Comment le quartier chinois de Montréal a pris son apparence chinoise

L’«enchinoisement» du quartier chinois – 1re partie

Écrit par Nathalie Dieul, Epoch Times
29.04.2014

«Enchinoisement» est un terme inventé par Jonathan Cha pour exprimer le concept de la mise en symbole du quartier chinois, en s’inspirant d’un vocable existant déjà : chinoiserie.

Jonathan Cha est architecte paysagiste, urbanologue et titulaire d’un doctorat en urbanisme. Il est consultant en patrimoine et il enseigne à l’école de paysage de l’Université de Montréal, à la faculté d’aménagement. Spécialiste de l’analyse historique des jardins et des espaces publics, il a une très bonne connaissance de la ville de Montréal, de ses paysages publics et de ses quartiers.

Étant lui-même un quart chinois de par son grand-père, il s’est toujours intéressé au quartier chinois où son grand-père ainsi que son père ont longtemps vécu. C’est donc tout naturellement qu’au moment de ses études, il a effectué des recherches sur ce quartier bien typique de Montréal qu’il a toujours fréquenté. Il a publié un essai en 2004, dans le Journal de la Société pour l’étude de l’Architecture au Canada, sous le titre La représentation symbolique dans le contexte de la mondialisation – L’exemple de la construction identitaire dans le quartier chinois de Montréal. 

  • Le quartier chinois est rempli de petits détails enchinoisés, comme cette porte qui donne sur une autre porte ronde en plus d’être surmontée d’une pancarte écrite en caractères chinois. (Nathalie Dieul/Epoch Times)

Se promener dans le quartier chinois de Montréal permet de se sentir tout de suite transporté dans un autre monde. Il est difficile de croire que ce secteur de la ville n’a pas toujours eu cette apparence folklorique qu’il s’est forgée en un peu plus d’un siècle par des phases successives d’«enchinoisement». Époque Times a rencontré l’architecte paysagiste et urbanologue Jonathan Cha pour mieux comprendre toutes ces étapes.

«En analysant les phases, on voit bien qu’il y a des phases d’affirmation, des phases de folklorisation, des phases de camouflage… », résume M. Cha. Les Chinois vont s’installer dans ce quartier à l’architecture bien montréalaise. Avec les années, ils vont en prendre possession à tel point qu’ils le transforment en une petite Chine où l’on oublie que l’on est encore à Montréal.

Les premiers immigrants

Les premiers immigrants chinois arrivent à Montréal dès la seconde moitié du XIXe siècle, ce qui est assez tôt par rapport aux immigrants venant d’autres pays. Comme les limites de la ville ne sont pas très grandes, ils s’installent juste de l’autre côté des anciennes fortifications, un peu plus à l’ouest que le quartier chinois actuel, aux alentours des rues Bleury et Saint-Antoine. C’est également par là que s’installent les premiers Juifs de Montréal, ainsi que de nombreux Écossais et Irlandais. D’ailleurs, l’ancien bâtiment du 120, rue de la Gauchetière, où la compagnie Wing Hing Lung s’installera en 1946, est une ancienne école écossaise. Le quartier, quant à lui, était connu jusque-là sous le nom de «Petit-Dublin», les Irlandais ayant été les premiers immigrants à investir ce lieu.

La communauté chinoise compte 30 membres en 1888 et augmente le nombre de ses habitants très rapidement par la suite, pour atteindre 1000 personnes dès les années 1900. C’est la première véritable vague d’arrivée des Cantonnais. Ils s’installent dans le faubourg Saint-Laurent, un peu plus à l’est que les tout premiers arrivants, et la rue de la Gauchetière devient leur quartier général, comme aujourd’hui.

Les Chinois de l’époque, possédant des blanchisseries, doivent s’installer près de la population, au cœur d’un quartier vivant. Le premier geste d’enchinoisement du quartier est d’ailleurs relié à l’histoire d’une de ces blanchisseries : le Chinois Lee Wah annonce sur son enseigne que son commerce est une buanderie chinoise californienne. La signalétique des premiers commerces est très sommaire avec des affiches en bois. Toutefois, «c’est la première fois que l’on voit des caractères chinois apparaître», souligne Jonathan Cha.

La percée commerciale des Cantonnais

C’est au tournant de 1900 que l’appellation «Quartier chinois», ou «Chinatown», apparaît. En effet, le terme est utilisé dans un article du quotidien La Presse en 1902 : «Tout le monde sait que la partie de la rue de la Gauchetière, comprise entre Saint-Charles-Borromée et Cheneville, est en grande partie habitée par des Chinois. C’est là ce qu’on appelle le quartier chinois de Montréal.» [La rue Saint-Charles-Borromée est aujourd’hui la rue Clark.]

«À partir de ce moment-là, on a spatialisé ce groupe-là», commente l’urbanologue.

Le nombre de Cantonnais installés dans le quartier chinois double en l’espace de 20 ans, atteignant le nombre de 2000 au début des années 1920. Depuis la fin du XIXe siècle, le même phénomène apparaît partout dans le monde où des quartiers chinois se forment dans les grandes villes où les Chinois immigrent massivement.

La demande de commerces pour accommoder ces nouveaux arrivants leur donne autant d’occasions d’ouvrir des restaurants, cafés, blanchisseries, etc. Un certain Hung Fung ouvre la première salle à manger cantonaise de la ville en 1900 sur la rue de la Gauchetière. Cette ouverture est suivie par plusieurs autres de sorte qu’en 1915 près d’une cinquantaine de commerces et restaurants chinois ont ouvert leurs portes.

  • Dans le quartier chinois, il est facile d’oublier que vous êtes à Montréal. (Nathalie Dieul/Epoch Times)

Selon Jonathan Cha, «les premières enseignes étaient principalement horizontales, sobres et limitées aux caractères chinois». C’est ainsi que se crée une nouvelle image du secteur, avec des gestes d’enchinoisement, encore un peu timides, posés par les habitants et propriétaires eux-mêmes. La communauté chinoise est maintenant bien implantée dans ce quartier ethnique.

Enchinoisement des bâtiments montréalais

La communauté chinoise doit faire face à l’acte d’exclusion qui interdit à tout Chinois d’entrer au Canada de 1923 à 1947. Une majorité d’hommes ne pouvant pas faire venir leurs familles doivent subir à ce moment-là «une période de ségrégation où ils n’avaient pas le droit de sortir du quartier. C’est un élément qui a probablement conforté leur présence dans le territoire». Selon l’urbanologue, pendant cette période, «ils devaient se cacher, ils étaient perçus comme l’autre, comme l’étranger, celui qui a une drôle de couleur de peau, celui qui a une drôle de langue, celui qui a des odeurs particulières aussi».

Entre les années 1920 et 1946, malgré toutes les difficultés que vit la communauté chinoise, de célèbres institutions du quartier voient le jour : le Sun Café, le Montréal Chop Suey, le Nanking Café, le Paradise Cabaret, le restaurant Lotus Garden et la fabrique de biscuits et de pâtes Wing Hung Lung Noodles.

  • Le bâtiment dans lequel la compagnie Wing Hing Lung (qui deviendra Nouilles Wing) s’installera est une ancienne école écossaise construite à la fin des années 1820. (Nathalie Dieul/Epoch Times)

À partir des années 1930 et 1940, «on commence à avoir plus de gestes à caractères chinois qui se manifestent, de plus en plus on commence à voir des manifestations plus éclatantes». Un peu partout, les bâtiments typiquement montréalais prennent une allure chinoise : des portes pittoresques sont plaquées par-dessus celles qui existent déjà, des lions entourent d’autres portes…

Au fil des décennies, on colle, on ajoute des morceaux. Les enseignes se multiplient, verticales ou horizontales, avec à la fois des caractères chinois et des caractères latins à l’allure chinoise. Petit à petit, tous les bâtiments situés dans le quadrilatère du quartier ajoutent une couche signalétique bien chinoise, démontrant bien l’appropriation culturelle des lieux.

Dans certains cas, ce ne sont pas seulement des enseignes ou des affiches qui donnent une personnalité chinoise au bâtiment : c’est toute la façade qui est décorée et enchinoisée, de manière à démontrer le caractère chinois de l’édifice. Les briques et les toitures de tuiles vernies sont utilisées à cet usage. Les Chinois peignent les façades et leurs briques, principalement en rouge, la couleur impériale.

Par exemple, la maison des Nouilles Wing, a été enchinoisée à cette époque par de la peinture blanche, verte et rouge. L’institution chinoise occupe depuis presque 70 ans l’ancien bâtiment de la British and Canadian School, une école construite à la fin des années 1820 par les Écossais, qui paraît très chinois après ce simple geste d’enchinoisement qu’est la coloration de sa façade.