Le cinéma cherche-t-il un sens à son art?

Écrit par Alain Penso, apensodelavega@gmail.com
23.05.2012

  • Photo ; De rouille et d'os (2012) Jacques Audiard: Nos vies ne nous appartiennent pas, un simple accident peu remettre toutes nos existences en question et nous investir de modestie.(攝影: / 大紀元)

Le cinéma au-delà du spectacle est un art, une discipline intellectuelle comme la lecture, qui permet de réfléchir sur le monde dans lequel nous vivons. Depuis de nombreuses décennies, l’image a pris le pas sur le mot, du moins dans une approche populaire. Le livre tout en étant fondamental, perd du terrain comme outil de communication commun à tous. Aujourd’hui, au niveau des citoyens, la réflexion politique circule mieux par l’image: la récente campagne présidentielle le prouve. La diffusion du documentaire sur François Hollande, réalisé bien avant les élections, corrobore cette thèse. Le film explicite mieux les changements politiques d’un pays que bien des textes, il met en scène les acteurs qui ont participé à ces événements. Contrairement aux discours politiques complexes, les fictions de ces «histoires» portées à l’écran permettent de prendre du recul avec les faits historiques et ainsi, de mieux les saisir.

Souvenirs douloureux de l’époque de la guerre froide

Good bye, Lenin! de Bernd Lichtenberg (2002) met en scène la famille Kerner constituée de Christiane la mère, d’Alex et d’Ariane. Ils vivent à Berlin en République Démocratique Allemande (RDA). En 1978, leur père s’est enfui à l’Ouest. Le 7 octobre 1989, Christiane doit assister au 40ème  anniversaire de la RDA. Sur la route, elle rencontre une manifestation pour la défense des libertés. Suite à la violence de la police, Christiane tombe dans le coma. Elle se réveille quelques semaines plus tard, alors que le mur de Berlin est tombé. Les médecins conseillent à ses enfants de ne pas la renseigner sur les changements radicaux du régime politique, de crainte qu’elle ne rechute, choquée. Dans cette intrigue, au scénario simple, s’inscrivent des prises de consciences infiniment plus complexes que l’histoire initiale. Ce n’est plus un changement de vie mais de conscience en profondeur, dont les équilibres physiques et nerveux peuvent être mis en péril. Dans Barbara de Christian Petzold (2012), une dizaine d’années avant la chute du mur de Berlin, Barbara Wolf dépose une demande d’immigration et se retrouve arrêtée pour subversion. Elle est contrainte d’abandonner son poste dans un hôpital prestigieux de la capitale, afin de travailler dans une petite ville près de la Mer Baltique. Sans cesse inspectée avec une extrême violence par la Stasi (police politique d’Allemagne de l’Est pendant la guerre froide), elle compte pour s’évader sur un ami qui se trouve à l’Ouest, à Düsseldorf.

Lorsque l’événement politique est ancien, il est souvent traité au moyen de fictions qui touchent l’intimité et la vie privée des personnages, car la théorie politique au cinéma est beaucoup trop compliquée pour être mise en scène.

Le festival de Cannes s’ouvre avec un film sur l’enfance

Souvent, par des voies détournées, le cinéma intègre le discours politique, ignorant sa prétendue mission: le spectacle. Les comédies, même enfantines, prennent des tournures sérieuses. C’est le cas du film Moonrise Kingdom de Wes Anderson (2012) avec Bruce Willis et Edward Norton. C’est une parabole sur la bêtise militaire et sur la protection asociale que notre société, imbue de son savoir, impose de force à tous les orphelins, allant jusqu’à les briser pour la vie. L’histoire se situe au cours de l’été 1965 sur une île au large de la Nouvelle Angleterre. Sam et Suzy âgés de 12 ans font l’apprentissage de leur premier amour. Ils vivent en même temps des aventures dans le camp de scouts Ivanhoé auquel appartient Sam. Une violente tempête se prépare dans la réalité et dans les esprits. Tout est en miniature: le camp, les enfants, les adultes rétrécis par leurs costumes et leurs rôles face aux enfants. La police est mise à contribution dans des situations hilarantes.

Il est significatif de noter que ce film ressemble étrangement à celui de François Truffaut, Les Quatre cents coups, réalisé en 1959. Antoine Doinel a 12 ans. Comme Sam, il n’a pas de père mais un beau-père assez peu sympathique qui semble le considérer comme une charge. Le père n’essaye même pas d’entrer en relation avec Antoine. Sa mère est cruelle et ne sait pas donner de l’amour à un enfant qui souffre de frustrations. Tout cela se perçoit dans le Moonrise Kingdom de Wes Anderson où la responsable de l’action sociale, spécialiste de ces sujets que sont les problèmes d’enfants, prétend résoudre son problème de fugue en envoyant l’enfant à l’hôpital pour lui faire subir des électrochocs. Aujourd’hui heureusement si des progrès ont été réalisés pour protéger l’enfance, celle-ci souffre encore beaucoup trop devant les conclusions des spécialistes plus soucieux de leurs carrières que du bonheur de l’enfant, qui ne réclame pas de médicaments mais beaucoup d’amour.

Un cinéma proche de l’architecture des sentiments

Ce cinéma se rattache à une architecture des sentiments. En effet, les décors sont en harmonie avec les idées. Norman Forster de Carlos Carcas (2012), décrit les bienfaits d’une architecture raisonnée grâce à l’ouverture d’esprit et à son sens artistiques. Forster est né en 1935 à Manchester dans une famille modeste. Il est le plus novateur des architectes de sa génération et a su utiliser la technologie pour bâtir des ouvrages dont l’esthétique est basée sur les sensations optiques et le bien-être. Des architectes réputés parlent de cet homme au talent hors du commun. Sa modestie lui a permis de comprendre les gens qui allaient habiter ses constructions. Très beau documentaire, Norman Foster brille par sa simplicité et cette esthétique propre aux œuvres filmées. Le cinéaste montre que la beauté n’est pas spécialement réservée aux gens riches.

Peut-on passer à côté de sa vie, c’est-à-dire n’avoir rien tenté qui s’apparente à de la création, c’est la question cruciale qu’Elio Petri pose dans son film Les Jours comptés (I giorni contati-1962). Issu de la classe ouvrière, Petri a reproduit de façon sensible la réalité pénible du travail, sans surprise. Avec un montage très fluide, des gros plans qui décrivent l’effort mais aussi les doutes sur les visages, Salvo Randone livre une interprétation subtile. L’œuvre d’Elio Petri est très proche de celle de Vittorio de Sica, Umberto D (1952) avec Carlo Battisti.

Le cinéma social se développe dans les années soixante en Italie. Dans Les Jours comptés (1962), le personnage principal prend conscience de la brièveté de l’existence, après le décès d’un homme dans un tramway. Il trouve la mort si dérisoire, par rapport à la vie, qu’il prend conscience, pour lui-même, de l’urgence de devoir mener son existence avec discernement et non plus avec des obligations sociales. La mauvaise santé d’un être humain, sa situation précaire peuvent ruiner une vie, mais la maladie peut le faire d’une manière définitive. Nul n’est égal sur ces deux plans. Le travail, la chance, l’ingéniosité, le désir de vivre pleinement, peuvent réduire le risque tragique de perdre la vie.

Dans L’Amour et rien d’autre de Schonburg (2011), Martha s’apprête à rejoindre son mari dans une nouvelle ville où ils emménagent. À peine installé, le couple traverse une tragédie, le mari de Martha est atteint d’une maladie grave, une tumeur attaque son cerveau. Martha fait face. Son mari meurt, mais elle ne se laisse pas abattre et rencontre un autre homme qui ressemble à son époux. Le fantôme de son mari est présent dans ce film où le nouveau compagnon devra jouer le rôle de l’homme disparu, du moins un moment, ce qu’il accepte. Le réalisateur semble indiquer que dans des circonstances tragiques, il faut, pour que l’existence continue, accepter quelques compromis qui ne sont rien d’autre que des signes positifs de la vie pour atténuer la tristesse.

Dans De Rouille et d’os (2012) de Jacques Audiard, avec Marion Cotillard, le réalisateur habitué aux situations extrêmes, semble produire avec ses œuvres une sève dramaturgique qui comporte des points limites.

Dans le nord de la France, Ali, sans emploi, doit tenter de gagner sa vie pour lui permettre d’élever son enfant de cinq ans. Il n’y parvient pas bien. Sa sœur lui propose de l’héberger dans le sud de la France. Ali y rencontre une jeune femme. Stimulé par cette relation, il pratique plus ou moins heureusement la boxe. Sa nouvelle connaissance travaille avec des orques, elle aime beaucoup son métier où elle brille. Un terrible accident va la priver de ses deux jambes, modifier son caractère et la lier à Ali. Cette nouvelle liaison très forte va leur permettre de consolider leur vie.

Jacques Audiard filme les scènes tragiques de façon intimiste. Elles sont liées au cœur des personnages. Les visages en gros plan au moment de l’action sont juxtaposés au jeu des acteurs et ce, au maximum de leur puissance. Audiard, tout en faisant un mélo, produit une esthétique sensible à la tragédie. Très près de ces personnages, le public reçoit les sensations des regards. Le film semble dire: vous n’assistez pas à une histoire, vous êtes l’histoire. Jacques Audiard a découvert un nouveau procédé de tournage très près des personnages, parfois trop: de battre notre cœur s’est arrêté...

Alain Penso est historien et journaliste de cinéma. Il a dirigé la revue Cinéma des événements. Documentariste, il tourne des films ethnologiques, notamment sur Salonique. Il a publié la première biographie de Patrick Dewaere (Patrick Dewaere, collection Têtes d’affiche). Directeur du festival international, Colombe d’or, du jeune cinéma.