«Carnaval ou pas», là est la question

Écrit par Marion Kameneff (correspondante au Venezuela)
02.04.2006
  • Ecole de samba du carnaval de Sao Paolo(攝影: / 大紀元)

Institution millénaire, la modernité n’a pas privé le carnaval de son engouement populaire. Par delà les frontières, de nouveaux rassemblements s’en réclament même. Ainsi, à Notting Hill comme à la Nouvelle-Orléans, les immigrés n’ont pas manqué d’introduire leurs festivités avec autant de véhémence que dans leurs Caraïbes dont ils sont originaires. Par contre, la samba et son lot de délire ne sont jamais arrivés jusqu’à notre capitale des neiges. Il est bien malaisé au spectateur, pris dans la fureur des îles, de comprendre ensuite par quelle mascarade la foire de Québec s’affuble du nom chargé de sens et d’histoire de «Carnaval».

Au large, Margarita se rapproche. En plus des milliers de lanternes qui s’élèvent des innombrables hôtels du bord de mer, des fusées d’artifice illuminent la mer à notre arrivée. Porlamar, terre de fête… Et quelle fête! Ce soir, c’est la lancée officielle du carnaval, temps des réjouissances profanes dans un pays empreint de christianisme.

Dans les rues encombrées, les taxis, pourtant si attentionnés habituellement, font semblant de ne pas nous voir ni nous entendre. «Je ne travaille plus aujourd’hui, c’est le carnavalici!», nous lance un chauffeur par sa fenêtre. Après avoir résisté au chant des sirènes, le tambour des écoles de samba nous attire irrémédiablement.

La Cuatro de Mayo, une artère principale de la ville, est bondée. Les quelques membres de la sécurité improvisée ont bien du mal à contenir les spectateurs à une distance raisonnable des chars couverts d’artifices et de leurs danseuses à plumes. Il faut dire qu’elles sont belles, les reines du carnaval, avec leurs maillots couverts de tissus soyeux, leurs coiffes extravagantes, leurs robes débordantes, leurs airs orientaux ou félins et surtout la fierté d’arborer, pour ces trois jours uniques, le fruit de plusieurs mois de travail minutieux… au seul nom de la fête.

Certes, l’illusion d’être reconnue comme la plus belle création par leurs semblables et d’empocher les quelques millions de bolivars (plusieurs milliers de dollars) promis à celle qui triomphera aide à l’ingéniosité de ces créateurs spontanés. Mais il n’est qu’un prétexte pour se surpasser chaque année. Ce qui importe surtout c’est le sentiment d’être un élément clé de la fête. «Sans oublier le temps qu’on passe à rire en évoquant les maladresses des années passées lorsqu’on travaille ensemble sur les nouveaux costumes», s’empresse d’ajouter la femme qui fraie avec émotion le passage de la longue queue de paon qui dépasse de son char jusque dans la foule.

La foule est turbulente, sa curiosité fait honneur aux ouvrages. Nombreux sont ceux qui s’immiscent dans le cortège pour accompagner les danseurs ou encourager les musiciens, tandis que les enfants grimpent sur les chars pour réclamer des bonbons à leurs occupants. Sous nos yeux, un couple d’hommes visiblement en état d’ébriété avancé ont pris place entre deux chars, ils chantent et ils dansent en saluant leur public. Indifférent ou amusé, personne ne pense à les en empêcher.

Dans les Antilles, la participation du public est à son plein le mercredi des Cendres, lorsque la rue se transforme en un vaste champ de bataille où personne n’est à l’abri des projectiles de farine colorée. Chaque année, les journaux locaux publient avec fierté des pleines pages de photos illustrant le délire populaire par des foules de gens aux cheveux, visages et vêtements bariolés.

«Le carnaval est une parenthèse temporelle pendant laquelle les désordres sont permis afin de confirmer, à sa fermeture, l’ordre établi. La fête rappelle, par la participation de tous, la célébration d’un consensus», explique l’article de l’ Encyclopaedia Universalis. Pour que la «soupape de sécurité» carnavalesque ait une efficacité sociale et que «la hiérarchie reprenne ses droits après que toutes les contraintes qui s’exercent durant l’année aient été rejetées», selon les expressions de l’historienne Danielle Montariol, l’implication directe de la population dans sa préparation comme dans son déroulement est le principe substantiel de tout carnaval.

Cherchez l’erreur

La chaleur à peine atténuée par la tombée du soir n’est donc pas la seule différence entre les carnavals traditionnels du Sud et celui de la capitale québécoise. Certes, la relative tolérance envers les buveurs de caribou dans les rues de la vieille ville représente un petit écart à la norme. Mais qu’en est-il de la «parodie des pouvoirs, de la violence ritualisée, de la débauche masquée» dont fait état le journal Le Monde à Rio? Malgré la tendance ostensiblement machiste de la société-beauté, pour ces quelques jours, les rues se remplissent de travestis. Sous les mêmes costumes, le même maquillage, exerçant les mêmes pas de samba, hommes et femmes se confondent. Comme l’explique Mme Montariol, le déguisement populaire est propre à atténuer les barrières sociales et à garantir l’anonymat des déviants.

Pourtant, il est difficile de distinguer la moindre extravagance qui chambarde l’ordre social dans les rues festives de Québec. Il y a bien Bonhomme Carnaval, M. Orange et M. Ketchup qui arborent des costumes allégoriques, mais on les imagine mal «disqualifier sans cesse la considération des pouvoirs institués», comme le Monsieur Carnaval de l’œuvre de F. Quevodo, Le Buscon. Il y a bien les trompettes rouges qui dérangent le calme habituel, certains se risquent même à un bonnet coloré, mais il faudra vous procurer ces accessoires à la boutique officielle du carnaval.

Qu’en est-il aussi de «son trait le plus caractéristique, la spontanéité individuelle et collective» que décrit Le Monde, quand la parade est réservée aux commanditaires dont les employés défilent dans des costumes à l’image de leur activité – les danseurs de Bell sont des écrans plats, ceux de Loto Québec des boules numérotées?

De fait, la question de la symbolique sociale du Carnaval de Québec ne s’est jamais posée lorsqu’en 1954, un groupe d’affaires a lancé la fête dans une perspective avouée de développement économique. Du coup, le récit des 50 ans d’histoire disponible sur le site officiel ressemble plus à un bilan d’activités qu’à un délire populaire. On y vante, entre autres, les «retombées économiques de l’ordre de 400 %» et la «satisfaction à 98 % de la vaste clientèle rejointe par la programmation», selon un sondage Léger Marketing.

En passe de ressemblance

Alors qu’elle est le fondement même du Carnaval de Québec, la publicité est interdite à la parade de la Nouvelle-Orléans «puisqu’il ne peut y avoir de commanditaire officiel du Mardi gras, comme aucune compagnie ne peut se déclarer commanditaire officiel de Noël», selon les propos rapportés par l’article de what-means.com. Moins au fait des intérêts commanditaires, les festivités populaires du Sud commencent pourtant à être victimes de leur succès.

Ainsi, The Grenadian Voice ne manquait pas de remarquer, au lendemain de la fermeture du Carnaval de l’île de Carriacou, la «participation active de Digicel, une entreprise de télécommunication britannique. En plus d’être le premier commanditaire de l’élection des reines, des rois (sur les photos, de grandes affiches aux couleurs de la compagnie apparaissent derrière les têtes couronnées) du spectacle du dimanche (dont le public est coiffé de casquettes promotionnelles), Digicel a aussi monté sa propre Carriacou J’ouvert Band». La directrice des communications, Lisa Francis, d’ajouter que «le succès du carnaval 2006 signifie un engouement grandissant au cours des prochaines années et nous prévoyons participer à ce succès, car comme le dit notre slogan : “With Digicel you can always expect more and get more”».

Le futur publicitaire des carnavals antillais n’est pas fixé. Quoi qu’il advienne, il est cependant peu probable, vu la nature de la fête, qu’ils en vendent jusqu’au nom comme l’a fait son mal nommé cousin du Nord, rebaptisé Carnaval de Québec M. Christie, après que le nom de Carnaval de Québec Kellogg’s ait été interdit, suite à la condamnation de l’entreprise qui aurait profité de sa participation pour se promouvoir auprès des enfants.