Comment le quartier chinois de Montréal a pris son apparence chinoise

L’«enchinoisement» du quartier chinois – 4e partie

Écrit par Nathalie Dieul, Epoch Times
02.06.2014

Fermetures de commerces fondateurs

D’un autre côté, les 10 dernières années ont vu plusieurs des commerces fondateurs du quartier chinois fermer. L’architecte paysagiste a vu de véritables institutions qu’il connaissait depuis sa petite enfance fermer. Il s’agit par exemple du magasin de thé qui était situé au coin des rues Saint-Urbain et De la Gauchetière, remplacé par une pâtisserie. M. Cha se souvient : «C’était une caverne d’ali-baba où il y avait tous les journaux chinois qui étaient en vente, et tous les thés. Il y avait un vieux Monsieur chinois qui ne parlait pas français ni anglais, qui faisait goûter les thés.»

Une autre de ces institutions était le célèbre café Nanking, au coin des rues Clark et de la Gauchetière. «Dans les années 1980, tous les joueurs du Canadien de Montréal allaient manger là-bas», se rappelle le montréalais. «C’était vraiment un très très bon resto. Les proprio sont morts, ou bien ils étaient très vieux et ils sont partis.»

  • Le restaurant Rouge Orange a été ouvert récemment par un chef cuisinier occidental Aaron Languille, une première dans le quartier chinois. (Nathalie Dieul/Epoch Times)

Dans la décennie précédente, il y avait déjà eu la fermeture d’un autre commerce fondateur que Jonathan Cha a bien connu dans sa jeunesse, un commerce qui l’a marqué : «tous les petits commerces, au coin de la Gauchetière, au coin sud, en face du parc, avant, tout ça c’était un commerce en long, un commerce des années 1950 avec un comptoir et des tabourets en métal, et derrière se trouvaient les pâtisseries, les tartes, les gâteaux. C’était la seule place où on achetait des gâteaux dans le quartier chinois. Il y avait des machines à sous. Et c’était rempli de vieux chinois qui prenaient un café, mangeaient une tarte ou une pâtisserie, jouaient aux machines [à sous]. (…)Quand ça a fermé dans les années 1990, pour moi c’était un peu comme le début de la fin du quartier chinois comme quartier vivant…»

«Il y a vraiment un changement dans le quartier chinois. C’est la réalité que les bâtisseurs ou ceux qui y ont habité toute leur vie, il y en a de moins en moins.»

Certains ferment, laissant la place à la nouveauté. Par exemple, depuis cet automne : un chef cuisinier occidental, Aaron Langille, a ouvert un restaurant dans le quartier chinois. Jonathan  Cha a remarqué le restaurant Orange Rouge, sur la rue de la Gauchetière, mais ne l’avait pas encore essayé au moment de rencontrer Époque Times. «On n’est pas habitué à voir des chefs dans le quartier chinois. (…) Là, on a un chef très célèbre de Montréal, pas très connu des gens en général, mais dans la scène culinaire il et assez connu. Il vient de s’ouvrir un resto à saveur asiatique en plein quartier chinois.»

L’urbanologue, amateur de cuisine chinoise, se demande si l’arrivée d’un restaurant «peut-être une coche au-dessus du point de vue de la cuisine» va amener un autre type de population à fréquenter ce quartier en pleine redéfinition. Il espère aussi qu’il restera toujours des restaurants cantonnais, puisque c’est la cuisine chinoise qu’il préfère. Ils sont de moins en moins nombreux à cause de la compétition avec les restaurants qui offrent de nouvelles cuisines de Chine et d’autres nationalités asiatiques.

Récemment, une sorte de nouveau quartier chinois s’est développée autour de l’université Concordia. «Ce n’est pas vraiment un quartier dans le sens où on ne se sent pas vraiment dans un Chinatown, mais il commence à y avoir un nombre important de commerces, d’épiceries et de restaurants», uniquement des commerces alimentaires, précise M. Cha.

À Concordia, il s’agit en particulier de restaurants de nouvelle cuisine, «une cuisine chinoise qu’on ne connaissait pas à Montréal. Et là on voit que certains de ces commerces ouvrent des succursales dans le quartier chinois. (…) Après quelques années, ça fonctionne, ils migrent vers le quartier chinois. On a vu le remplacement de vieux restos qui sont là depuis des décennies.» Tout cela amène un certain renouveau.

Nouvelle phase d’enchinoisement dans les années 2000

Un nouveau projet municipal spectaculaire est mis en place par Pierre Bourque, maire de Montréal de 1994 à 2001, en raison de son attachement particulier à la communauté chinoise. Déjà, avant de devenir maire de la métropole, alors qu’il était directeur du jardin botanique de Montréal, M. Bourque avait commencé à tisser des liens avec la Chine. C’est à lui que l’on doit le projet puis la réalisation du Jardin de Chine, inauguré en 1991.

«Pierre Bourque est allé en Chine des dizaines de fois, il a toujours été très très près de la communauté chinoise», constate Jonathan Cha. Dans la continuité de la collaboration entre Montréal et Shanghaï, le premier plan de développement du quartier chinois est déposé en 1998. M. Bourque, grâce à ce document, démontre un vif intérêt pour cette petite Chine au cœur de Montréal. Il le reconnaît comme étant une destination touristique internationale, un symbole de l’identité culturelle chinoise et un lieu incontournable de la ville.

Le plan de développement du maire Bourque constitue la dernière phase d’enchinoisement qui donne au quartier chinois l’apparence qu’il a actuellement. C’est suite à la rédaction de ce document que les entrées de ce secteur sont délimitées par des arches, en plus de l’ajout d’autres grands symboles bien chinois.

Des artisans chinois sont invités à venir jusqu’à Montréal pour y construire deux nouvelles arches véritablement monumentales. Il s’agit de portes en pierre, rouges et massives, qui marquent l’entrée sur le territoire, bien visibles sur le Boulevard Saint-Laurent qui est un axe majeur de Montréal surnommée la Main. «C’est un geste assez marquant. On affirme haut et fort la présence du quartier chinois, la pérennité aussi du quartier chinois, et sur Saint-Laurent. Donc ça devient vraiment visible. La Gauchetière, c’est une toute petite rue. Là, c’est visible de tout le monde», soutient l’urbanologue.

  • L’intérieur de la Plaza Swatow est aussi enchinoisé que le quartier chinois : pancartes écrites en caractères chinois, lanternes rouges pour le nouvel an chinois etc. (Nathalie Dieul/Epoch Times)

En même temps, les deux anciennes arches qui se trouvaient au cœur de la rue de la Gauchetière sont déplacées aux extrémités de cette rue (vers les rues St-Dominique et Jeanne-Mance), de sorte que les quatre arches délimitent en quelque sorte les frontières du quartier.

Selon l’architecte paysagiste, plusieurs personnes pourraient contester l’arrivée de ces portes, ou plutôt l’utilisation qui en est faite. En effet, «quand on connaît bien la culture chinoise et qu’on connaît un peu le rôle des arches, oui, elles peuvent servir de portes d’entrée, mais souvent elles viennent ponctuer un parcours, un cheminement vers un temple ou vers autre chose. Donc tout à coup, les utiliser uniquement comme porte d’entrée ou comme limite, c’est un peu réducteur de la profondeur du symbolisme que ces portes peuvent avoir.»

L’autre aspect qui peut amener certaines interrogations par rapport à l’utilisation de ces arches concerne l’appropriation spatiale du territoire et ses limites. «Est-ce qu’on est sur les limites du quartier chinois aujourd’hui ? ou plutôt historiquement ? Il y a encore un temple bouddhiste au coin de Bleury, donc, tout à coup, la rue Bleury n’est plus dans le quartier chinois», constate M. Cha.

Toutefois, les arches monumentales réussissent à la perfection à remplir leur rôle dans la «ghettoïsation positive» du quartier chinois, affirmant une fois de plus l’aspect culturel de ce quartier où l’on se sent en voyage. Des lions protecteurs sont ajoutés au pied de ces portes, gardant l’entrée du quartier.

Un autre aspect important du plan de développement du maire Bourque concerne le parc Sun Yat-Sen dans lequel un nouveau temple-pagode rouge et or est construit, ajoutant un autre symbole impérial en plein cœur de la petite Chine qu’est devenue le quartier chinois. Des lanternes y sont suspendues et la petite place est dotée de bancs stylisés et d’une grande murale.

Le nouvel hôpital chinois, inauguré en 1999, est un bâtiment très sobre en soi. Cependant il comporte certains élément stylisés un peu à la chinoise. Il s’agit en particulier des deux portes rondes du jardin qui donne sur l’avenue Viger, ainsi que de la statue de Confucius placée devant le bâtiment.

Enfin, le dernier geste de cette phase d’enchinoisement concerne la restructuration du jardin du complexe Guy-Favreau qui était jusque-là relativement neutre. Des temples-pagodes y sont construits et une nouvelle végétation ajoutée, donnant une touche très chinoise au jardin adopté par la communauté chinoise.

L’objectif de rendre le quartier plus attrayant est atteint. Chinois, asiatiques d’autres pays et occidentaux, qu’ils soient résidents du Québec ou touristes de passage, le fréquentent sans discontinuer. «Le quartier chinois  ne représente plus dans l’imaginaire un lieu délabré, un refuge d’immigrants chinois et un simple espace de transit ; il est désormais perçu comme un quartier thématique, un Disneyland enchinoisé, où tout l’effort conceptuel est axé sur une couche chinoise appliquée à une structure», écrit l’urbanologue dans son essai en 2004.

Les 10 dernières années

Après les deux dernières phases spectaculaires d’enchinoisement réalisées par l’appareil municipal, il ne se passe pas grand-chose de nouveau dans le quartier. À première vue, il n’y a aucun geste majeur et significatif qui pourrait correspondre à une nouvelle phase d’enchinoisement. «Mais il faudrait analyser plusieurs projets sur un certain temps pour être capable de voir ça», admet Jonathan Cha, qui ne s’est pas penché sérieusement sur la question depuis 2004.

Toutefois, le titulaire d’un doctorat en urbanisme continue de fréquenter pour le plaisir le quartier de son grand-père, observant les changements même s’il ne les analyse pas en profondeur.

Un des seuls événements qui marque cette décennie est la construction de la Plaza Swatow, ouvert en 2010 après trois ans de travaux. Ce centre commercial multi-fonction de six étages prend la place d’un trou laissé par un incendie des années 1980.

  • Détail du temple-pagode de la place Sun Yat-Sun. (Nathalie Dieul/Epoch Times)

«Du point de vue architectural, c’est un bâtiment qui est complétement sans intérêt, qui n’est pas enchinoisé, mais qui démontre des caractéristiques chinoises. Il y a une certaine monumentalité dans l’œuvre, on a mis une espèce de couronnement d’arche sur le dessus, on joue beaucoup avec les lumières.» Jonathan Cha se rend compte, après un récent voyage en Chine l’été dernier, à quel point les jeux de lumières qui éclairent les bâtiments sont représentatifs d’une Chine contemporaine. «C’est vraiment une caractéristique des centres-villes de plusieurs villes aujourd’hui.»

Le dernier geste d’enchinoisement posé est probablement l’addition d’un buste de Sun Yat-Sen à même le temple-pagode de la place du même nom, au début de l’automne 2013.

Actuellement, le projet de réaménagement de la rue de la Gauchetière est en cours depuis 2013. La rue qui avait été rendue piétonne en 1982 en avait bien besoin : «On a fait beaucoup de «patchage», on n’a pas remplacé les briques, on a mis de l’asphalte à la place. Le yin et le yang [encastrés dans le sol], la moitié c’est le symbole, l’autre moitié c’est du ciment. Après, il y a un bout d’asphalte, la rue est croche. Ça commence à ne plus être très intéressant, tant du point de vue du respect de l’aspect folklorique chinois qu’on a voulu préserver, que de l’image de Montréal», commente l’urbanologue.