Chamanisme, la médecine de l’âme 2
N’est pas chaman qui veut Les personnes appelées à devenir chamans sont souvent marquées d’une singularité. Il peut s’agir de personnes atteintes d’une forme de cécité, la privation des sens ordinaires développant naturellement les rêves et visions du dedans. Parfois, il s’agit d’êtres à la sexualité ambivalente, celle-ci faisant d’eux des intermédiaires particuliers entre le Ciel et la Terre, les forces du Yin et du Yang. Il peut encore s’agir de personnes « rescapées » d’une maladie ou d’un accident grave, touchées par la foudre ou ayant, pour une raison ou une autre, côtoyé la mort de près, et connu ce qu’on nomme aujourd’hui une N.D.E. (Near Death Experience). Il semble que cette première et traumatisante expérience leur donne ensuite la capacité de dédoubler plus facilement leurs différents corps. D’une manière générale, et comme l’exprime un chaman inuit : « Les privations et la souffrance sont souvent les seules choses qui peuvent ouvrir l’esprit de l’homme à ce qui reste caché aux yeux des autres. » |
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Pour cultiver et développer leurs visions, les chamans ont recours à des pratiques et des rituels, qui visent à détacher le Hun en augmentant ses vibrations par rapport aux autres corps. Ces rituels commencent généralement par une importante période de retraite et de jeûne, pendant laquelle le corps physique s’affaiblit. Le « décollage du Hun » peut alors s’accomplir, généralement à l’aide de sons et de rythmes vibratoires créés par divers instruments, et destinés à créer un écho : crécelles, tambours, didjeridoo, conques, chants, etc. Ces instruments sont considérés comme de véritables véhicules pour le corps de l’âme : certains chamans parlent de leur tambour comme d’un cheval. Ils sont généralement utilisés en conjonction avec des danses cadencées et l’inhalation de la fumée d’herbes sacrées, afin d’induire les conditions d’une transe profonde, qui constitue ce qu’on appelle le voyage, le temps du rêve ou le samadhi pendant lequel le chaman connaît l’expansion de son champ de conscience. La transe chamanique n’est pas un jeu, mais une expérience éprouvante, à visée exclusivement spirituelle ou thérapeutique. Dans les cultures traditionnelles, on n’utilise pas le rituel et la substance sacrée n'importe où, n'importe quand, dans n'importe quel contexte. On consomme le produit selon un code culturel strict et on l'utilise dans un but précis. C’est hélas ce qu’ont oublié les apprentis sorciers d’aujourd’hui, qui éprouvent toujours le besoin de faire vibrer leurs différents corps pour connaître le sentiment extatique d’une conscience décuplée, mais ont perdu le mode d’emploi. Faute d’une tradition à laquelle se raccrocher, ils ont troqué l’usage chamanique des tambours, des plantes et des boissons sacrées pour la discothèque, la drogue et l’alcool. Mauvais trip, rebaptisé delirium, dont ils ne rapportent guère que quelques éléphants roses et autres araignées géantes. Et triste retour, où la dépression et la dépendance les attendent. En perdant ses traditions, l’occident a fait du rêveur sacré qui sommeille en chacun de nous un « singe en hiver », dont les voyages ne se font plus au nom de la quête, mais de la fuite et de l’oubli. Parler aux pierres et aux animaux Les médecines chamaniques ont une approche animiste (du latin anima, âme) du monde : elles se fondent sur le fait que l’homme partage ses différents corps/entités avec les autres espèces vivantes : Le monde minéral avec le corps physique, le monde végétal avec le corps ethérique, le monde animal avec le corps de l’âme et le monde humain avec le corps mental. Au sommet du spectre des espèces incarnées, l’être humain est théoriquement capable de se mettre au diapason des autres corps vibratoires. C’est ce que fait le chaman, lorsqu’il fait vibrer l’un de ses corps pour entrer en communication avec l’esprit des autres formes de vie (l’étymologie du mot animal vient également du latin anima). Cette communication ne se fait pas dans un langage semblable à celui du corps mental, car chaque corps a son langage, que les mots ne peuvent forcément décrire. Le corps ethérique, par exemple, a un langage fait de sensations, de réactions instinctives, de frissons indicibles. Celui de l’âme est davantage fait d’images sensorielles (visuelles, éventuellement olfactives ou auditives). Ce sont ces langages, sans doute, qui ont permis à la médecine chinoise primitive d’élaborer sa théorie des méridiens et des points d’acupuncture, ainsi que poser les bases de son étonnante pharmacopée. Certaines formules classiques ont en effet été composées en rêve. Et de nos jours encore, les pharmacologues traditionnels disent que pour vraiment connaître les propriétés d’une plante, il faut dormir avec. La médecine chamanique est d'essence spirituelle : lorsqu'elle soigne avec les plantes, c'est l'esprit de la plante qui est censé guérir le malade. Même les minéraux sont des « êtres-pierres », dont le corps est chargé d'un pouvoir. En pharmacopée chinoise, on définit ainsi les substances médicinales par un tempérament, un caractère (Xing), qui leur confère une tout autre dimension que ce que la science ramène à de simples propriétés pharmaco-chimiques. La guérison tombée du Ciel Le chaman est un homme de foi, qui considère que l'homme est avant toute chose un produit du Grand Mystère (Ling), devant son souffle au ciel, son sang à la terre, et sa destinée aux étoiles. L’être humain n’est pas une entité autonome, mais le jouet de forces qui le dépassent. Partant de cette vision, le médecin n'a pas par lui-même de pouvoirs de guérison : ceux-ci ne peuvent venir que des forces naturelles qui se déversent en lui, ou se manifestent à travers lui. L’idéogramme Ling représente des personnages qui chantent pour appeler la pluie. Il équivaut sensiblement à ce que les sioux nomment Wakan Tanka, Grand Esprit, ou Grand Mystère, qui ordonne le monde et préside aux destinées humaines. Le terme Ling Qi (force du Ling) a d’ailleurs donné naissance au Rei Ki japonais, technique de soins d’inspiration chamanique, mais hélas dénaturée par le mercantilisme : rappelons que, par définition, un don ne se vend pas... Lors de son « rêve éveillé », le chaman entre en communication avec le Ling, qui selon les circonstances, peut lui offrir une vision prémonitoire, une crise salvatrice, l’entrée en communication avec les forces naturelles ou esprits adéquats, qui lui donneront un conseil ou un pouvoir de guérison. Intercesseur entre le Ciel et l’Homme, le chaman utilise son corps comme un poste de radio : il se met au diapason d’une certaine fréquence, captant et exprimant temporairement un programme dont il n’est pas lui-même responsable ni conscient. L'homme-médecine est avant tout un homme de croyance, qui s'en remet totalement à la nature pour le guider dans ses actes. Ce sont les esprits qui lui disent quels remèdes utiliser, ce sont les esprits qui lui donnent son don de guérison, ce sont les esprits qui emportent le malade s'il doit rentrer dans la Grande Maison. Aux antipodes de notre civilisation, pour la tradition chamanique, la nature reste le maître, et le médecin n'est que son serviteur. La médecine et la psychologie occidentales interviennent sur les aspects manifestés de l’être humain, que sont le corps physique et le corps mental. L’approche chamanique prend le parti inverse : elle considère que ce sont surtout les désordres du Hun et du Po qui rendent le corps ou l’esprit malade, et agit d’abord sur le corps de l’âme et le corps ethérique pour soigner les malades. Kenneth Meadows écrit : « C'est le Moi du corps (Po) qui accomplit toute guérison ; chirurgie, drogues, remèdes, traitements, thérapies ne sont que des adjuvants. C'est pourquoi un chaman ne se revendique pas guérisseur : il sait que la guérison véritable a lieu à l'intérieur de celui qui est soigné. Tout ce qu'une autre personne peut faire, c'est assister à ce processus interne. » L’intérêt du rite chamanique, comme par exemple la sweat lodge des indiens d’Amérique, est qu’il tient à la fois de l’outil de guérison physique, de l’instrument de psychothérapie et de la cérémonie religieuse. Il est considéré par les sociétés tribales comme le remède universel aux différents maux dont l’homme peut souffrir, qu’il s’agisse de maux de l’âme ou du corps. Cette thérapie par les « corps-racines » a longtemps fait partie intégrante de la médecine chinoise antique, au même titre que d’autres branches thérapeutiques comme l’acupuncture ou la pharmacopée, afin de traiter l’ensemble des agrégats formant l’être humain. Même s’il vient du fond des âges, le chamanisme n’a pas dit son dernier mot. Si elle veut aider l’homme à retrouver ses racines, la médecine de demain devra sans doute réapprendre à réconcilier le corps et l'esprit, l'homme et la nature, la science et la foi. L’approche chamanique pourrait l’y aider. N’en déplaise à nos sorciers en blouse blanche et à leurs gri-gri électroniques. La médecine incantatoire, faite essentiellement de concentration et de prière, ouvre la porte à des forces dépassant l’homme. En mettant le chaman en contact avec sa nature-racine (Ben Xing), il arrive qu’elle fasse naître en lui des pouvoirs sur-naturels (Ling Xing), tels que la clairvoyance (Tian Yan Tong : « les yeux qui communiquent avec le ciel »), la clairaudience (Chao Ting Jue : « audition surnaturelle »), la télépathie (Chuan Xin Shu : « perception surnaturelle »), la connaissance du passé ou de l'avenir, etc. Rien d’étonnant à ce que ces « Jeanne d’Arc de la médecine » aient le plus grand mal à faire admettre leur art auprès de la communauté scientifique ! Quant aux bénéficiaires des cérémonies – qui participent généralement activement à leur préparation et leur déroulement – ils font parfois l’objet de guérisons miraculeuses, bien que le terme soit théoriquement réservé aux seules guérisons obtenues par les sorciers de la religion officielle. La méditation comme “ garde-fou ” Aussi fascinant soit-il, le chamanisme reste une voie au caractère exceptionnel, nécessitant une véritable initiation. Piéger les rêves et attraper les âmes est un métier à risque, car la sagesse et la folie sont sœurs jumelles. Aussi, plutôt que de faire sortir l’âme dans la conscience (extase), au risque qu’elle ne réintègre pas sa demeure, les traditions orientales ont-elles préféré développer une autre voie, à priori inverse : faire rentrer la conscience dans l’âme (enstase). C’est l’objet des pratiques introspectives, de la méditation, qui permet une meilleure connaissance de soi en même temps qu'une découverte de la réalité intime des choses. Les deux pratiques se rejoignent, car les chamans peuvent entrer en transe méditative, tandis que les yogis peuvent expérimenter l’extase. Moins spectaculaire, l'expérience méditative garde pour elle l’avantage d’être moins dangereuse. Elle n’en permet pas moins la réalisation de l’être humain dans ses différentes dimensions, par la réunion de se différents corps. Ce qu’elle révèle en outre, c’est qu’aucun de ces corps ou de ces esprits n’est finalement réel, et qu’un Moi vide d’existence propre ne peut être fou ni malade... 1 S. Nicholson, Anthologie du chamanisme, Le Mail, 1987, p.299 2 K. Meadows, L’envol de l’Aigle, Ed. Ramsay, 1996, p.207
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