La Syrie, terrain de bataille entre chiites et sunnites

Écrit par Alon Ben-Meir
10.05.2012

  • Un manifestant turc exhibe une pancarte lors d’une protestation contre le gouvernement du président syrien Bashar Al-Assad, sur la place Beyazit à Istanbul, le 18 mars dernier. (Mustafa Ozer/AFP/Getty Images)(Staff: MUSTAFA OZER / 2012 AFP)

Dans l’un de mes derniers articles de 2011, j’ai soutenu que le soulèvement en Syrie pousserait la Turquie et l’Iran dans un bras de fer parce qu’ils ont des intérêts géostratégiques opposés dans un dénouement qu’aucun des deux ne peut minimiser. Quatre mois plus tard, il est devenu évident que le soulèvement en Syrie dépasse les intérêts stratégiques de l’Iran et de la Turquie, car il est devenu le champ de bataille entre les communautés sunnites et chiites du Moyen-Orient.

Le soulèvement syrien a tracé une ligne de démarcation claire: d’un côté l’axe sunnite soutenu par la Turquie, et de l’autre, l’axe chiite, conduit par l’Arabie Saoudite. Le nouvel ordre politique qui émergera en Syrie permettra de déterminer non seulement le succès ou l’échec de l’aspiration de l’Iran à devenir hégémonique dans la région, mais aussi, si oui ou non le monde arabe sunnite y maintiendra sa domination. Par conséquent, le conflit s’annonce long, coûteux et sanglant, conformément à l’histoire mouvementée qui lie les deux camps depuis plus d’un millénaire.

Si l’histoire ne se répète pas, elle a des leçons à donner. Le schisme entre sunnites et chiites remonte à plus de mille ans. Il a commencé après la mort du prophète Mohamed en 632, avec le différend au sujet du Califat islamique et conduira au conflit entre la dynastie chiite safavide de Perse et la dynastie sunnite de l’Empire Ottoman de Turquie aux XVIe et XVIIe siècles.  

Ce conflit a façonné la géographie de l’Islam chiite jusqu’à nos jours: la Perse et sa périphérie sont chiites et les sunnites sont installés sur leurs côtés est et ouest. Se sont succédées des périodes de guerre et de paix, comme pendant la période qui court de l’effondrement de l’Empire ottoman à la montée de la dynastie laïque des Pahlavi en Iran dans les années 1920.

Cette période d’accalmie a été brisée par la révolution islamique iranienne de 1979 dont la tentative vigoureuse d’exportation vers ses voisins arabes sunnites et la résistance farouche de ses derniers a conduit à la guerre Iran-Irak des années 1980 – qui a duré huit ans. Compte tenu de cette rivalité persistante, l’effort politique superficiel de la Turquie et de l’Arabie Saoudite d’occulter le conflit entre les sunnites et les chiites a volé en éclat aux yeux du monde entier.

 

Un conflit intense

La plus grande preuve de l’intense conflit qui oppose sunnites et chiites se trouve dans un affrontement violent au Bahreïn, lorsque l’Arabie Saoudite y est directement intervenue militairement pour réprimer un soulèvement chiite et s’assurer du maintien de la domination sunnite. Bien que de petite superficie – 665 km2 –, le Bahreïn représente le microcosme du conflit qui oppose sunnites et chiites, un conflit qui enlise la région.

Le soulèvement sunnite en Irak continue à terroriser la majorité chiite, provoquant chaque semaine la mort de dizaines de civils innocents des deux côtés. Le groupe chiite libanais Hezbollah continue de soutenir la violente répression du gouvernement syrien contre ses citoyens, qui a tué plus de 10.000 personnes selon les estimations.

 

Le Hamas sunnite, qui d’un côté avait bénéficié financièrement et militairement de l’aide de l’Iran et de l’autre avait été aidé politiquement et logistiquement par le régime alawite syrien (une ramification de l’Islam chiite) a fermé son siège à Damas et condamne à présent ouvertement les carnages des autorités syriennes contre leurs propres populations sunnites.

La Turquie et l’Arabie Saoudite

Des tensions diplomatiques ont éclaté récemment entre Ankara et Téhéran au sujet de déclarations d’officiels iraniens qui proposaient de déplacer les pourparlers sur le nucléaire en terrain neutre comme en Syrie, en Irak ou en Chine, ce qui a provoqué la colère du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, qui a critiqué sans ménagement les Iraniens sur «leur manque d’honnêteté».

L’Iran et la Turquie sont opposés au sujet de la Syrie: alors que le premier accorde un soutient total au régime d’Assad, le second appuie le principal corps de l’opposition du pays, le Conseil National Syrien (CNS). C’est le reflet de leurs propres intérêts nationaux à dominer un pays qui leur donne à chacun une occasion de s’affirmer comme la puissance hégémonique de la région et tenter ainsi d’offrir un modèle pour le nouveau régime arabe émergent.

 

Toutefois, et au-delà de toute autre considération, le Mouvement islamique sunnite et le Parti de la Justice et du Développement qui dirige la Turquie, s’opposent farouchement à une domination chiite dans leur voisinage.

Il y a en Syrie un enjeu plus grand encore, qui est l’intérêt national de l’Arabie Saoudite en tant que premier responsable de la survie des sunnites dans le monde arabe. Une consolidation de la mainmise de l’Iran sur la Syrie étendrait l’influence chiite sur l’ensemble du territoire qui va du Golfe persique à la Méditerranée.

Même si l’Arabie Saoudite n’a pas prêté grande attention au destin final de Saddam Hussein (qui avait menacé dans le passé d’envahir le royaume), servir l’Irak sur un plateau dans le sillage de la guerre d’Irak de 2003 était et reste profondément troublant pour Riyad. Le fait que l’Irak soit dirigé par un régime chiite étroitement proche de Téhéran, explique pourquoi l’Arabie Saoudite a décidé d’accueillir le vice-président Tariq Al-Hashimi, haute figure politique du pays et sunnite, mais dont le conflit politique avec le Premier ministre chiite Al-Maliki lui a valu d’être poursuivi par les autorités irakiennes pour terrorisme.

Pour l’Arabie Saoudite, soustraire la Syrie de la gueule de l’Iran est primordial, c’est pourquoi elle est favorable à l’armement des rebelles en Syrie dans l’espoir d’un renversement du régime d’Assad. En outre, ce n’est pas non plus l’entente cordiale entre l’Iran et les Frères Musulmans Sunnites, une organisation islamique sunnite régionale dont des membres locaux formeront certainement les nouveaux régimes en Égypte, en Libye et en Tunisie. Bien que ces trois pays soient dans un processus de transition difficile, ils seraient partisans de l’effondrement du régime d’Assad et feraient tout leur possible pour favoriser l’émergence d’un gouvernement sunnite en Syrie.

Les nouveaux gouvernements de transition de Libye et de Tunisie ne reconnaissent que le Conseil national syrien comme autorité légitime de Syrie. De même, la crise en Égypte n’a pas empêché les Frères Musulmans d’indiquer ouvertement qu’ils ne sont pas du côté de l’Iran. Le Dr Essam Al-Arian,  président de la Commission des Affaires étrangères du Parlement égyptien et membre du parti Liberté et Justice des Frères Musulmans a déclaré que le sinistre printemps arabe va à coup sûr frapper l’Iran.

 

Politiques nucléaires

Alors que les sanctions internationales ont commencé à se faire sentir et que les dirigeants iraniens ont commencé à en ressentir la douleur, ils ont accepté de reprendre les négociations avec les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies et l'Allemagne, sur le programme nucléaire iranien.

La situation en Syrie est une autre source de motivation pour l'Iran. La dégradation de la situation syrienne et les questions nucléaires de l'Iran se sont emmêlées. La quête iranienne pour l'arme nucléaire est conduite par des considérations de sécurité nationale mais surtout par le désir de Téhéran de s'approprier l'arme nucléaire pour renforcer son hégémonie régionale.

La Syrie d'Assad constitue une clé dans cette stratégie et sa chute renforcerait l'isolement de l'Iran dans un environnement majoritairement sunnite et couperait les liens directs entre Téhéran et son allié du Hezbollah au Liban.

La Syrie est déchirée, l'influence significative actuelle de l'Iran sur les politiques irakiennes pourrait s'affaiblir rapidement. En fait, il est plus que probable que le nationalisme iranien joue sur sa division sunnite-chiite alors que l'Irak tire historiquement sa fierté de sa place unique dans la culture arabe, comme berceau de la civilisation arabe.

À partir de là, l'Iran pourrait très bien vouloir montrer un semblant de flexibilité lors des discussions sur la question nucléaire à Istanbul en utilisant ses partisans russes pour convaincre l'Occident de réduire la pression sur la Syrie pour sauver le régime d'Assad et gagner du temps pour empêcher une attaque israélienne ou américaine sur ses installations nucléaires.

Du point de vue iranien, ils peuvent toujours reprendre le programme nucléaire après la stabilisation du régime d'Assad. En faisant ainsi, ils pourront sauvegarder la montée chiite. Il reste à espérer que l'Occident ne se laissera pas avoir par la maîtrise manipulatrice des Iraniens. En 2003, Téhéran a testé avec succès le sacrifice d'une pause temporaire dans le programme nucléaire, en échange de buts politiques plus élevés.

 

L'opportunité sunnite

À l'aube de l'écroulement imminent du plan de Koffi Anan pour mettre fin au conflit en Syrie, les grands pays sunnites, la Turquie et l'Arabie Saoudite ont l'opportunité et l'obligation de mettre un terme au règne d'Assad, de mettre fin au massacre et d'ouvrir un chemin pour l'émergence d'un gouvernement sunnite à Damas. Pour réussir cela, les deux nations (tirant leur légitimité de la Ligue Arabe) doivent fournir une assistance militaire aux rebelles tandis que la Turquie devra créer un territoire suffisant le long de sa frontière avec les alliés de l'OTAN, appliquer une zone d’exclusion aérienne pour protéger les réfugiés syriens et l'armée de libération syrienne.

En plus de cela, les deux nations doivent faire tous les efforts possibles pour que la communauté internationale donne la légitimité au Conseil national syrien afin d’instaurer un gouvernement de transition. Un tel effort sauvera la Syrie ainsi que les intérêts nationaux des États sunnites dans la région, tout en privant l'Iran de ses aspirations à devenir une puissance régionale équipée d'armes nucléaires. Autrement, l'Iran décrocherait une victoire totale et soumettrait le Moyen Orient à un conflit plus grand et plus violent entre les deux axes sunnite et chiite.

 

Alon Ben Meir est professeur en relations internationales au Centre des Affaires mondiales à l'Université de New York. Il donne des cours de négociations internationales et d’études du Moyen-Orient. alon@alonben-meir.com