Analyse

De nouvelles lignes de partage en Europe de l’Est?

Écrit par Affaires-stratégiques.info
25.06.2014
  • Le président américain, Barack Obama, prononce un discours le 4 juin 2014 à Varsovie, Pologne, où il a tenté de rassurer ses alliés européens devant l’agressivité de la Russie. (Fred Dufour/AFP/Getty Images)

«You will never stand alone.» Lors de son discours à Varsovie, le président américain Barack Obama a répété quatre fois cette phrase, l’adressant successivement à l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Roumanie. Les représentants hongrois, tchèques et slovaques étaient présents, ils ont applaudi. Pourtant, les pays d’Europe centrale, directement concernés par la crise ukrainienne, restent divisés sur la gestion de celle-ci, qui agit en révélateur des nouvelles orientations des politiques étrangères est-européennes.

Une présence renforcée de l’OTAN en question

On a tôt fait de généraliser les enthousiasmes polonais et baltique pour l’OTAN au reste de l’Europe de l’Est, supposée terrifiée par la Russie et appelant de ses vœux la protection des forces américaines ou otaniennes. En réalité, l’Europe centrale et orientale est plutôt circonspecte vis-à-vis d’un redéploiement de l’OTAN sur son sol et plus généralement sur la stratégie à adopter à l’égard de la Russie.

Interrogé à la mi-mai sur une possible présence permanente de troupes otaniennes en Europe centrale, le ministre de la Défense tchèque, Martin Stropnicky, a déclaré qu’il n’en souhaitait pas sur le territoire national. Bien qu’il soit ouvert à d’autres types de coopération, il justifie explicitement sa position par le souvenir du printemps de Prague et des 80 000 soldats soviétiques stationnés sur le sol tchécoslovaque durant la «normalisation» qui a suivi. Quelques semaines plus tard, le premier ministre Bohuslav Sobotka confirme la position de son ministre, tandis que son homologue slovaque Robert Fico adopte la même position, en reprenant la référence au soulèvement de 1968 et de ses suites à son compte.

Ces déclarations ont provoqué une vive polémique dans les deux pays. Les classes politiques sont, au-delà des appartenances partisanes, très divisées sur le sujet. Côté tchèque, le président Miloš Zeman, qu’une présence symbolique de l’OTAN «ne dérangerait pas», s’est même fendu d’un commentaire acerbe soulignant l’inexpérience de Sobotka en matière de politique étrangère. Côté slovaque, le président élu Andrej Kiska a nuancé la position de son premier ministre en rappelant que la Slovaquie devait être solidaire de ses alliés. Les analogies avec le printemps de Prague et aux troupes du Pacte de Varsovie ont été particulièrement critiquées par certains représentants politiques et leaders d’opinion ainsi que par les ambassades américaines sur place.

L’Europe centrale divisée

Au-delà des débats nationaux, les pays du groupe de Višegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie – V4) ont donc une approche loin d’être homogène vis-à-vis de l’OTAN et de la crise russo-ukrainienne. Fondé en 1991, en partie pour favoriser l’intégration européenne des pays d’Europe centrale et créer un espace d’échanges et de coopérations régionales, le V4 n’a finalement jamais entamé de dialogue approfondi sur les questions stratégiques, dialogue dont le manque se fait cruellement sentir depuis novembre 2013. Malgré quelques appels à une meilleure coopération énergétique afin de réduire la dépendance à la Russie, les partenaires du V4 s’accordent de moins en moins sur le chemin à prendre et, désormais, le groupe se scinde, globalement, entre les Polonais d’un côté, partisans d’une ligne dure face à la Russie et les Tchèques, Slovaques et Hongrois de l’autre, favorables à plus de souplesse avec Moscou et réticents à une solution otanienne.

Malgré certaines convergences historiques (intégration forcée dans le Pacte de Varsovie, transitions démocratiques, intégration souhaitée dans l’OTAN et l’UE), ces pays n’ont en effet ni les mêmes intérêts nationaux ni les mêmes relations avec la Russie. Les différents degrés de dépendance énergétique et la proximité économique et parfois politique avec Moscou (notamment à Prague et à Budapest) expliquent en grande partie la diversité des points de vue.

  • Des soldats américain (droite) et lituanien participent à l’exercice militaire Saber Strike le 14 juin 2014 en Lituanie. Cet exercice de l’OTAN s’est tenu dans les pays baltiques impliquant environ 4700 personnes de dix pays différents. (Petras Malukas/AFP/Getty Images)

Une partie de ces pays ne souhaite également pas redevenir la contrescarpe d’un nouveau mur, même du bon côté. Le premier ministre tchèque a par exemple étayé ses premières réticences le 11 juin en estimant qu’un redéploiement de l’OTAN en Europe de l’Est «n’était pas une solution de long terme», et créait un nouveau «rideau de fer» entre la Russie et l’UE. Parallèlement, il s’est toutefois engagé à augmenter le budget de défense de 1 % à 1,4 % du PIB à moyen terme, en envisageant une collaboration renforcée avec l’armée slovaque.

L’émergence de nouvelles politiques étrangères?

La Hongrie de Viktor Orban, dont les relations avec l’UE sont houleuses, prône une relation pragmatique avec la Russie; le gouvernement hongrois n’a pas hésité à signer avec l’opérateur russe Rosatom un contrat de plus de 10 milliards d’euros pour l’extension de la centrale nucléaire de Paks. En République tchèque, le vice-ministre des Affaires étrangères Petr Drulak, ancien directeur de l’Institute of International Relations (IIR), s’écarte avec fracas de l’héritage de Vaclav Havel en critiquant, dans une récente interview, la défense des droits de l’homme comme axe central de la politique étrangère tchèque. Pour Prague, Budapest et Bratislava, le maintien – voire le réchauffement des liens avec les pays issus de l’ex-bloc de l’Est (notamment Azerbaïdjan, Kazakhstan et Turkménistan) – redevient, en période de crise, l’une des priorités des chancelleries.

En Pologne, pays le plus important du V4, la crise ukrainienne n’a pas révélé une inflexion de la politique étrangère, mais plutôt sa nouvelle ambition. Le ministre des Affaires étrangères, Radoslaw Sikorski, a été particulièrement actif, multipliant les contacts avec ses partenaires allemands, français, américains, baltes et scandinaves et a, pour sa part, appelé de ses vœux un renforcement de l’OTAN en Europe de l’Est.

La visite de Barack Obama en Pologne début juin, fut de ce point de vue un triomphe. A contrario, les désaccords ont rarement été si profonds avec ses voisins, en témoignent les incompréhensions visibles lors du Forum Global Security à Bratislava en mai dernier. Varsovie se détache ainsi progressivement du reste de l’Europe centrale, en développant une diplomatie d’une ampleur inédite, au service d’une ligne à la fois européenne et atlantiste, au risque de se couper de ses partenaires régionaux. Elle rejoint en revanche les positions de la Suède et de la Finlande, qu’un rapprochement voire une entrée dans l’OTAN semble tenter de plus en plus.

La crise ukrainienne cristallise ainsi de nouvelles orientations de politique étrangère, sous-jacentes dans les débats au sein des élites nationales depuis quelques années. La génération des dissidents, de Lech Walesa et de Vaclav Havel par exemple, avait été séduite par les discours néoconservateurs américains (notamment lors de la guerre contre l’Irak en 2003), puis s’était inquiétée de l’arrivée d’Obama, supposé naïf et plus conciliant à l’égard de la Russie. Ces grandes figures des transitions démocratiques ont laissé la place à des dirigeants plus jeunes, dont le logiciel de pensée n’intègre plus les schémas de la guerre froide.

Cet affranchissement de l’héritage postcommuniste, les conséquences de la crise financière et les récents évènements en Ukraine participent ainsi à l’élaboration de nouveaux paradigmes en matière de politique étrangère. La Pologne se rapproche de l’Europe scandinave et balte en ravivant le lien transatlantique, et rompt avec ses voisins méridionaux qui, pour leur part, s’écartent sensiblement de la voie atlantiste. Le clivage, cher à Donald Rumsfeld, entre «Vieille Europe» et «Nouvelle Europe», qui avait prévalu en 2003 lors des débats sur la guerre en Irak, n’existe plus. La crise ukrainienne n’a décidément pas fini de nous prouver que le monde change.