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Les nouveaux barons du Bordeaux

Les investisseurs chinois achètent les vignobles français – avec leurs propres idées du succès

Écrit par Pallavi Aiyar
30.09.2012
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  • Un vignoble de Saint-Emilion, ancien terroir des vins de Bordeaux. Des investisseurs chinois s’intéressent de près aux vignobles français. (Pascal Le Segretain/Getty Images)

Dans le fin fond de la campagne bordelaise, le domaine du Château du Grand Moueys s’étend sur 170 hectares de vignobles et de forêts. En son centre, un château néo-gothique chargé de tourelles et de murs crénelés, rappelle le monde médiéval des chevaliers et du romantisme.

Assis au beau milieu d’une salle à manger quelque peu délabrée, le nouveau propriétaire du château, Zhang Jin Shan, entrepreneur dans la cinquantaine, mâchouille tristement son croissant en se demandant comment faire revivre ce vignoble. La mondialisation a créé de nouveaux défis pour l’industrie viticole française. Alors qu’ils dominent le marché, les viticulteurs français doivent rivaliser avec les vins du nouveau monde, beaucoup moins onéreux. Le développement de nouveaux marchés a eu pour conséquence une période d’austérité où la demande s’est érodée pour le vin français.

Je demande à Zhang s’il apprécie la cuisine française. Il répond en haussant les épaules: Hai xing, une expression typiquement chinoise signifiant «je m’y suis habitué».

Aline Moineau, la gestionnaire historique du château, mordille fébrilement ses lèvres. Zhang n’a pas l’air de réaliser qu’il est temps d’évoquer la construction, entre les murs du château, de la pièce maîtresse de son hôtel haut-de-gamme et spa, un restaurant chinois de luxe de 50 couverts.

J’ai demandé si la construction d’un restaurant français ne serait pas plus logique dans un château. «Non», répond-il énergiquement. «En France, il y a beaucoup de restaurants français, mais pas beaucoup de chinois.  Les clients de mon hôtel seront, pour la plupart, d’origine chinoise, et le fait de pouvoir trouver ici de la nourriture chinoise de qualité les attirera certainement.»

«Mais, ils désireront peut-être goûter à la cuisine française?», lance Mme Moineau. «S’il vous plaît, laissez d’abord M. Zhang répondre aux questions du journaliste et vous interviendrez par la suite», coupe Sophie, la Chinoise qui sert d’interprète à M. Zhang.

Le choc des cultures est évident.  Une certaine amertume se profile de plus en plus en Europe, alors que la Chine continue sa course effrénée à l’investissement et affiche une économie florissante dans un continent qui patauge économiquement. D’une part, l’Europe est heureuse d’accueillir la Chine qui arrive à la rescousse des actifs dévalorisés mais d’autre part, les investisseurs n’ont d’yeux que pour le profit.

Inévitablement, les consommateurs chinois influencent les goûts et les tendances et cela ne plaît pas forcément aux locaux.

Des investissements en forte croissance

Les investissements chinois en Europe sont encore assez faibles mais augmentent à vue d’œil. Selon une étude du cabinet de conseil Rhodium Group pour la banque d’investissement chinoise CCPI, en 2011, la Chine aurait investi 10 milliards de dollars en Europe, triplant le montant des investissements de l’année précédente.

Les investisseurs chinois ont, entre autre, acheté des compagnies d’autocars, des productions de panneaux solaires et des usines chimiques. Cela a poussé le Conseil européen des relations étrangères, un groupe de réflexion, à publier un rapport intitulé La ruée pour l’Europe, comparant les récentes activités de Chine en Europe à la colonisation européenne de l’Afrique au XIXe siècle.

Bien que de telles déclarations soient certainement exagérées, l’envolée de la consommation de vin en Chine continentale combinée à la réputation des vins bordelais ont fait de la possession d’un vignoble une affaire des plus attractives.

La Chine n’est pas une nation traditionnellement consommatrice de vin. Cependant, en 2011, le «Groupe de Recherche International sur les vins et spiritueux» a observé que la Chine a surpassé la Grande-Bretagne pour devenir le cinquième plus gros consommateur de vin en volume. Le marché du vin en Chine continentale croît de plus de 20% par an depuis 2006 et environ 20% des exportations de Bordeaux sont désormais destinés à la Chine.

Les acquisitions de vignobles bordelais par les Chinois ont commencé en 2008, quand une société de négoce de Quingdao a acheté un Château Latour Laguens, un vignoble de 30 hectares. En 2011, les domaines les plus prestigieux comme Château Laulan Ducos, classé comme un Cru Bourgeois, ont commencé à passer entre des mains chinoises. Une autre acquisition significative en 2011 est celle de COFCO, un géant du pétrole et de la grande distribution, devenu le propriétaire du Château Viaud pour 10 millions d’euros.

Au cours de la dégustation des Bordeaux primeur 2011, alors que des milliers de professionnels du vin sont venus du monde entier dans la région pour évaluer les offres de l’année, les établissements faisaient leur rapport sur les vignes en trois langues – français, anglais et chinois. Les vignerons bordelais ont récemment publié un livre de recettes alliant les vins avec la cuisine chinoise, suggérant par exemple, un Saint-Emilion avec des pieds de cochon.

Le mélange des cultures

Quand Zhang a acheté cette année le Château du Grand Mouëys, il miroitait le marché depuis cinq ans. L’ancien propriétaire, la famille aristocratique allemande Borner, avait eu du mal à trouver des acquéreurs pour un château estimé à 12 millions d’euros. Bien que le prix définitif n’ait pas été révélé, le personnel français de Zhang a dit qu’il avait payé un «prix juste».

Karine Lemaitre, vigneron au Château du Grand Mouëys en charge de la production du vin, est enthousiaste au sujet des possibilités d’investissement de Zhang. Mais bien que Karine Lemaitre soit pressée de se mettre à l’ouvrage, elle reconnaît les difficultés que peut rencontrer un propriétaire étranger, le plus gros obstacle étant de ne pas pouvoir communiquer directement avec Zhang. Le seul mot français qu’il est capable de prononcer à peu près correctement est «oui». Beaucoup de phrases sont perdues dans la traduction, le personnel sur place se plaint des capacités linguistiques du traducteur et les décisions sont alors retardées.

Zhang est peut-être un nouveau venu dans le monde du vin français, mais il n’est pas nouveau dans celui des boissons. À  la tête du groupe Ningxiahong, il est en Chine l’empereur des boissons au goji. Le goji, une petite baie rouge, a une longue histoire dans la médecine chinoise. Ningxiahong produit 30 millions de bouteilles d’alcool au goji par an.

Comme beaucoup d’entrepreneurs chinois de sa génération, il s’est fait lui-même. Il est né en 1963, quelques années avant le début de la Révolution culturelle, dans une des villes les plus pauvres de la Chine, située dans la province de Ningxia. Sa mère labourait les champs pendant que son père travaillait dans les chemins de fer locaux.

Zhang n’a pas suivi d’études universitaires. Au lieu de cela, armé d’un diplôme technique, il a décroché un travail de comptable dans une entreprise d’Etat en 1983. En 1996, il gérait une usine de liqueur de baijiu, promulguant ainsi l’esprit populaire chinois. En 2000, il a acheté Ningxiahong, une société active dans l’immobilier, l’imprimerie, la restauration, les agences de voyage en plus du business du goji.

Zhang a su saisir les opportunités qui se sont offertes à lui. Il critique le vin produit au Château du Grand Moueys : la qualité est médiocre, la présentation est «basse classe». Un designer parisien a été sollicité pour redessiner les bouteilles, avec des bouchons rouges et des lettres en or.

Lemaitre note que des refontes similaires sont en cours dans d’autres domaines appartenant à des Chinois dans la région. «Il y a une sorte d’effet d’entraînement. Tout le monde veut un certain type de présentation et a les mêmes idées. Acheter un vignoble avec un beau château, diversifier tous les vins produits pour la Chine et installer un hôtel sur place».

Les vignobles français acquis par les Chinois ont été jusqu’ici des petites propriétés ou dans des états médiocres. Le puissant Grand Cru, la plus prestigieuse classification des vins, a échappé aux investisseurs du continent. Pour situer les acquisitions actuelles, seulement une vingtaine de domaines sont aux mains des Chinois sur les 9.000 vignobles bordelais.

Mais Zhang voit grand et a des plans pour acquérir un label Grand Cru «comme Château Lafitte» d’ici la prochaine décennie. «Quand j’étais enfant, je n’aurais jamais imaginé pouvoir aller dans une ville comme Pékin», rit-il. Il agite sa main vers les intérieurs spacieux du château. «Tout ceci», dit-il, «me donne l’impression d’être un prince».

Ces investissements chinois à long terme ne sont pas encore clairement définis. Quoiqu’il en soit, la mise en bouteille rouge et or, les restaurants luxueux chinois dans la région, et les quelques millions de bouteilles de vin français consommées par les Chinois comme lorsqu’ils mangent une soupe de pied de poulet à la mode, annonce le changement du paysage français du Bordeaux tout comme celui des fortunes commerciales.

Pallavi Aiyar est un journaliste indien. Auteur de l’ouvrage Smoke and Mirrors: An Experience of China. Il a remporté le prix Vodafone-Crossword Award. Avec la permission de YaleGlobal Online. Copyright © 2012. Université de Yale.

Version anglaise: The New Barons of Bordeaux

 

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