Espagne: le juge Garzon suspendu le temps d'être jugé

Écrit par Christian Galloy, Latin Reporters
18.05.2010

ANALYSE

Exil du «justicier universel» à la Cour pénale internationale?

  • Le juge espagnol Baltasar Garzon(Stringer: AFP / 2010 AFP)

Le célèbre juge d'instruction espagnol Baltasar Garzon a été suspendu de ses fonctions le 14 mai dernier à Madrid, le temps d'être jugé à une date non fixée pour «prévarication» présumée dans son procès des crimes du franquisme avorté à la fin de 2008. La gauche politique, intellectuelle et médiatique s'indigne. La droite dit respecter la décision de la justice. Peu de réactions et d'analyses échappent à la politisation.

Malgré l'absence bienséante de trois magistrats d'une inimitié notoire contre Garzon, la suspension a été prononcée à l'unanimité des 18 membres présents du Conseil général du pouvoir judiciaire (CGPJ). Le juge suspendu ne sera réhabilité qu'après acquittement éventuel. Sa condamnation entraînerait de 12 à 20 ans d'interdiction professionnelle. Baltasar Garzon ayant aujourd'hui 54 ans, ce serait la fin de carrière de ce pionnier de la justice universelle, persécuteur de l'ancien dictateur chilien Augusto Pinochet et d'autres ex-tyrans et tortionnaires latino-américains.

Sa suspension provisoire complique son projet, élaboré précisément pour éviter d'être suspendu, d'assumer pendant sept mois un poste d'assesseur du procureur général de la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye, aux Pays-Bas. En principe, le CGPJ n'autorise pas un magistrat suspendu à partir en mission extérieure. Pour passer outre, Baltasar Garzon devrait abandonner la carrière judiciaire sans retour possible.

Deux autres procès ouverts contre Garzon

Contrairement à l'affirmation de ses partisans, ce n'est pas pour avoir tenté de faire le procès des crimes du franquisme qu'il va être jugé, mais bien pour prévarication présumée dans cette procédure ouverte et avortée à la fin de 2008. Deux autres procès totalement étrangers au franquisme sont d'ailleurs ouverts contre Garzon, également pour prévarication. L'un vise son ordre de mettre sur écoute des conversations tenues en prison entre des inculpés de corruption et leurs avocats. Ce type d'écoute serait illégal, sauf pour combattre le terrorisme. L'autre découle de sa transgression supposée de la déontologie en acceptant un dossier impliquant la première banque espagnole, Santander, qu'il favorisa ensuite par un non-lieu, alors que cette banque avait financé auparavant, à la demande même du juge Garzon selon l'accusation, son cycle de conférences à l'Université de New York.

La prévarication est définie par le Petit Robert comme «un acte de mauvaise foi commis dans une gestion». En droit espagnol, un serviteur public, donc aussi un magistrat, est coupable de prévarication lorsqu'il prend «sciemment» une décision contraire à l'ordre juridique en vigueur. Pour un juge, il s'agit du délit le plus grave.

Ouvrir le dossier des crimes du franquisme, dans les médias ou aux Cortes (Parlement), n'a jamais été interdit en Espagne depuis le retour de la démocratie. Mais porter ce dossier devant les tribunaux se heurte à l'amnistie des crimes et délits politiques votée à Madrid en 1977, deux ans après la mort de Franco, par le Parlement démocratique qui approuva l'actuelle Constitution espagnole. En outre, l'Audience nationale, haute instance pénale à laquelle appartient Baltasar Garzon depuis 22 ans, ne peut poursuivre que des coupables palpables. Or, il était de notoriété publique que ceux mis en cause par Garzon en 2008, Franco et ses généraux et ministres de la première époque, étaient morts et enterrés depuis plus de trente ans.

Certificat de décès de Franco

Baltasar Garzon se déclara néanmoins compétent pour poursuivre les fameux et sinistres défunts, malgré l'opposition et les avertissements du procureur en chef de l'Audience nationale, Javier Zaragoza, magistrat réputé progressiste. Tant à ce titre qu'en ignorant l'amnistie, le juge Garzon aurait donc pu prendre sciemment une décision contraire à l'ordre juridique, à la requête de descendants de disparus républicains désireux surtout de localiser les restes de leurs parents ou grands-parents fusillés par les franquistes.

Le célèbre juge ouvrit son enquête sur les crimes du franquisme au début de septembre 2008. À la surprise générale, il réclama six semaines plus tard, le 18 octobre, les certificats officiels de décès de Franco et de ses principaux collaborateurs. Il clôtura lui-même son enquête le 18 novembre 2008, constatant dans un arrêt que la mort avait effectivement éteint la responsabilité pénale de Franco et de ses généraux et ministres. Mais, en deux mois, Baltasar Garzon avait secoué la mémoire historique de l'Espagne en la sensibilisant sur les milliers de disparus gisant dans des fosses communes localisées au compte-gouttes par leurs descendants, le plus souvent sans aide publique.

À propos de l'amnistie de 1977, Baltasar Garzon estime, comme notamment Amnesty International et le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies, qu'elle ne peut pas couvrir des crimes contre l'humanité, par définition imprescriptibles. Or, aux yeux du magistrat aujourd'hui suspendu, les 114 266 disparitions forcées de républicains qu'il a recensées seraient autant de crimes contre l'humanité encore en cours d'exécution aussi longtemps que les restes des disparus n'auront pas été localisés.

Sous réserve de la sentence qui ne sera rendue que dans plusieurs mois, confirmant ou infirmant l'accusation de prévarication, les arguments du juge Garzon n'ont pas convaincu ses pairs. Le juge instructeur du Tribunal suprême qui l'a inculpé, Luciano Varela, progressiste supposé en tant que membre fondateur de l'association Juges pour la démocratie, estime que, le cas échéant, une majorité parlementaire pourrait abroger l'amnistie, mais non la seule décision d'un juge.

Ce sont les opposants à la dictature qui réclamaient l'amnistie

Le gouvernement socialiste espagnol de José Luis Rodriguez Zapatero soutient avec une discrétion relative Baltasar Garzon. Un porte-parole gouvernemental n'en rappelait pas moins récemment que l'amnistie de 1977 n'est pas comparable à celle qui favorisa, avant d'être parfois abrogée comme en Argentine, des dictateurs et militaires sud-américains. Car, en Espagne, ce ne sont pas les héritiers du franquisme, mais les opposants à la dictature qui réclamèrent cette amnistie afin de permettre la libération de nombreux socialistes, communistes, syndicalistes et nationalistes basques et catalans. Le paradoxe est qu'aujourd'hui l'un des plus fermes défenseurs de l'amnistie de 1977 est le Parti populaire (PP, opposition conservatrice), alors qu'à l'époque l'Alliance populaire dont le PP est issu la critiquait et s'abstint lors du vote parlementaire.

Jusqu'à ce jour, aucun parti politique espagnol n'a jamais inscrit parmi ses propositions électorales la suppression de l'amnistie. Des analystes estiment qu'un débat national sur cette question risquerait de fragiliser la monarchie. Nul ne doute des convictions démocratiques actuelles du roi Juan Carlos Ier mais, le 23 juillet 1969, six ans avant la mort de Franco, l'alors prince Juan Carlos avait dû assurer son futur trône en jurant fidélité aux principes fondamentaux du Movimiento, le parti unique franquiste. Les drapeaux républicains déployés dans les manifestations d'appui au juge Garzon pourraient être perçus à la fois comme des rappels et des avertissements.

L'ensemble de ces considérations n'étouffe pas une question logique : comment est-il possible que «les bourreaux», ou du moins leurs héritiers idéologiques, soient aujourd'hui en Espagne les justiciers du premier juge ayant osé poursuivre les crimes de Franco? Car, dans ce premier procès contre Garzon, les plaignants écoutés et suivis par le Tribunal suprême, contraint d'appliquer la loi, sont le parti d'extrême droite Falange Española et le collectif Manos Limpias (Mains Propres), dont le dirigeant fut l'un des responsables d'une autre formation d'extrême droite, le Frente Nacional.

C'est pourquoi les poursuites visant Baltasar Garzon sont largement perçues, proportionnellement plus à l'étranger qu'en Espagne, comme une vengeance, mais non comme un acte de justice.

Source : www.latinreporters.com