Règlements de compte entre la mafia et la police : Le Brésil face à lui-même

Écrit par Aurélien Girard - La Grande Époque
24.05.2006

L'État de Sao Paulo, le plus riche et le plus peuplé du Brésil, a vécu une semaine sanglante qui s'est soldée par 170 morts. Le crime organisé a mis à nu, par une offensive sans précédent, les faiblesses de la politique de sécurité publique. Le Brésil, dévoilé par ces journées de quasi-guerre civile, est un Brésil dans lequel le gouvernement ne contrôle pas la police, où la police ressemble à la mafia et où la mafia a la puissance d'un gouvernement parallèle.

  • Une policière militaire pointant son pistolet(攝影: / 大紀元)

 Pour protester contre le transfert de 765 détenus vers une prison de haute sécurité, le Premier Commando de la Capitale (PCC), organisation criminelle qui contrôle la plupart des prisons de l'État de Sao Paulo, a lancé dans la soirée du 12 mai une série d'attaques meurtrières contre la police.

Simultanément, le PCC déclenchait des mutineries dans 73 prisons, avec de nombreuses prises d'otages.

Après avoir perdu quarante hommes sous les balles du PCC, les forces de l'ordre ont engagé, à partir du 15 mai, une contre-offensive qui s'est soldée au total par la mort de 107 «suspects» et 124 arrestations.

En début de semaine dernière, la ville de Sao Paulo était en pleine psychose, avec une population paniquée par les affrontements et les rumeurs les plus folles. Quittant en masse leurs bureaux ou leurs commerces, ils se sont réfugiés chez eux. Sao Paulo est presque devenue une ville fantôme.

À l'issue de cette semaine de violences, de nombreux témoignages font craindre des exécutions sommaires par des policiers et la réapparition d'escadrons de la mort.

«Nous sommes préoccupés par les morts provoquées par des hommes encagoulés», a reconnu Antonio Funari Filho, médiateur de la police de l'État de Sao Paulo, dans une déclaration à l'AFP.

L'impuissance des pouvoirs publics face au crime organisé et les faiblesses du système pénitentiaire – avec des gardiens de prison en nombre insuffisant, mal payés et corrompus – sont apparues au grand jour.

Un pays en changement

Pendant la majeure partie de la dictature militaire, le Brésil a connu une croissance économique spectaculaire. L’essor de l’industrie, essentiellement concentrée dans les États du sud du pays, a encouragé une migration intérieure massive. Entre 1960 et 1996, 46 millions de personnes ont quitté les campagnes pour aller s’installer dans les villes, grandes ou moyennes, qui ont été incapables de faire face à cette pression supplémentaire sur leurs infrastructures.

Le déclin économique s’est amorcé dans les années 1980. Le chômage a brusquement augmenté et les salaires moyens ont fortement régressé, ce qui a engendré une forte montée de la pauvreté. Malgré le redémarrage de l’économie dans son ensemble au cours de la décennie suivante, les inégalités ont perduré, lorsqu’elles ne se sont pas aggravées. En 1998, les deux tiers des revenus allaient à 20 % des ménages, alors que 20 % de la population la plus pauvre n’en partageait que 2 %.

Le Brésil est passé, en 1985, d’un régime de dictature militaire à un régime de démocratie présidentielle. Si, de façon générale, la répression politique s’est atténuée, l’appareil de sécurité n’a guère été modifié. Le maintien de l’ordre est resté du ressort de la police militaire, la police civile étant chargée des enquêtes.

Les autorités n’ont guère cherché à réformer la police et rien n’a été fait pour traduire en justice les personnes soupçonnées d’avoir commis des violations des droits de l’homme sous le régime militaire. Les méthodes abusives sont restées en vigueur, les milieux sociaux les plus aisés attendant de la police qu’elle agisse comme une force de contrôle social plus que comme un instrument visant à assurer la sécurité publique.

Il faut également noter que la transition de la dictature à la démocratie a coïncidé avec le début de la montée régulière de la criminalité, et notamment de la criminalité avec violence. Les villes brésiliennes ont été très touchées par le développement du trafic de stupéfiants et d’armes à partir du milieu des années 1980. Des villes comme Sao Paulo, Rio de Janeiro, Recife et Vitória sont devenues les plaques tournantes du commerce local et régional de stupéfiants. Les homicides par armes à feu ont triplé entre 1982 et 2002. Des quartiers entiers, dont les populations étaient en situation d’exclusion sociale, sont progressivement passés sous la coupe de bandes de délinquants et de réseaux de trafiquants.

Une mafia avec son gouvernement, sa police, ses impôts

Le taux de violence et de criminalité est donc extrêmement élevé dans tout le Brésil, en particulier dans les grandes villes, où le nombre d’homicides est l’un des plus élevés au monde. Or, c’est dans les favelas, là où les habitants ne peuvent compter sur la protection de l’État, et notamment sur une protection efficace de la part de la police, que les homicides et les autres actes de violence sont les plus nombreux.

La mainmise des mafias sur de nombreuses favelas est la conséquence des carences de la politique de sécurité publique et d’une représentation politique insuffisante. Les habitants des favelas, méprisés par «ceux de l'asphalte», et n'ayant pour intermédiaire avec le gouvernement qu’une police corrompue et répressive, deviennent une proie facile pour les donos, parrains locaux dont la protection paternaliste s’accompagne de nombreuses violences. Avec le développement du trafic de drogue, ces structures ont évolué pour donner naissance à de véritables mini-sociétés gérées par la mafia.

Chaque favela est un cas particulier, mais il est de plus en plus fréquent, notamment à Rio de Janeiro, de voir des trafiquants de drogue faire la loi dans les quartiers pauvres. Dans certains secteurs, ils imposent leurs conditions à la population, exigeant d’elle loyauté et respect, en échange d’une «protection» et d’une mise de fonds limitée (gratifications individuelles, investissements dans les activités récréatives, argent de la drogue réinjecté dans le commerce local).

Dans certains quartiers, toute infraction aux règles fixées par les trafiquants, ou tout oubli de règlement des «impôts», sont sévèrement punis. Un journaliste de la télévision, Tim Lopes, a ainsi été surpris en avril 2002 par des membres d’une organisation, alors qu’il filmait en cachette dans une favela de Rio de Janeiro. Il aurait été torturé avant d’être tué. Son corps a été brûlé. Les restes de plusieurs autres corps ont été retrouvés à côté de celui de Tim Lopes, dans un endroit couramment appelé le «micro-ondes» par les trafiquants locaux.

Qui nous protège de la police?

La collusion des escadrons de la mort avec la criminalité organisée est de plus en plus fréquente. Un nombre croissant d’enquêtes vise des policiers soupçonnés d’être impliqués dans des réseaux de trafic de drogue ou d’armes, voire dans des affaires de racket ou de blanchiment d’argent.

Dans l’État de l’Espírito Santo, par exemple, les liens de la «Scuderie Detetive Le Coq», théoriquement une œuvre de bienfaisance de la police, avec la criminalité organisée, ainsi que sa participation à des opérations de «nettoyage social» et à des meurtres d’enfants, sont de notoriété publique.

Dans la nuit du 31 mars 2005, 29 personnes sont mortes dans onze endroits différents, abattues par un groupe constitué, semble-t-il, d’agents de la police militaire de Rio de Janeiro.

Entre 20 h 30 et 23 h, sans rencontrer de résistance, les policiers ont sillonné les rues, tirant aveuglément sur les passants. Les victimes, dont des écoliers, avaient entre 13 et 64 ans.

Devant le tollé immédiat déclenché par cette affaire sur le plan national et international, les pouvoirs publics de Rio de Janeiro avaient rapidement choisi de déclarer publiquement qu’ils soupçonnaient une implication de la police militaire. Le secrétaire d’État de Rio de Janeiro à la Sécurité publique, Marcelo Itagiba, a affirmé devant la presse nationale que, selon lui, il s’agissait de représailles à la tentative d’éradication de la corruption dans la région, menée dans le cadre de l’opération Navalha na Carne (Scalpel dans la chair) et mise en place par le gouvernement de Rio de Janeiro.

Les violences de la semaine dernière à Sao Paulo ont rejailli sur le débat politique avec des échanges d'accusations sur les responsabilités entre le gouvernement du président, Luiz Inacio Lula da Silva, et le principal candidat à sa succession, le social-démocrate Geraldo Alckmin. Le gouverneur de l'État de Sao Paulo, Claudio Lembo, a pour sa part estimé que l'offensive du crime représentait une «grande alerte» pour le Brésil. «La situation sociale et le cancer du crime sont bien pires qu'on ne l'imaginait», a-t-il déclaré.