Le respect au cinéma

Écrit par Alain Penso, La Grande Époque
28.05.2010
  • La réalisatrice italienne Sabina Guzzanti lors de la présentation de son film Draquila - L’Italie qui tremble au 63e Festival de Cannes, le 13 mai 2010. (AFP)(攝影: / 大紀元)

Les États se sentent le devoir d’exiger un respect naturel de la part de toutes les institutions existantes. Inquiets pour leur image de marque, leur stabilité, même le Festival de Cannes, palais du cinéma mondial, devrait se plier à ce diktat. Au cœur de cette manifestation internationale, des œuvres arrivent de partout et traitent de tout, en principe sans censure. Cannes doit-il se plier aux pressions de pays menaçant de quitter le festival ?  

Avec le film d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard (1956) après la seconde guerre mondiale, l’Allemagne n’a pas lésiné sur les moyens pour arriver à ses fins. L’ambassadeur d’Allemagne a exigé que le film d’Alain Resnais soit retiré, ce qui a été fait au mépris du respect de l’artiste, débouté par ces exigences.

Plus de cinquante ans après, la controverse continue, avec le film de Rachid Bouchareb, Hors-la-loi (2010) œuvre en compétition réalisée dans le même esprit que son film précédent Indigènes (2006).

Le film serait anti-français, négationniste et falsifierait l’histoire. Les attaques se concentrent essentiellement sur la représentation du massacre de Sétif, le 8 mai 1945, où une centaine de colons ont été tués d’un côté et 15.000 indigènes environ de l’autre. Le scénario est concentré sur l’histoire de trois frères algériens de 1925 à 1961, leur ascension dans le banditisme et la manière dont ils financent le FLN pendant la guerre d’indépendance.

Pour départager les partis en présence il faut faire appel à des historiens spécialisés dans la guerre d’Algérie. En effet, un film est un moment dans une histoire qui ne dit pas tout. Nous n’en avons jamais terminé avec l’histoire des faits obscurs. Là les exigences patriotiques rendent le film irrespectueux sans appel, mais en revanche l’artiste n’est pas davantage respecté pour ses obligeances artistiques. Un film ne peut injustement critiquer dans un sens ou dans l’autre, en se contentant de connaître simplement le sujet.

Hors-la-loi concourt à Cannes sous les couleurs de l’Algérie. 59 % de son financement est français. Il sort à Cannes le 21 mai.

Au nom du peuple italien

Le ministre de la Culture Sando Bondi n’accepte pas davantage la projection spéciale de Draquila, l’Italie qui tremble (2010) de la cinéaste anti-Berlusconi, Sabina Guzzanti qui a enquêté sur l’opacité et les arrangements entre l’État et les entreprises ayant participé à la reconstruction de l’Aquila détruit après le séisme en avril 2009. L’homme politique n’a pas vu le film, seulement un extrait diffusé à la télévision. Se sentant investi politiquement, il crie à l’insulte contre le peuple italien et la vérité. Il est difficile de parler de respect vis-à-vis des auteurs lorsque les acteurs des conflits ne voient pas les films avant de porter un jugement digne d’être écouté. Les accents du film politique font ressurgir de ces saines polémiques sous les yeux du président du jury du festival, Tim Burton, habitué à tous les surréalismes puisque ses films en sont pétris. Le fantastique n’a plus de secrets pour lui avec Alice au pays des merveilles (2009). Il n’est pas à une absurdité près avec Mars attack (1996) entre le pouvoir et le discernement, le lyrisme et le comique. Le cinéaste manie avec dextérité toutes ces gammes de sentiment : il était donc normal, voire judicieux, de choisir cet homme de cinéma resté par ses comportements encore un enfant. Ne fait-il pas sentir dans ses films que l’enfance doit occuper le champ d’un créateur pour faire grandir et exister ses œuvres ?

Franck Capra, maître du respect pour l’être humain

Avec le premier film parlant officiellement reconnu par l’industrie du cinéma, Le chanteur de Jazz (1927) d’Alan Crosland, la parole s’installe dans les films en privilégiant les histoires de famille et les rapports conflictuels entre ses différents membres. Ben-Hur (1925) de Fred Niblo, film muet à grand spectacle, montrait la destruction d’une famille à cause d’un ami de Judas Ben-Hur, soucieux de son autorité et de sa réussite sociale plutôt que de son amitié fraternelle. La version sonore avec Charlton Heston souligne plus encore l’irrespect de son ami, devenu désormais son ennemi, pour le passé. Ce sont des figures qui, au fil du temps, vont se perfectionner.

Les sources idéales de conflits restent souvent les grandes fresques entraînant l’irrespect et son contraire comme dans Les dix commandements de Cécil B Demille (1956) qui dans ces deux versions, l’une muette (1923), l’autre sonore, retrace par l’intermédiaire de Moïse les grands traits d’une entente possible entre les hommes, « suggérée » autoritairement par Dieu, la grande star à l’époque hollywoodienne, indémodable. Ce sont des films réalistes, des sortes de péplum, loin de la réalité d’aujourd’hui. Très rapidement des réalisateurs étrangers sont venus mettre de l’ordre dans ces illustrations de la Bible, mettant en scène de grosses machines, mais pas la vie.

Dans La vie est belle de Franck Capra (1946), James Stewart s’occupe de faire des prêts à des particuliers pour les aider à se loger, vocation non lucrative qu’avait choisi son père avant lui pour faire le bien de ses concitoyens et amis. À sa mort, il n’y a que lui, grâce à sa compétence, qui peut continuer son œuvre. Il a l’impression de négliger sa famille, il travaille et ne gagne que très peu d’argent, il voudrait disparaître. Dieu l’entend et envoie un ange en reconnaissance pour redonner un sens à la vie de cet homme qui désespère. Un beau film qui donne de l’énergie, c’est une remarquable parabole attachante que nous offre Franck Capra, cautérisant nos plaies après la vue des Raisins de la colère de John Ford (1940).

L’Extravagant Mr. Dees, le généreux et fantaisiste

Franck Capra a apporté sa féérie réaliste. C’est un Italien aimant la cuisine, le goût de la vie et des surprises se substituant à l’incertitude. Cette recherche du bonheur dans la simplicité et l’espoir que procure chaque jour nouveau. Dans New York-Miami (1934), seulement cinq années après le début du muet, Franck Capra donne une vision optimiste de l’Amérique sortant peu à peu de la dépression avec le New Deal de Roosevelt, un programme économique pour lutter contre le chômage. Clark Gable et Claudette Colbert forment un duo brillant dans lequel les sujets graves sont dits sur le mode de la comédie, laissant ainsi un solide espoir s’installer.

Un peu plus tard avec L’Extravagant Mr. Deeds (1936), Franck Capra montre dans cette comédie aux accents documentaristes, la puissance de la richesse lorsqu’elle vise à faire le bien à autrui. Le retour existe toujours, c’est cette belle utopie qui aujourd’hui tend à disparaître, en faisant courir le bruit que la pauvreté rend les êtres humains inoffensifs. Nous pourrions penser le contraire, des hommes affamés peuvent devenir féroces comme des bêtes, c’est contre cette éventualité que travaille ce cinéaste en faisant de l’humanisme la priorité de tout comportement humain. Dans New York 1997 (1981), John Carpenter montre ce que l’homme a réussi à faire de lui-même à cause de son égoïsme, de son égocentrisme exacerbé, de son amour du matériel plutôt que de la vie sensible. Les hommes sont devenus des criminels qui luttent pour la vie qui ne leur est pas permise par les détenteurs du pouvoir central.

Le respect se trouve dans tous les genres cinématographiques, du polar au film de gangster. C’est chose courante, le meurtre est admis mais pas le doute envers un homme plus âgé qui a le statut de parrain. Ford Coppola l’a remarquablement peint dans Le Parrain (1972), Alexandre Arcady en a fait une pâle copie avec Le grand pardon (1981), le respect s’exprime dans les baisemains des subalternes. Arcady n’a cherché qu’à faire de la surenchère, en bousculant une fête sacrée, par le meurtre. Il a emprunté tous les rituels, repoussant tous les tabous, pour parer son film de meurtres gratuits : lorsque l’on sait que dans le milieu des gangsters, les crimes sont monnaie courante témoignant ainsi de la soumission des faibles à la loi du milieu.

Dans Les dix commandements de Cécil B. Demille (1956), sous les traits d’un vieillard à la barbe blanche, il donne sa vie. Dans Le survivant de Boris Sagal (1971) il représente l’homme encore un peu comme s’il était le premier, tel Adam émanant du paradis, au lieu d’être le dernier. « Respecter la vie lorsqu’elle n’existe plus », dit le film n’est-ce pas un peu vain ? N’y a-t-il pas des regrets lugubres, voire immoraux, si toutefois il existait une éthique de la vie menacée ?

De La Machine à explorer le temps à La Femme du Caire

Le respect de regarder quelqu’un en face peut être dérouté par la nature elle-même, comme dans cette œuvre exemplaire de David Lynch Elephant Man (1980), dans la filiation de La belle et la bête de Jean Cocteau (1946). Le passé est un temps indispensable pour comprendre le présent. Les cinéastes sont les magiciens du temps. Ils voyagent, projection après projection, dans le passé et reviennent dans l’activité présente pour installer des pans entiers de vies oubliées. Cela s’apparente à cette machine extraordinaire à explorer le temps inventée par l’écrivain George Herbert Wells (1895), sous les traits au cinéma de Rod Taylor dans le film homonyme La machine à explorer le temps de Georges Pal (1960). Le passé est la clé de voûte de notre vie, de cette civilisation dont nous essayons tant bien que mal d’exploiter tous les recoins et les subtilités. Les personnages passés doivent sinon être déifiés mais surtout respectés par cette autorité morale et intellectuelle qu’ils se doivent de suivre pour prendre acte d’une vie faite d’expérience et que nous ne pouvons pas revivre. « Tu n’as qu’une vie », dit sagement le proverbe.

Le fondement de la vie, sa source, c’est la femme tant bafouée pendant des siècles, considérée comme un être inférieur uniquement capable de donner la vie. Tout cela est bien mort dans les pays civilisés. En Égypte, les femmes continuent de subir l’agression masculine dans La Femme du Caire (2009) de Yousry Nasrallah. Dans une atmosphère intimiste alors qu’il s’agit d’un talk-show prisé par les Égyptiens qui voient leur vie défiler sur un écran, Hebba fait raconter à plusieurs femmes les vœux qui les ont éloignées de la vie. Elles content leurs déboires avec les hommes qui, grâce à leur pouvoir, ont abusé d’elles. Ces émissions heurtent les spectateurs et paradoxalement les réveillent politiquement. Elles montrent cette rigidité masculine dont se satisfont les institutions qui vont réagir en représailles contre le couple que forme l’animatrice avec Karim, promu normalement rédacteur en chef d’un journal gouvernemental. De la raison à la violence, il n’y a qu’un pas que le désir de pouvoir peut faire franchir en méprisant toutes les valeurs y compris l’amour. Le film décrit avec finesse et subtilité ce passage.