Le cinéma peut-il vivre sans la famille

Écrit par Alain Penso, La Grande Epoque
09.01.2011

  • Les Choses de la Vie de Claude Sautet (1969) avec Romy Schneider et Michel Piccoli(攝影: / 大紀元)

La dictature des studios

Longtemps étouffée dans le carcan des grands studios, la famille est presque ignorée «des industriels du cinéma». Les cinéastes institutionnels veulent échapper à toutes controverses ou polémiques qui porteraient atteinte au thème sensible de la famille, la cellule considérée indispensable dans une société organisée. Famille, vient du latin familia, qui représente l’ensemble des serviteurs vivant sous le même toit. Cinéma vient du grec Kinêma, le mouvement. Adapté à la famille, le cinéma se résumerait aux «mouvements» qu’engendre une famille et qui produiraient toutes sortes de narrations et de dramaturgie.

L’apport du néoréalisme italien

Dans les années soixante, le néoréalisme italien se dresse contre la dictature des grands studios qui s’évertuent à tourner des films standards sans aucune prise sur la réalité. Luchino Visconti s’indigne et met en scène dans La Terra trema (1948) le chef d’une famille de pêcheurs luttant contre la loi des monopoles. Détruite et humiliée malgré l’éclosion lente du parti communiste prêt à défendre les ouvriers, la famille ne s’en remettra pas.

Vittorio De Sica décrit, dans Le Voleur de bicyclette (1948), l’infiniment petit pour illustrer toute la profondeur des sentiments humains et les répercussions sur l’amour familial menacé d’être détruit par manque de force suffisante pour contrer le mal extérieur qui menace jusqu’à l’identité profonde de chaque être.

Dans un mouvement cinématographique où l’image tient lieu de document et de pièce sensible, se développe l’esprit politique qui constituera le néoréalisme italien, sorte de tract distribué dans la conscience des spectateurs qui devenaient ainsi des militants d’une représentation décente de leur famille dont ils désiraient améliorer les conditions sociale et familiale.

La conquête du New Deal

Aux Etats-Unis le New Deal et le discours du président Roosevelt en 1932 sur les déviations du capitalisme met en lumière les contradictions entre les cohésions, sociale et familiale, et la construction économique du pays. Franck Capra, Italien d’origine, sensible à la détérioration des cœurs face à l’esprit d’entreprise qui sans pitié ne pardonne ni ne permet aucune faiblesse, tourne L’extravagant Mr. Deeds (Mr Deeds Goes to town, 1936) où Gary Cooper interprète un héritier fan du trombone qui répartit ses richesses pour faire travailler la grande famille des hommes. Il permet à chacun d’acquérir un lopin de terre qu’il exploitera: tout un humanisme bon enfant et une vision caricaturale mais fine de l’agressivité des institutionnels face à la générosité qui est, dit-on, tout au long du film, néfaste à la prospérité. Données étranges et partiales jamais vraiment vérifiées sauf par des instances achetées dans le but de gagner davantage grâce aux mensonges.

Franck Capra a bien saisi toute l’importance de la famille dans l’identification du spectateur face à ses angoisses et ses désirs. Il a utilisé des stars populaires et admirées pour leur propension morale et leurs idées politiques propres à faire évoluer la société vers le progrès des idéaux humanistes de solidarité. La Vie est belle (1946) constitue une perle cinématographique grâce à l’interprétation de James Stewart et une merveilleuse histoire se situant à Noël. Un conte fantastique lisible à plusieurs niveaux, d’abord pour l’adulte au plan de l’humour, pour l’enfant comme un conte. Pour le militant politique, la lecture pourrait être menée comme un pamphlet stimulant menant à une lutte vers l’humanisme réfléchi.

Max Linder analyse déjà la famille au travers de gags dans le cinéma muet

En France, le cinéma s’est installé très tôt dans les familles narrant leurs propres histoires. Dans L’homme au chapeau de soie (1983), Maud Linder aborde la vie de Max Linder et montre au début du muet l’extraordinaire importance de la famille sans laquelle plus aucun être n’avance son pied paralysé par l’ennui et le manque d’affectivité. Chaplin plus tard s’inspirera de Linder puis le dépassera du fait de sa plus grande filmographie et d’une évolution naturelle de son personnage, ce qui n’a pu être possible à Linder qui se suicida. C’est ainsi qu’un des plus grands burlesques de tous les temps avec Chaplin, oublia l’art pour passer de l’autre côté du miroir. Maud Linder, sa fille, en fait une peinture émouvante, bouleversante avec un joli talent de conteur.

Jean Renoir dans La Grande Illusion (1937) décrit l’armée, cette grande famille unie par des liens étroits et intimes. Ils sont loyaux à leur pays, la France. Ils expriment les ressentiments antisémites, vite mis en échec par l’humanisme qui ne tolère pas le racisme et qui défend les droits de l’homme.

Le thème de la famille, un sujet inusable

Cette thématique est riche au point qu’elle concerne un film sur trois. Aujourd’hui la crise de la famille continue de préoccuper des institutions car sans elle, plus aucune organisation ne peut fonctionner: elle est le centre des décisions et des projets. C’est si vrai que les Américains, précurseurs des sujets puis des scénarios relayés par les médias dans le monde entier, prennent Robert De Niro et Ben Stiller pour souligner à quel point une famille ne peut, ni ne doit, grâce à une morale très ancrée et une volonté d’entreprendre intacte malgré la crise, prendre la liberté de mettre un couple en danger. Dans Mon Beau-père et moi (2010) de Paul Weitz, de grands acteurs de pointure internationale – Harvey Ketel et Dustin Hoffmann – sont là pour soutenir cette cause nationale, voire internationale. Au milieu des malentendus énormes, l’épouse n’entend même pas mettre son mari en cause, alors que le beau-père veille au grain. Il n’est pas question de faire capoter la famille pour un béguin.

  • A bout portant de Fred Cavayé (2010) avec Gérard Lanvin dans le rôle du commandant Werner(攝影: / 大紀元)

Claude Chabrol, analyste du phénomène familial

Le cinéma français reste un exemple pour sa représentation pertinente de la famille avec Chabrol qui, loin de faire des documents ethnologiques, exalte l’importance de la famille et les troubles qu’elle provoque. Dans Que la Bête meure (1969), le cinéaste décrit l’impunité insupportable et révoltante. Comme dans une tragédie grecque, le personnage bon partira après avoir constaté que la source du mal s’était tarie grâce ou par la mort. Dans Le Boucher (1969) tourné la même année de Que la Bête meure, Jean Yann n’est plus garagiste et la viande, il ne l’achète plus au meilleur boucher. C’est lui cette fois qui la fournit à la famille, ce qui ne le rend pas moins vulgaire. Dans La Cérémonie de Chabrol (1995), Sandrine Bonnaire incarne une femme qui ne sait pas lire. Elle a eu par le passé des ennuis avec la justice. Elle rencontre Isabelle Huppert, une postière. Sous les mauvaises influences de la postière, elle détruit une famille qui l’avait pourtant adoptée.

Claude Berri et son attachement à la famille

Claude Berri, dans Le Cinéma de papa (1970) avec Yves Robert et Guy Bedos, se remémore ses souvenirs d’artiste ouvert à l’art dramatique. Sa mère croit en lui et dans un grand élan de générosité la famille s’ouvre à l’avenir de leur petit génie. La même année, Claude Berri avait tourné Le Pistonné (1970), montrant une famille angoissée par la guerre d’Algérie.

Ken Loach analysait la société anglaise dans son évolution des mœurs et son affrontement avec les autres pays. Il n’a jamais négligé la famille. Dans ses premiers films comme Family Life (1971), l’institution méconnaît les bienfaits de l’antipsychiatrie qui n’est pas rentable et qui met en cause les connaissances mythologiques des professeurs de médecine. Dans Kes (1969), l’amour pour un faucon permet à un adolescent de sortir de ses échecs répétés.

La projection d’une famille modèle face à l’environnement social inadapté

Dans Another Year (2010), Mike Leight met en scène un couple heureux, dans une quiétude et leurs proches, au fil des saisons, les couleurs et les préoccupations s’inscrivent dans un environnement voué au changement si les sentiments du temps n’étaient aussi forts. Les interprètes sont étourdissants.

Le petit univers de Claude Sautet

Claude Sautet savait merveilleusement s’intéresser aux couples. Il avait construit ses films dans une structure familiale stable. Il soulignait qu’il n’était pas nécessaire d’ajouter des fioritures pour que la structure familiale soit intéressante et suffisante: il n’y avait guère besoin d’introduire une dramaturgie, elle y était d’emblée. Les Choses de la vie (1969) est un chef d’œuvre d’intelligence et d’observation unique, comme dans Max et les ferrailleurs (1971) où Sautet savait regarder avec attention pour en extraire son miel dramaturgique.

Le recul du western permet d’analyser plus finement l’évolution de la famille

Dans les westerns, la famille est essentielle et plus particulièrement dans les films de John Ford où la construction des Etats-Unis d’Amérique se fait aux dépens d’autres familles, les Indiens, qui vivaient là depuis des centaines d’années. Les conquêtes, pour être possibles, devront compter en plus de l’armée, sur la cohésion des familles, profitant de la discorde de certains Indiens par exemple avec les Cheyennes. Les nouveaux arrivants se partagent les conquêtes de territoires volés aux Indiens. Dans La Conquête de l’Ouest (1962) mis en scène par trois réalisateurs – John Ford, Henry Hathaway, George Marshall –, la destruction des familles pour ne pas avoir su respecter les accords passés entre les différentes parties est abordée. Dans Pat Garret et Billy le Kid (1973) de Sam Peckinpah, Pat Garett sorte de père adoptif de Billy le Kid, n’hésite pas pour respecter la loi à tuer ce dernier. Geste qu’il regrette pour ne pas avoir su réfléchir à la corruption de la justice pour arriver à ses fins. Dans Johnny Guitare de Nicolas Ray (1954), le justicier Sterling Hayden revient voir son amour Joan Crawford qu’il avait laissée sans défense. Il cherche pour son salut à constituer une famille avec celle qu’il a toujours aimée. Dans Les Cavaliers de John Ford (1959), John Wayne, qui est colonel, ne connaît que l’armée, jusqu’à ce qu’il rencontre une femme à sa convenance. William Holden incarne à merveille un membre éminent de l’armée, il est médecin et soigne tous les êtres humains y compris les ennemis. Il s’oppose à John Wayne. La Chevauchée fantastique (1939) reste un chef d’œuvre où la famille est analysée comme la seule façon de survivre dans un milieu hostile.

Alfred Hitchcock a aussi tourné des histoires de famille. Dans Les Oiseaux (1963), l’action tourne autour du désir de fonder une famille. Rod Taylor rêve d’aimer Tippy Hedren mais les oiseaux ont décidés d’intervenir. Thème central dans Pas de printemps pour Marnie (1964), la venue d’une étrangère provoque des troubles au sein d’une famille bourgeoise, riche et très ouverte au monde extérieur et la psychanalyse permettra d’entrer dans le labyrinthe que constitue l’esprit de Marnie malade de sa propre famille.

Thème majeur du cinéma, la famille est prise souvent pour cadre d’une dramaturgie qui développe un potentiel scénaristique. Que ce soit la violence, le romantisme, ou le tragique comme dans le polar A Bout portant de Fred Cavayé (2010), ils ont tous des racines qui plongent dans la famille.