en Hongrie a permis quelques avancées du côté chinois, surtout pour Budapest, avec des contrats dans le domaine des trains rapides et du nucléaire, et une rhétorique anti-« derisking » en opposition avec l’Union européenne. Concernant la Serbie, des annonces ont été faites sur les mines et les infrastructures, et un accord de libre-échange entre Belgrade et Pékin prendra effet le 1er juillet, ce qui serait impossible si la Serbie était membre de l’UE. Sur ce point, je dois faire part de ma perplexité sur le fait qu’il n’existe pas de clause dans les chapitres d’ouverture de négociations d’entrée à l’Union européenne interdisant pendant cette période de contracter des traités de libre-échange avec des pays tiers non européens. La Chine se recentre donc sur les Balkans occidentaux dans l’objectif de pénétrer le cœur de l’Europe.

Dans sa conférence de presse avec Xi Jinping, Emmanuel Macron a redit que la France rejetait « la logique des blocs », prônant, depuis son arrivée à l’Élysée, une « politique d’équilibre », une « troisième voie » pour l’Europe, entre les États-Unis et la Chine. Quel regard portez-vous sur ce positionnement ?

Cette rhétorique peut s’assimiler à de l’auto-persuasion. La France se targue de s’inscrire dans une continuité gaulliste, un positionnement aujourd’hui salué de gauche à droite, même par ceux qui se sont opposés à de Gaulle par le passé. Pourtant, cette pseudo-équidistance manque de réalisme. Quelle troisième voie peut-on imaginer pour la France, qui n’a pas réussi à créer une armée européenne, une capacité de défense commune, ou une politique diplomatique cohérente ?

La guerre en Ukraine a montré que l’Europe ne se serait probablement pas autant impliquée sans l’engagement financier et militaire des Américains. Si l’on peut souhaiter et rêver d’une autonomie stratégique pour le Vieux continent, affirmer qu’il existe une troisième voie est un procédé rhétorique qui berce d’illusions les opinions européennes et conduit à sous-estimer la réalité de la menace chinoise.

Par ailleurs, si parler de politique d’équilibre peut avoir un sens d’un point de vue géoéconomique — on peut comprendre le désir de préserver le marché européen face aux puissances dominantes comme la Chine et les États-Unis – cette notion ne se traduit pas en termes géopolitiques. Doit-on évaluer un pays uniquement à l’aune de sa puissance économique, ou bien aussi tenir compte de son mode de gouvernance ? Croire que les États-Unis sont intervenus en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale uniquement pour des raisons économiques est faux : les soldats américains ont combattu et sont morts pour la défense de valeurs et de la démocratie.

Renvoyer dos à dos bloc chinois et bloc américain relève donc de l’aberration géopolitique et culturelle. C’est pourtant ce qu’a fait Emmanuel Macron dans son discours à la Sorbonne, auquel j’ai assisté, critiquant la Chine pour son non-respect des accords internationaux et les États-Unis pour l’adoption de son « Inflation Reduction Act », qui, selon lui, pénalise les industries européennes au profit de la réindustrialisation américaine.

Sur la guerre en Ukraine, sujet qui était à l’ordre des discussions entre Emmanuel Macron et Xi Jinping, quels sont les objectifs géopolitiques que cherche à atteindre la Chine au travers de ce conflit selon vous ? L’exploite-t-elle afin de supplanter la Russie ?

La Chine a tout intérêt à ce que le conflit perdure. On oublie souvent que le passé des relations russo-chinoises est marqué par cinquante années d’immenses tensions, même si les deux régimes étaient communistes. Si bien que la stratégie japonaise et américaine de containment de la Chine considérait la façade pacifique de la Russie et l’Arctique protégés par une Russie vigilante contre l’expansionnisme chinois. Aujourd’hui, cette dynamique a complètement changé.

Ce que la politique de containment américaine n’avait pas anticipé, c’est ce rapprochement russo-chinois. En outre, l’Asie centrale, peu investie par l’Europe ou les États-Unis, est devenu un passage stratégique pour le transport de matériel légal ou illégal en période des sanctions. Tant que la Chine n’impose pas de sanctions contre la Russie, il est probable qu’elle lui fournisse des composants stratégiques, voire indirectement des armes. Des photos satellites ont montré que dans un port proche de la frontière sino-russo-coréenne, des transferts étaient opérés par des bateaux chinois sur des bateaux coréens allant en direction de la Russie.

La Chine reste donc discrète, sans toutefois vouloir une victoire absolue de la Russie pour plusieurs raisons. D’abord, la Chine détient des intérêts stratégiques en Ukraine depuis la première guerre du Donbass. La reconstruction de l’Ukraine coûtera probablement des milliers de milliards de dollars, et la Chine, où elle est déjà bien implantée, veut sa part du gâteau. D’où la prudence systématique des dirigeants ukrainiens, Zelensky au premier chef, à ne pas trop critiquer la Chine. Ensuite, si le conflit perdure avec la même intensité, la Russie, qui a épuisé ses fonds souverains, sera financièrement à sec dans deux ans. Elle devra alors vendre ses actifs, ce qui bénéficiera à la Chine. Enfin, Pékin ne désire pas non plus une victoire russe totale, car cela renforcerait l’influence mondiale de Moscou dans le cadre des BRICS.

C’est pourquoi la Chine joue un jeu subtil, exerçant une pression sur l’Occident tout en contenant la Russie. Sa seule ligne rouge vis-à-vis de la Russie serait l’escalade nucléaire, encore qu’il n’est pas certain qu’elle romprait ses liens avec Moscou en cas d’usage tactique du nucléaire. De son côté, l’économie russe est confrontée à un choix : son effondrement pur et simple à moyen terme ou sa vassalisation par la Chine.

En 2022, la France a enregistré un déficit commercial de 50 milliards d’euros en Chine, qui devrait monter à 60 milliards d’euros cette année. Quels sont selon vous les causes de ce déséquilibre ?

La réalité est que, hormis les produits de luxe et de beauté, la France n’exporte pratiquement rien vers la Chine. Tout ce que nous produisons ici est déjà fabriqué là-bas. Si le budget des grands contrats commerciaux peut sembler élevé, ils ne génèrent pas de richesse productive en France. Notre pays a opté pour la désindustrialisation et la sous-traitance car les coûts de production moins élevés permettent de maintenir un certain pouvoir d’achat, mais les conséquences sur notre balance commerciale sont désastreux.

Ursula von der Leyen a déclaré que l’Europe ne pouvait « pas accepter » le « commerce déloyal » causé par l’afflux de véhicules électriques ou d’acier chinois fabriqués grâce à des « subventions massives ». « Le soi-disant “problème de la surcapacité de la Chine” n’existe pas », a répondu Xi Jinping, affirmant que « l’industrie chinoise des nouvelles énergies » permettait au contraire « d’accroître l’offre mondiale et d’atténuer la pression de l’inflation mondiale ». Comment analysez-vous cet argument du dirigeant chinois ?

Je ne vois aucun lien économique entre les deux assertions. Tout d’abord, il y a bel et bien une surcapacité de la Chine, comme on l’a vu dans le secteur de l’acier en 2015, où le dumping pratiqué par Pékin a incité l’Union européenne à refuser de reconnaître ce pays comme une économie de marché au sein de l’OMC. Aujourd’hui, le même scénario se produit dans le domaine de la voiture électrique. La Chine a massivement investi dans cette filière, mais le marché chinois achète encore très peu de voitures électriques. Résultat, des millions de véhicules électriques sont stockés dans des ports comme Rotterdam ou Anvers.

La Chine a le besoin impérieux de produire pour maintenir son contrat social qui repose non pas sur une adhésion idéologique au Parti communiste, mais sur l’urbanisation, l’augmentation du pouvoir d’achat et un taux de croissance de 7 ou 8 %.

Aujourd’hui, Xi Jinping affirme que la croissance chinoise se situe à 5 % par an, un chiffre largement remis en question, car l’économie domestique est en réelle difficulté, comme en témoigne le taux de chômage élevé de la jeunesse chinoise, autour de 20%, et la multiplication des faillites d’entreprise. C’est d’ailleurs pourquoi la Chine investit massivement dans les technologies vertes, pour s’assurer un leadership, soutenu tant par les subventions d’État versés par le Parti communiste que les subventions indirectes versées par des entreprises chinoises soi-disant privées.

Est-ce que cela va accroître l’offre mondiale et atténuer la pression de l’inflation mondiale ? Ce que je vois, c’est que l’objectif de la Chine n’est pas d’accroître l’offre globale, mais bien d’accroître l’offre chinoise. Pour elle, chinois et mondial, c’est la même chose. La Chine se considère comme le centre du monde, donc elle parle de sa propre croissance et de ses propres intérêts, et non de la croissance des autres économies, notamment occidentales.

Est-ce que cela sous-entend que les nouvelles énergies abaisseraient les coûts, notamment ceux du transport ? On sait que le commerce mondial est largement maritime, se faisant notamment de l’Asie à l’Europe. Dire que les nouvelles technologies énergétiques baisseraient les coûts relève de la pure rhétorique. C’est une manière de dire que la Chine est un partenaire pour les pays occidentaux dans la réduction des gaz à effet de serre, la biodiversité et la maîtrise énergétique, alors qu’en réalité, nous sommes concurrents et rivaux dans tous ces domaines.

L’Europe et la France fondent encore leurs relations avec la Chine sur un triptyque : partenariat en matière de multilatéralisme et de questions environnementales, concurrence en matière économique et technologique, et rivalité systémique en matière de droits de l’homme et de gouvernance. Mais cette vision est une illusion. La rivalité existe à tous les niveaux, y compris sur les questions environnementales, puisque la Chine elle-même n’applique pas les critères de réduction de gaz à effet de serre auxquels elle s’est engagée.

Je ne crois pas aux accords et aux traités avec la Chine. À l’époque de Deng Xiaoping, il existait une réelle volonté d’ouverture, bien que cela n’incluait pas la démocratisation. Sous Xi Jinping, les traités sont des tigres de papier, n’engageant que la partie adverse, et non la Chine. On l’a vu avec la ratification des conventions interdisant le travail forcé il y a deux ans. Bien que la Chine ait signé la convention de l’Organisation internationale du travail, il n’y a aucune possibilité de vérifier sa mise en œuvre.

Quand on signe un traité, il faut l’implémenter. Cependant, les responsables de l’OIT sont tellement fiers que la Chine ait ratifié le traité qu’ils ne veulent pas risquer de la froisser en vérifiant si le travail forcé a effectivement disparu. Nous, en Occident, appliquons les règles que nous signons, mais nous sommes souvent peu vigilants pour vérifier si l’autre partie respecte ses engagements.

Dans une tribune donnée au Figaro, Xi Jinping écrit que l’année 2024 « marque le 70e anniversaire des Cinq Principes de la Coexistence pacifique », dont l’un d’entre eux est « la non-ingérence mutuelle dans les affaires intérieures », affirmant que « la Chine applique fidèlement ces principes ». Que dire de ces propos au regard de l’existence de postes de police chinois clandestins en France et ailleurs en Occident, et de la cyberattaque dont vous et les autres membres de l’IPAC avez été la cible ?

S’agissant de la non-ingérence mutuelle dans les affaires intérieures, la Chine n’hésite pas à installer des postes de police illégaux à l’étranger et à mobiliser sa diaspora pour servir ses intérêts. Par exemple, lors de la manifestation des Ouïghours organisée le 5 mai à Paris à La Madeleine avant la venue de Xi Jinping, nous avons été attaqués par un groupe de jeunes Africains manifestement financés par des intérêts chinois : ils ne connaissaient même pas l’identité des personnes figurant sur les portraits qu’ils brandissaient, la Chine utilisant des tierces personnes pour éviter d’être directement impliquée. En outre, s’est déroulée une manifestation non autorisée d’étudiants chinois, clairement téléguidée par deux personnes de l’ambassade de Chine en France, à l’occasion de laquelle des hommes en civil nous filmaient et photographiaient.

Par ailleurs, cette date-là, en plein jour à 11 h 20, une opposante ouïghoure réfugiée en France a été harcelée et presque enlevée dans le 18ᵉ arrondissement de Paris. Qu’est-ce que cela sinon une police parallèle ? La Chine considère que partout où il y a des Chinois ou des intérêts chinois, c’est la Chine. Elle gère ces zones par ses propres moyens, soit en obtenant le droit de patrouilles conjointes avec les policiers locaux, comme en Hongrie et en Italie, soit en organisant ses propres forces de coercition, de répression transnationale, d’expulsion ou d’enlèvement.

La notion de non-ingérence est donc asymétrique : la Chine exige que les autres pays ne se mêlent pas de ses affaires intérieures, tout en intervenant dans celles des autres. C’est un double standard inacceptable.

Personnellement, j’ai été ciblé par les groupes de hackers chinois APT31 et Storm-0558, et mis en cause dans le procès de Jimmy Lai à Hong Kong, accusé à tort d’avoir instigué les soulèvements de 2019. Les 17 personnes citées par l’IPAC, dont je suis le seul Français à faire partie, demandent à être entendues dans ce procès pour prouver notre innocence.

Plus long de l’histoire chinoise depuis celui de la Bande des Quatre, le simulacre de procès de Jimmy Lai, militant hongkongais en faveur de la démocratie, vise à démontrer l’existence d’un complot étranger et à intimider les industriels taïwanais. Ce procès de type stalinien sert à faire pression non seulement sur les Hongkongais, mais aussi sur toutes les populations chinoises et sur ceux qui les soutiennent.

Face à cela, les autorités françaises restent largement silencieuses. Sur la route de l’abattoir, les agneaux bêlent le moins possible, pensant que les plus silencieux seront épargnés.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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