L’«enchinoisement» du quartier chinois – 3e partie

Comment le quartier chinois de Montréal a pris son apparence chinoise

Écrit par Nathalie Dieul, Epoch Times
01.06.2014

L’ouverture du boulevard Saint-Laurent aux commerces chinois

En 1985, le maire Jean Drapeau veut changer le zonage de la rue De La Gauchetière et du boulevard Saint-Laurent pour en faire des zones résidentielles au lieu de commerciales. Les contestations sont vives et le changement n’a pas lieu.

Un règlement en vigueur jusqu’au début des années 1980 interdisait les commerces chinois sur le boulevard Saint-Laurent. «À partir du moment où on change la réglementation […] le cœur qui était plutôt vers Saint-Urbain, entre Bleury et Clark, va plutôt se déplacer maintenant vers Clark et Saint-Laurent. Les commerces chinois vont s’implanter là.» C’est véritablement à cette époque que le boulevard Saint-Laurent devient un axe important du commerce chinois.

  • L’ancienne église de la Mission catholique chinoise du Saint-Esprit, construite à partir de 1834, est restaurée en 1988. (Nathalie Dieul)

C’est une période qui correspond à l’arrivée des Asiatiques du Sud-Est (Vietnamiens, Thaïlandais, etc.) qui ouvrent les premiers restaurants de soupe tonkinoise sur le boulevard Saint-Laurent, et profitent du changement de réglementation pour diversifier l’offre en ce qui concerne la restauration. Jusque-là, il n’y avait que des commerces cantonnais, essentiellement sur les rues Clark, Saint-Urbain et De La Gauchetière. Tout l’espace étant occupé, les nouveaux immigrants ne pouvaient s’y implanter.

Le quartier chinois est devenu peu à peu un quartier plus asiatique que chinois. Aujourd’hui, il dispose de restaurants coréens, thaïlandais, vietnamiens, japonais, mongols, etc. Pourtant, malgré cette diversité, tous ses symboles sont essentiellement chinois.

Plusieurs plans de développement et comités consultatifs se succèdent dans la seconde moitié des années 1980 : Renaissance Chinatown en 1985, le comité consultatif sur le développement du quartier chinois (Chinatown Development Consultative Commitee) en 1987. La Ville de Montréal continue dans la même lignée depuis le début des années 1980, se préoccupant de promouvoir l’identité de ce quartier enfin accepté comme étant chinois.

L’église de la Mission catholique chinoise du Saint-Esprit, qui avait échappé de justesse à la destruction massive en 1977 parce qu’elle venait d’être classée immeuble patrimonial (sa construction avait débuté en 1834), est restaurée en 1988.

Nouvelle phase d’«enchinoisement» dans les années 2000

Un nouveau projet municipal spectaculaire est mis en place par Pierre Bourque, maire de Montréal de 1994 à 2001, en raison de son attachement particulier à la communauté chinoise. Déjà, avant de devenir maire de la métropole, alors qu’il était directeur du Jardin botanique de Montréal, M. Bourque avait commencé à tisser des liens avec la Chine. C’est à lui que l’on doit le projet, puis la réalisation du Jardin de Chine, inauguré en 1991.

 

«Pierre Bourque est allé en Chine des dizaines de fois, il a toujours été très très près de la communauté chinoise», constate Jonathan Cha. Dans la continuité de la collaboration entre Montréal et Shanghai, le premier plan de développement du quartier chinois est déposé en 1998. M. Bourque, grâce à ce document, démontre un vif intérêt pour cette petite Chine au cœur de Montréal. Il la reconnaît comme étant une destination touristique internationale, un symbole de l’identité culturelle chinoise et un lieu incontournable de la ville.

Le plan de développement du maire Bourque constitue la dernière phase d’«enchinoisement» qui donne au quartier chinois l’apparence qu’il a actuellement. C’est à la suite de la rédaction de ce document que les entrées de ce secteur sont délimitées par des arches, en plus de l’ajout d’autres grands symboles bien chinois.

Des artisans chinois sont invités à venir jusqu’à Montréal pour y construire deux nouvelles arches véritablement monumentales. Il s’agit de portes en pierre, rouges et massives, qui marquent l’entrée sur le territoire, bien visibles sur le boulevard Saint-Laurent qui est un axe majeur de Montréal surnommé «la Main». «C’est un geste assez marquant. On affirme haut et fort la présence du quartier chinois, la pérennité aussi du quartier chinois, et ce, sur Saint-Laurent. Donc ça devient vraiment visible. De La Gauchetière, c’est une toute petite rue. Là, c’est visible de tout le monde», soutient l’urbanologue.

En même temps, les deux anciennes arches qui se trouvaient au cœur de la rue De La Gauchetière sont déplacées aux extrémités de cette rue (vers les rues Saint-Dominique et Jeanne-Mance), de sorte que les quatre arches délimitent en quelque sorte les frontières du quartier.

Selon l’architecte paysagiste, plusieurs personnes pourraient contester l’arrivée de ces portes, ou plutôt l’utilisation qui en est faite. En effet, «quand on connaît bien la culture chinoise et qu’on connaît un peu le rôle des arches, oui, elles peuvent servir de portes d’entrée, mais souvent elles viennent ponctuer un parcours, un cheminement vers un temple ou vers autre chose. Donc, tout à coup, les utiliser uniquement comme porte d’entrée ou comme limite, c’est un peu réducteur de la profondeur du symbolisme que ces portes peuvent avoir.»

L’autre aspect qui peut amener certaines interrogations par rapport à l’utilisation de ces arches concerne l’appropriation spatiale du territoire et ses limites. «Est-ce qu’on est sur les limites du quartier chinois aujourd’hui? ou plutôt historiquement? Il y a encore un temple bouddhiste au coin de Bleury, donc, tout à coup, la rue Bleury n’est plus dans le quartier chinois», constate M. Cha.

Toutefois, les arches monumentales réussissent à la perfection à remplir leur rôle dans la «ghettoïsation positive» du quartier chinois, affirmant une fois de plus l’aspect culturel de ce quartier où l’on se sent en voyage. Des lions protecteurs sont ajoutés au pied de ces portes, gardant l’entrée du quartier.

  • Dans les années 2000, deux nouvelles arches monumentales, avec des lions à leurs pieds, sont construites sur le boulevard Saint-Laurent. (Nathalie Dieul)

Un autre aspect important du plan de développement du maire Bourque concerne le parc Sun Yat-Sen dans lequel un nouveau temple-pagode rouge et or est construit, ajoutant un autre symbole impérial en plein cœur de la petite Chine qu’est devenu le quartier chinois. Des lanternes y sont suspendues et la petite place est dotée de bancs stylisés et d’une grande murale.

Le nouvel hôpital chinois, inauguré en 1999, est un bâtiment très sobre en soi. Cependant, il comporte certains éléments stylisés un peu à la chinoise. Il s’agit en particulier des deux portes rondes du jardin qui donnent sur l’avenue Viger ainsi que de la statue de Confucius placée devant le bâtiment.

Enfin, le dernier geste de cette phase d’«enchinoisement» concerne la restructuration du jardin du complexe Guy-Favreau qui était jusque-là relativement neutre. Des temples-pagodes y sont construits et une nouvelle végétation ajoutée, donnant une touche très chinoise au jardin adopté par la communauté chinoise.

L’objectif de rendre le quartier plus attrayant est atteint. Chinois, Asiatiques d’autres pays et Occidentaux, qu’ils soient résidents du Québec ou touristes de passage, le fréquentent tous les jours. «Le quartier chinois ne représente plus dans l’imaginaire un lieu délabré, un refuge d’immigrants chinois et un simple espace de transit; il est désormais perçu comme un quartier thématique, un Disneyland "enchinoisé", où tout l’effort conceptuel est axé sur une couche chinoise appliquée à une structure», écrit l’urbanologue dans son essai en 2004.

Les dix dernières années

Après les deux dernières phases spectaculaires d’«enchinoisement» réalisées par l’appareil municipal, il ne se passe pas grand-chose de nouveau dans le quartier. À première vue, il n’y a aucun geste majeur et significatif qui pourrait correspondre à une nouvelle phase d’«enchinoisement». «Mais il faudrait analyser plusieurs projets sur un certain temps pour être capable de voir ça», admet Jonathan Cha, qui ne s’est pas penché sérieusement sur la question depuis 2004.

Toutefois, le titulaire d’un doctorat en urbanisme continue de fréquenter pour le plaisir le quartier de son grand-père, observant les changements même s’il ne les analyse pas en profondeur.

Un des seuls événements qui marquent cette décennie est la construction de la Plaza Swatow, ouvert en 2010 après trois ans de travaux. Ce centre commercial multifonction de six étages prend la place d’un trou laissé par un incendie des années 1980.

«Du point de vue architectural, c’est un bâtiment qui est complètement sans intérêt, qui n’est pas "enchinoisé", mais qui démontre des caractéristiques chinoises. Il y a une certaine monumentalité dans l’œuvre, on a mis une espèce de couronnement d’arche sur le dessus, on joue beaucoup avec les lumières.» Jonathan Cha se rend compte, après un récent voyage en Chine l’été dernier, à quel point les jeux de lumière qui éclairent les bâtiments sont représentatifs d’une Chine contemporaine. «C’est vraiment une caractéristique des centres-villes de plusieurs villes aujourd’hui.»

Le dernier geste d’«enchinoisement» posé est probablement l’addition d’un buste de Sun Yat-Sen à même le temple-pagode de la place du même nom, au début de l’automne 2013.

Le projet de réaménagement de la rue De La Gauchetière est en cours depuis 2013. La rue qui avait été rendue piétonne en 1982 en avait bien besoin : «On a fait beaucoup de "patchage", on n’a pas remplacé les briques, on a mis de l’asphalte à la place. Le yin et le yang [encastrés dans le sol], la moitié c’est le symbole, l’autre moitié c’est du ciment. Après, il y a un bout d’asphalte, la rue est croche. Ça commence à ne plus être très intéressant, tant du point de vue du respect de l’aspect folklorique chinois qu’on a voulu préserver que de l’image de Montréal», commente l’urbanologue.