Anne Coffinier : « Le projet de programme d’éducation à la sexualité va au-delà de l’éducation à la tolérance »

Par Julian Herrero
9 décembre 2024 09:35 Mis à jour: 9 décembre 2024 16:49

ENTRETIEN – Anne Coffinier est présidente de Créer son école, acteur de référence dans la défense de la liberté scolaire en France. Elle analyse pour Epoch Times le projet de programme d’Éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Evars) examiné jeudi 5 décembre par le Conseil supérieur de l’Éducation.

Epoch Times : Anne Coffinier, la version finale du nouveau programme d’éducation à la sexualité n’a toujours pas été publiée, mais a déjà suscité une polémique et divise jusqu’au sein même du gouvernement sortant. Le ministre délégué à la Réussite scolaire et à l’Enseignement professionnel démissionnaire, Alexandre Portier, déclarait il y a deux semaines que le programme n’était pas « acceptable en l’état » précisant notamment qu’il s’engagerait personnellement pour que « la théorie du genre ne trouve pas sa place dans nos écoles ». Le lendemain, la ministre de l’Éducation nationale, Anne Genetet a recadré Alexandre Portier en indiquant que « la théorie du genre n’existe pas » et qu’elle « n’existe pas non plus dans ce programme ». La théorie du genre figure-t-elle dans le programme ?

Anne Coffinier : Dans le programme tel qu’il est aujourd’hui – c’est-à-dire la version de mars 2024 retravaillée à plusieurs reprises -, on remarque que le terme « identité de genre » apparaît 17 fois. Anne Genetet soutient, comme son prédécesseur Najat Vallaud-Belkacem en 2014 au moment de l’adoption de l’ABCD de l’égalité, que « la théorie du genre n’existe pas ».

Il est pourtant indéniable que les « études de genre » existent bel et bien. Elles consistent à montrer le caractère culturel et construit de l’identité sexuelle ressentie, qu’elles nomment « identité de genre ».

Par extension, une pensée s’est développée que l’on peut appeler « théorie du genre », selon laquelle le sexe, au sens biologique du terme, ne dit rien de la manière dont on ressent son corps ou perçoit son identité. On peut être dans une dysphorie de genre, c’est-à-dire se ressentir d’un sexe différent de celui que la nature nous a donné. C’est cette idée qui s’est banalisée à travers cette théorie du genre, et que l’on retrouve mise en avant dans le projet de programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle.

Qu’il existe des cas de dysphorie de genre est certain mais ce sont, pour autant qu’on le sache, des raretés. Cette théorie, au contraire, présente cette possibilité comme une option aussi banale que d’être cisgenre c’est-à-dire avoir un corps biologique et une identité de genre qui ne se contredisent pas. Par exemple, sur le site de référence de Santé publique France, Onsexprime.fr, vous avez une section dédiée à cette pensée, dans laquelle on vous explique que certes, vous pouvez avoir un pénis ou un vagin, mais que ça ne détermine pas votre identité de genre et que cela relève d’un choix personnel.

Mais ce qui peut intellectuellement se concevoir comme approche philosophique parmi d’autres ne constitue pas pour autant une vérité scientifique qui doit être enseignée à tous les enfants dès l’âge de trois ans. C’est par exemple la position du ministre démissionnaire Alexandre Portier. Les opposants à la théorie du genre considèrent que l’école n’est pas le lieu idoine pour imposer cette idée, d’autant plus que nolens volens, cela pourrait conduire les enfants à s’interroger sur leur identité de genre, et s’ils sont vraiment des garçons ou des filles, etc.

Est-ce vraiment utile de créer un malaise à ce sujet ? Je ne le crois pas. Que des gens puissent avoir une dysphorie de genre, c’est un fait et nous devons l’accepter. Mais là, on cherche à systématiser ce type d’interrogation, ce qui est un problème.

Ce programme, consulté par l’AFP et relayé par TF1, prévoit notamment que les élèves de maternelle soient « sensibilisés à l’égalité entre les filles et les garçons » et qu’« à partir du CM1, ils apprennent aussi à connaître les principaux changements du corps à la puberté, à repérer les situations de harcèlement ou à comprendre les stéréotypes pour lutter contre les discriminations ». Qu’en pensez-vous ?

Je pense qu’aujourd’hui, on essaye de caricaturer le débat. On veut nous faire croire qu’il y a d’un côté, les réactionnaires opposés à toute forme d’éducation sexuelle à l’école considérant que ce rôle revient à la famille, et de l’autre, la gauche et les progressistes qui affirment que la plupart des parents sont défaillants sur ces sujets et que c’est à une institution extérieure de s’en charger. Mais ces deux positions sont à mes yeux trop extrémistes.

Pour ma part, je considère que la gravité et la complexité des dangers auxquels les entrants sont exposés justifient que l’on ne se contente pas des seuls enseignements délivrés par les familles. De plus, les enfants n’ont pas toujours envie d’écouter leurs parents parler de sexualité. Cela peut les mettre mal à l’aise. Ainsi, il y a, selon moi, de la place pour qu’une institution scolaire assume ce rôle, en complément de ce que font les parents, à condition que cet enseignement soit dispensé en totale transparence à l’égard des parents. C’est pour cela que je propose de filmer et de diffuser à destination des parents les cours dispensés aux élèves.

Le programme Evars met les parents sur la touche et les décrédibilise de manière violente et directe. Ils ne sont jamais présentés comme l’autorité ou la source d’information ou d’avis vers laquelle se tourner. Le programme Evars marginalise sciemment les parents. Ou quand ils apparaissent, ils sont présentés comme des individus que l’on pourrait mettre à distance et contourner.

Ainsi sur le même site internet onsexprime.fr, il y a une rubrique intitulée : « Comment prendre la pilule sans que ma mère soit au courant ? ». On entérine ici l’idée qu’il est normal qu’un mineur essaye d’exclure ses parents de ces interrogations.

À mon sens, contrairement à ce que les plus conservateurs peuvent dire, il faut agir au niveau scolaire. C’est la raison pour laquelle je propose une solution en deux axes : d’une part, consulter les familles au niveau local avant de développer un programme consensuel, et d’autre part, leur permettre de suivre en direct les cours en les filmant.
Cela permettrait de modérer largement le contenu des programmes et de certaines matières qui sont souvent dispensées par des organismes militants en total décalage avec ce que les familles souhaitent expliquer à leurs enfants.

De leur côté, les syndicats d’enseignants soutiennent le programme…

Ce n’est pas une surprise. Les syndicats enseignants sont majoritairement de gauche. Ensuite, chez les progressistes, il y a une tradition qui consiste à présenter l’école comme un lieu qui va émanciper les enfants d’une forme d’obscurantisme familial et religieux.

Mais là encore, les deux positions sont extrêmes. Les familles ne peuvent pas protéger leurs enfants en les soustrayant à l’information. Ce n’est pas possible. D’autant plus aujourd’hui, à l’ère de la pornographie à portée de clic sur n’importe quel smartphone. Il est urgent de former préventivement les enfants aux dangers auxquels ils pourront avoir à faire face.

Mais attention. Il semble légitime de sensibiliser les enfants à une nécessaire tolérance à l’égard des comportements plus minoritaires, à la nécessité de respecter également les hommes et les femmes ainsi qu’à celle de respecter la liberté individuelle en général. Il est utile aussi d’apprendre à ne pas stigmatiser leurs camarades en raison de leur orientation sexuelle réelle ou supposée. Cette éducation à la tolérance globale me paraît très saine et devrait être présente dans toutes les écoles.

Mais le projet de programme d’éducation à la sexualité va au-delà de cette éducation à la tolérance. On propose une construction de l’identité dans laquelle il n’y a plus de nature, où tout doit être construit. A cela, nous n’avons pas à souscrire. Le questionnement qui est encouragé est dangereusement anxiogène pour les mineurs, qui s’imaginent avoir à se positionner précocement en termes d’orientation sexuelle et d’identité de genre.

Dans une tribune publiée dans le Journal du Dimanche, vous parlez « d’atteinte à la liberté d’enseignement ». Vous craignez que certains établissements privés soient contraints d’appliquer ce programme ?

Ce n’est pas que je crains, c’est écrit noir sur blanc : le programme est destiné aux établissements publics et privés sous contrat.

Il y a plusieurs jours, j’ai débattu avec le Secrétaire général de l’Enseignement catholique, Philippe Delorme. Il considérait qu’à partir du moment où ce programme serait adopté, l’enseignement catholique sous contrat n’aurait pas d’autre choix que de le respecter.

Il déplorait certains aspects du programme tout en admettant qu’il ne pouvait y faire grand-chose, si ce n’est demander à la ministre de l’Éducation nationale de le rendre plus consensuel et d’essayer de renforcer le rôle des parents.

Mais on voit bien que la capacité de négociation du Secrétaire général est faible. Je ne vois pas spécialement pourquoi la ministre lui donnerait gain de cause, elle qui a recadré brutalement le ministre délégué Alexandre Portier.

Pour ma part, j’essayais de démontrer, dans cette tribune, quelque chose d’un peu plus subtil : l’enseignement sous contrat procède de la loi Debré adoptée en 1959. Cette loi est née dans un contexte de bras de fer très fort entre deux visions opposées, comme c’est le cas aujourd’hui avec l’éducation sexuelle. Il y avait d’un côté, une vision plutôt laïciste de gauche mettant en avant la liberté de conscience des enfants et opposée à ce que les églises exercent une quelconque influence sur leur vision du monde, et de l’autre, une vision plus conservatrice considérant qu’il était préférable qu’il y ait un pluralisme éducatif et spirituel et qu’un établissement privé, même sous contrat, puisse garder son caractère propre.

Un compromis a résulté de cette opposition. Il a consisté à faire respecter la liberté de conscience des enfants, mais il a également permis aux établissements privés sous contrat de faire valoir leur caractère propre, y compris dans l’enseignement même. Évidemment, c’est une question d’équilibre qui n’est pas évidente.

Et comme le caractère propre n’a pas été défini de manière stricte, ces dernières années, la tendance a été de le réduire et de considérer finalement que l’originalité, par exemple spirituelle ou éducative de la vision catholique de l’enseignement, se logeait dans les « à côté », mais pas dans les programmes officiels. C’est une réduction de la conception de la liberté d’enseignement notamment due à un manque de pugnacité de l’enseignement catholique ainsi qu’au fait que la plupart des professeurs de l’enseignement catholique sous contrat ne sont plus catholiques. D’ailleurs, la plupart des directeurs de ces établissements ne le sont plus également. In fine, ils ne se sentent pas concernés par le fait d’incarner cette vision.

Maintenant, il y a un réseau catholique sans le nombre suffisant de personnes convaincues et formées pour faire vivre la spécificité de ces écoles. Nous nous retrouvons aujourd’hui avec un enseignement catholique presque embarrassé des libertés que le général de Gaulle leur a obtenues en 1959.

Il nous semble que le moment est justement venu, pour l’enseignement privé, d’utiliser ces libertés.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

Soutenez Epoch Times à partir de 1€

Comment pouvez-vous nous aider à vous tenir informés ?

Epoch Times est un média libre et indépendant, ne recevant aucune aide publique et n’appartenant à aucun parti politique ou groupe financier. Depuis notre création, nous faisons face à des attaques déloyales pour faire taire nos informations portant notamment sur les questions de droits de l'homme en Chine. C'est pourquoi, nous comptons sur votre soutien pour défendre notre journalisme indépendant et pour continuer, grâce à vous, à faire connaître la vérité.