Chine : le barrage le plus grand et le plus controversé du monde

Écrit par Aurélien Girard La Grande Époque
29.05.2006
  • Le plus grand barrage du monde(攝影: / 大紀元)

Après 12 ans de travaux qui ont mobilisé jusqu’à 26.000 travailleurs migrants, conduit à l’expulsion de près de 2 millions de personnes et officiellement coûté 25 milliards de dollars (50 à 75 milliards de sources non-officielles), un mur de 185 mètres de haut et presque 2 kilomètres et demi de long barre le plus long fleuve d’Asie, le Yang Zi Jiang, ou Yangtzé. C’est un fleuve presque mythique, le Yangtzé ; un des berceaux de la civilisation chinoise, qui est maintenant coupé par 27 millions de tonnes de béton. L’annonce de la fin officielle des travaux du Barrage des Trois Gorges en Chine – le plus grand du monde – n’a pas donné lieu à des célébrations aussi massives que la logique de la propagande chinoise l’aurait laissé imaginer.

La raison officielle est que seuls les travaux de génie civil sont finis et que les responsables de la construction, par modestie et par souci d’économie, ne souhaitent pas faire grand bruit avec de coûteuses célébrations. C’est en tout cas ce que tente d’expliquer l’agence de presse officielle chinoise, Xinhua, balayant sous le tapis une explication plus plausible à cette inhabituelle modestie : l’inquiétude.

Depuis plus de 6 ans, les fissures se multiplient sur l’ouvrage, « insignifiantes » d’après la société gestionnaire, mais persistantes. Surtout, alors que le barrage n’est pas encore pleinement fonctionnel, les conséquences sur l’environnement naturel commencent à se faire sentir jusqu’à Shanghai, 900 km en aval.

La volonté de dompter la nature

Derrière ce projet il y a bien plus que la simple volonté de garantir l’approvionnement énergétique d’une Chine en croissance forte. Comme pour beaucoup des événements marquants de « l’Empire du Milieu », la raison est à chercher ailleurs.

Maîtriser les crues meurtrières du Yangtsé était déjà le rêve de Sun Yat Sen en 1917, mais dans les textes de Mao Zedong, le barrage est mentionné comme devant, un jour, « frapper la déesse des Trois Gorges avec les miracles du monde moderne ». Plus qu’une licence poétique, c’est un véritable axe idéologique : la nature ne s’apprivoise pas, elle doit être dominée.

Dans le cas présent, c’est un fleuve d’une gigantesque puissance, dont les crues dévastatrices ont été considérées comme des punitions célestes pendant des millénaires, un fleuve qu’il s’agit de dominer. Le Yangtze, qui descend du Tibet jusqu’à Shanghai sur 6.300 km de distance, a un débit de 30.000 mètres cubes par seconde et fertilise 9 provinces chinoises.

Li Peng et Jiang Zemin, les deux principaux artisans du massacre de la place Tian An Men en juin 1989, ont été les défenseurs les plus ardents du projet de barrage, dès les années 1980. En février 1989, le Conseil d’Etat chinois décidait après avoir étudié le projet de ne pas poursuivre le chantier des Trois-Gorges. Mais après les émeutes de Tian An Men de juin 1989, la donne politique a changé et le camp de Jiang Zemin et Li Peng s’est trouvé au sommet de l’Etat – Jiang Zemin devenant Premier Secrétaire du Parti communiste chinois. A partir de ce moment, toute critique du projet a été fermement censurée. L’Assemblée nationale populaire a approuvé le projet en 1992, avec quand même près de 30 % d’abstention ou de votes contre, ce qui dans une Chine habituée aux « 99 % pour » est un chiffre parlant. Dans un rapport publié en mars 2003, l’association Les Amis de la Terre estime que « le projet des Trois-Gorges est soutenu par des bureaucrates à l’ancienne mode qui souhaitent assurer le contrôle des ressources énergétiques par l’Etat, tandis que des partisans de la réforme des institutions expriment des doutes et des préoccupations sur le barrage. »

Surtout, d’après la même association, « le barrage des Trois Gorges ne va pas améliorer les performances économiques de la Chine. Des experts énergétiques ont écrit que le barrage n’était pas l’option la moins coûteuse ; il existait de nombreuses autres solutions plus simples pour augmenter la production électrique à moindres frais. Les tarifs de l’énergie devront être revus à la hausse dans tout le pays pour financer la construction du barrage ».

Avec une production annuelle prévue de 85 milliards de kWh d’électricité par an, le barrage des Trois Gorges couvrira 2 % des besoins énergétiques chinois – c’est aussi leur pourcentage d’accroissement annuel.

Expulsion à la matraque et au buldozer

La Banque Mondiale a refusé de soutenir le projet des Trois Gorges, mais des organismes de crédit à l’exportation officiels et des banques privées y ont apporté une contribution majeure. Ce barrage sur le Yangtsé est décisif non seulement pour l’avenir de la politique chinoise, mais également pour celui des organismes de crédit et des banques qui s’y sont impliquées.

Le défi majeur du chantier a été de déplacer les gens de la zone de réservoir, c’est à dire tous les habitants des villes et villages jusqu’à 660 km en amont du barrage : près de deux millions de personnes, selon les estimations, ont été expulsées.

« Les réinstallations se font parfois à la matraque et au bulldozer, car les villageois déplacés refusent de quitter leur maison par crainte de ne pas être relogés. Les violations des droits humains sont brutales et massives » rappelle l’association Les Amis de la Terre.³

International Rivers Network a missionné un observateur de longue date du projet des Trois Gorges afin qu’il visite la zone du chantier et les sites où les personnes ont été réinstallées et qu’il établisse un rapport sur l’état actuel du déplacement, des mesures de compensation et de réhabilitation. En s’appuyant sur de nombreux exemples, cet observateur dresse un bilan dont les point-clés sont :

Les compensations financières offertes aux habitants qui doivent quitter leur logement sont bien en deçà de la valeur pécuniaire de leur bien.

Les terres et les emplois promis aux habitants des zones rurales et urbaines n’existent généralement pas.

De nombreux fonctionnaires locaux ont détourné l’argent devant indemniser les expulsés et « ont profité de ce projet pour s’enrichir personnellement ».

Il n’existe aucune disposition permettant le dépôt des plaintes et le processus de réinstallation est mené « dans une atmosphère de secret et d’intimidation orchestrée par les autorités ».

La police a employé « des moyens brutaux » pour étouffer les nombreuses révoltes suscitées par les problèmes de réinstallation. Le projet des Trois Gorges est ainsi devenu « un instrument de répression violant massivement les droits de l’homme ».

Destruction de patrimoine historique

Le barrage des Trois Gorges noiera 13 villes et 4.500 villages. Il engloutira 162 sites archéologiques dont certains parmi les plus importants de Chine. Quelques temples – sélectionnés selon quels critères ? – ont été entièrement désossés pour être reconstruits ailleurs. Les autres seront noyés.

Le paysage des Trois Gorges – un des plus beaux et des plus marquants de toute la Chine – qui a modelé l’expression des peintres et des poètes chinois depuis des milliers d’années va, tout simplement, disparaître. Avec lui des chefs-d’oeuvre d’architecture vieux de près de 2000 ans.

Conséquence sur l'environnement

Mais ce qui inquiéte le plus les nombreux détracteurs du barrage, c’est son impact environnemental. L’énorme masse d’eau retenue a déjà entraîné une hausse du niveau des pluies dans la région. La vie aquatique est également perturbée par ce nouveau mur de béton, mettant en péril une partie des ressources des pêcheurs. L’habitat d’espèces uniques, comme le dauphin d’eau douce du Yangtzé – condamné à disparaître lui aussi, est détruit.

Autre problème, la qualité de l’eau en amont du barrage : la zone de rétention devient le réceptacle des eaux usées de toute la région. La municipalité de Chongqing par exemple, centre industriel majeur de 30 millions d’habitants, est toute proche. Les rejets industriels mêlés aux alluvions sont retenus par le barrage, détériorant un peu plus la qualité de l’eau.

L’érosion et l’instabilité des berges pourraient également conduire à la chute de pans entiers de montagne.

Nous ne mentionnerons même pas le risque qu’encourerairent des dizaines de millions d’habitants si le barrage rompait et laissait échapper les 80 à 120 milliards de m³ d’eau du bassin de rétention. Sébastien Goudinot, porte-parole des Amis de la Terre, rappelle doucement : « La France a des responsabilités dans le projet. Alstom est fournisseur de plusieurs grandes turbines et BNP-Paribas a fait un prêt de 100 millions de dollars environ, avec une garantie de la COFACE, l’agence française d’assurance-crédit à l’exportation pour le compte de l’Etat [...]. Tant que le ‘business as usual’ passera avant le respect des droits y compris pour les gouvernements et multinationales des pays riches, le non respect par la Chine de ses obligations internationales a de beaux jours devant lui ».

Source : www.amisdelaterre.org