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Vivre à contre-société

L’itinérance sous microscope

Écrit par Mathieu Côté-Desjardins, Epoch Times
12.06.2013
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  • Le café Mission à Montréal, ouvert à tous et permettant de briser l’exclusion chez les personnes itinérantes.(Gracieuseté de Mission Old Brewery)

Plus de 30 000 sans-abris vivent actuellement à Montréal selon l’estimation du gouvernement canadien effectuée en 2005 et les récents constats du Réseau d'aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM). Il y a «autant de raisons qu’il y a d’individus» pour l’expliquer. Chacun souhaite voir l’itinérance disparaître, sans pour autant la regarder de plus près afin de la comprendre. De plus en plus d’organismes prennent d’assaut le problème qui tend à se complexifier. Malgré tout, l’espoir gagne du terrain.

«C’est le jeu qui m’a amené dans la rue, les machines à vidéo poker dans les bars pour être précis. J’étais au point où je ne pouvais plus payer mon loyer, mon téléphone, etc. Mes cartes de crédit étaient pleines. La banque s’est mise à saisir ma pension. J’ai déclaré faillite pour un peu plus de 12 000 $. J’ai été expulsé de l’appartement où j’étais, je n’avais qu’un sac à dos», s’est confié avec aisance Ernie, personne itinérante et client de la Mission Old Brewery, interviewé lors de notre passage dans les locaux de l’organisme.

«Je me suis trouvé sans emploi un certain temps. Mon chômage a pris huit mois avant de rentrer. J’ai perdu mon logement. J’habitais sur la rue Saint-Hubert depuis plusieurs années. Ça a complètement déstabilisé ma vie. […] Après avoir trouvé un nouvel appartement et retrouvé du travail comme soudeur, j’ai eu un accident de voiture en allant travailler. Ce qui a engendré des problèmes vestibulaires [dans l’oreille interne], cognitifs [mémoire] et au cou», nous a expliqué  Jean-François, résidant à la Mission Old Brewery pour une deuxième fois dans sa vie.

Devenir itinérant est rarement un choix, mais il s’agit plus souvent d’une porte d’urgence qu’on emprunte sans savoir ce qu’il va y avoir au bout. Les «pourquoi» sont excessivement variés, certains peuvent s’entrecroiser et parfois donner naissance à des complications hors du commun. Étant tous dérangés à un certain niveau par cette problématique grandissante, peu d’entre eux choisissent l’action efficace, dont les premiers concernés. Matthew Pearce, directeur général de la ressource Old Brewery Mission (OBM), est pour sa part un des leaders des changements dans le domaine.

La Mission Old Brewery, datant de 1889, a commencé par être une soupe populaire. Programmes et services se sont multiplié l’inscrivant comme un joueur clé dans la lutte contre l’itinérance à Montréal.

«On dit  : “C’est parce que les itinérants consomment des drogues qu’ils sont à la rue” ou encore “C’est un ivrogne, c’est lui qui cause ses problèmes”. Ce dont nous sommes témoins ne sont que les symptômes. Ce n’est pas l’origine du problème en soi», spécifie M. Pearce.

  • Matthew Pearce, directeur général de la ressource Mission Old Brewery, en compagnie de Mme Kim Nguyen, directrice du développement – campagne annuelle à la Fondation Mission Old Brewery. (Gracieuseté de Mission Old Brewery)

L’origine du problème d’Ernie n’était pas le jeu, mais bien la solitude extrême. «J’allais dans les bars, je jasais, je prenais une bière et je jouais. Quand tu es tout seul, tu ne sais plus quoi faire chez vous. On s’ennuie», partage Ernie. Pour certaines personnes, l’itinérance n’a pas une seule racine, mais bien une multitude.

«Nous avons eu un cas d’une personne itinérante qui a été orphelin de Duplessis [dans les années 1940, des milliers d’enfants illégitimes ont été catalogués de malades mentaux et placés dans des institutions psychiatriques]. Il s’est retrouvé à la porte d’une église dans les années 1940-1950. Les prêtres ont placé les bébés masculins d’un côté de l’autel, les bébés féminins de l’autre, et les gens qui assistaient à la messe pouvaient adopter les enfants de façon informelle. Il a été d’une famille à l’autre durant toute son enfance. Lors d’un Noël, une famille qui l’avait choisi l’a retourné à l’église. Il ne se souvient pas d’avoir reçu un seul cadeau de Noël dans son enfance», rapporte le directeur général d’OBM.

M. Pearce poursuit  : «Il a trouvé un emploi quand il avait 13 ou 14 ans. L’homme s’est marié. Il a eu un bébé. L’enfant est décédé deux ans après d’une maladie. Sa femme s’est suicidée comme elle ne pouvait supporter le choc. L’homme profondément blessé n’en pouvait plus. C’est là qu’il s’est retrouvé dans la rue. Il dormait sous les ponts. Aujourd’hui, l’homme a fait tout un cheminement  : il est en appartement et suit nos programmes», raconte-t-il.

Ernie a aussi été orphelin de Duplessis. «Depuis que je suis jeune, je ne m’exprime pas. J’avais dénoncé un frère qui avait abusé de moi et on m’avait traité de menteur. Depuis ce temps-là, je n’ai plus rien dit. Dernièrement, j’ai révélé tout ça quand j’étais à la Maison Jean-Lapointe. C’est sorti. Ça prenait un déclencheur qui était mon problème de jeu pour guérir plus que je pensais», révèle-t-il.

Réseau à créer ou à fuir

«C’est l’absence du réseau social, d’appui et de soutien qui fait qu’on se retrouve à la rue, non pas la tragédie ou la maladie», déclare Matthew Pearce.

Dans le cas de Jean-François, il a toujours un bon contact avec sa famille et ses amis, mais il n’a eu guère le choix de faire appel à OBM lors de deux occasions dans sa vie. «Ce lieu me permet de ne pas m’inquiéter, d’avoir de la quiétude», explique-t-il. 

Le groupe social auquel une personne itinérante tente légitimement de s’intégrer peut s’avérer néfaste pour elle. «La communauté de la rue, qui peut être forte, risque de constituer un problème important. Du côté humain, c’est très bien. C’est ce qu’ils ont perdu [une famille, un groupe d’appartenance], donc il est naturel de vouloir la retrouver, mais dans un contexte de dépendances des ressources de l’État, ce n’est pas constructif pour la personne à long terme. Quand elle sait qu’on veut l’aider d’un côté et qu’on lui enlève ses seuls amis de l’autre, c’est difficile d’être motivé d’aller de l’avant. Un des projets qu’on a mis en place, l’Annexe, qui est un lieu résidentiel, d’évaluation et de référence, peut briser cette séquence», élabore Matthew Pearce.

«Ceux qui viennent cogner à notre porte pour la première fois, pour éviter qu’ils développent ce réseau qui leur nuit, sont hébergés à un endroit particulier et non au refuge, ce qui vient avec l’obligation de faire un suivi. Ce n’est pas un dortoir avec lits superposés en ligne comme au refuge. On a notre chambrette avec rideau. On rencontre chaque jour un conseiller. Chaque matin, on développe les objectifs de la journée. Le lendemain, il faut faire un compte rendu de ce qu’on a fait la veille et on partage avec les autres. Ça développe un contexte de réseau social “on sort de la rue” plutôt qu’un contexte “je reste dans la rue”», pointe M. Pearce, qui ajoute que 80 % des sans-abris qui passent par ce programme réussissent à s’en sortir chaque mois.

 

«L’autre 20 % est intégré automatiquement à d’autres programmes d’accompagnement, donc ils ne peuvent pas avoir accès au refuge. C’est uniquement en cas de débordement, ce qui arrive assez souvent, qu’ils s’y retrouvent. Aussitôt que les personnes itinérantes y entrent, elles sont directement placées dans des programmes d’accompagnement. C’est devenu plus difficile de rentrer au dortoir», développe M. Pearce.

«On comprend que c’est une vie difficile, mais aussitôt qu’il [l’itinérant] crée un réseau social à l’intérieur de l’itinérance et à vivre en exclusion, il commence à tout normaliser. Il y en a même qui, quand ils reçoivent leur souper, se plaignent qu’ils ont trop de sel dans leur repas, ou pas assez ou ils critiquent le menu ou les portions», se rappelle M. Pearce.

L’unique réseau qu’avait Ernie, avant d’arriver à OBM, était à travers son bénévolat à l’accueil Bonneau [lieu permettant la réinsertion sociale des personnes étant en situation d’itinérance]. «J’y ai fait 21 ans de bénévolat. Je connais ça la misère, mais je ne pensais pas que ça allait être pour moi. Une religieuse m’avait dit  : “Va régler tes problèmes et ensuite tu reviendras”. Je dois leur prouver que je fais un effort. Le bénévolat est enrichissant. J’organisais le bingo, le cinéma, les voyages. C’était une famille. J’ai créé beaucoup de liens. J’ai des nouvelles des gars qui me disent que ça paraît que je ne suis pas là. On m’a dit que l’ambiance n’est plus la même. Je prenais le temps de parler avec eux, de les comprendre», exprime Ernie.

125 ans sans voir la fin de l’itinérance

Matthew Pearce s’est lui-même posé la question  : «Comment peut-on lutter pendant 124 ans [nombre d’années d’existence d’OBM] sans avoir mis fin à l’itinérance?»

«Durant les premiers 115 ans, on a été un refuge, c’est-à-dire un lit pour le soir, un repas chaud, une occasion de changer de vêtements, un endroit sécuritaire et sanitaire, etc. C’est toujours quelque chose qu’on offre. Si on est qu’une aide en contexte de situation d’urgence, nous sommes plus une partie du problème que de la solution. C’est comme si on facilitait la vie à la rue. La motivation de s’en sortir ne peut pas être là», croit-il.

Programmes d’accompagnement avec conseillers pour identifier la réalité de la personne et établir une trajectoire pour le futur, centre médical adapté pour les clients d’OBM dont un service pour traiter l’hépatite C [maladie infectieuse transmise par le sang qui s’attaque au foie], des problèmes de santé mentale ainsi que des programmes de logements sociaux sont quelques-uns des projets les plus constructifs de Matthew Pearce et de son équipe. «Dans le futur, on souhaite réduire les places en dortoir et les remplacer avec toujours plus de ressources. On ne se définit plus comme un refuge désormais», amène-t-il.

Indépendance pour aller plus loin

OBM reçoit 125 000 $ de la Ville de Montréal sur un budget de 7 millions par année. «En tout, les trois paliers de gouvernements, ça couvre environ 40 % de notre budget et 60 % vient des donateurs. Être 60 % dépendant, c’est comme être 100 % dépendant. On ne peut vivre sans cette contribution», souligne M. Pearce. «Ce serait plus facile si on recevait un chèque du gouvernement de 100 % du budget annuel, ce serait moins de travail à gérer la fondation, etc. Le problème est que si on devient 100 % dépendant du gouvernement, ce dernier peut nous diriger dans nos opérations. On veut garder notre autonomie et notre indépendance pour créer des ressources selon nos propres préoccupations. On veut aider à réduire le phénomène de ce fait, réduire notre budget dans le futur», propose-t-il.

«Souvent, il y a un désastre dans la vie de ces gens [personnes itinérantes], des dilemmes, de grands problèmes personnels qu’ils n’ont pas pu surmonter et qui les a désorganisés complètement. Ça peut être un divorce, le décès d’un enfant, d’une conjointe ou d’un conjoint, la perte d’emploi, l’incapacité de remplir les tâches de son emploi, la sortie précipitée d’une institution psychiatrique, etc. Cela amène son lot de différents comportements. L’arrivée à la rue, c’est une chute progressive, ça n’arrive pas du jour au lendemain. On peut commencer à consommer de l’alcool pour gérer, on va prendre des drogues pour évacuer la douleur et on devient inepte socialement progressivement. On perd les moyens financiers, les dépendances coûtent cher. Il y a autant de raisons qu’il y a d’individus», avance M. Pearce.

Statistiques

-    Plus de 28 000 personnes différentes fréquentaient les ressources pour sans-abris (refuges, soupes populaires, centres de jour).

-    De ce nombre, 12 666 avaient connu des épisodes plus ou moins longs sans domicile fixe; 8253 d’entre elles avaient fréquenté le réseau d’hébergement pour personnes sans abri.

-    Du 16 décembre 2010 au 31 mars 2011, 59 764 nuitées ont été comptabilisées chez les hommes et 6303 chez les femmes dans les ressources d’hébergement d’urgence. Le taux d’occupation a atteint 100 % au cours de certaines nuits.

-    Traditionnellement concentrées au centre-ville, les personnes en situation d’itinérance se retrouvent de plus en plus dans d’autres arrondissements que Ville-Marie, notamment au Plateau Mont-Royal, dans Mercier-Hochelaga-Maisonneuve et le Sud-Ouest.

-    Les intervenants notent une évolution des composantes de la population itinérante au cours des dernières années. On y constate un certain vieillissement de la population, mais également une plus grande présence de jeunes et de femmes, de personnes ayant des problèmes de santé mentale sévères et de membres des Premières Nations et Inuits.

-    L’achalandage des refuges est en croissance constante à Montréal. En 2011, les refuges ont connu une fréquentation hors du commun qui a perduré tout au long du printemps et qui s’est poursuivie durant l’été.

* Source  : Ville de Montréal

Enquête auprès de la clientèle des ressources pour personnes itinérantes des régions de Montréal-Centre et de Québec, 1998-1999/Ville de Montréal

 

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