Arrêtons de tuer nos prophètes

Écrit par Antoine Koffi Nadjombé, Collaboration spéciale
29.10.2007

 

Hommage au reggaeman sud-africain Lucky Dube, tué froidement 

  • Lucky Dube(Stringer: FATI MOALUSI / 2007 AFP)

Dans la nuit d’un mois d’août 1964, le cri ontologique d’un enfant rompt le silence austral dans la Transvaal (Afrique du Sud), Philip Dube vient de naître. Sa maman, comblée, décide de l’appeler «Lucky», en mémoire de toutes ses fausses couches.

Son enfance sera semblable à celle de nombreux enfants noirs sous l’apartheid. Sa maman l’élève toute seule, car son père quitte la maison familiale pour des raisons d’alcoolisme.

Pendant sa scolarité, la chorale de son école remarque en lui une voix exceptionnelle. Ainsi, à dix-huit ans, il se lance dans la musique traditionnelle zouloue Mbaqanga. Pendant cette période, il prend conscience de la misère extrême (pauvreté, vol, prostitution, alcoolisme, meurtre, etc.) dans laquelle baigne son peuple. Il se rend rapidement compte des limites de la musique traditionnelle zouloue. Il décide de s’initier dans la voie royale des Rastas à travers la musique reggae, l’ultime médium pour la propagation de son message.

Des tresses (dreadlocks) du Lion de la tribu de Judas prennent place sur sa tête. Il fait aussi vœu de ne jamais fumer ni boire de l’alcool, car il n’a jamais oublié que l’alcool est à l’origine de la séparation précoce avec son père.

Début 1979, il lance son premier album : Rastas never die, mais celui-ci sera immédiatement censuré par les autorités de l’apartheid qui traverse des moments de turbulence, c’est comme tuer le poussin dans l’œuf. Mais c’est oublier la devise des Rastas : «Never give up», ne jamais abandonner.

En 1985, il émerge définitivement pour sa mission avec la sortie de son second album : Think about the children. Il dénoncera les abus de l’apartheid et au-delà, la situation générale des Noirs en Afrique, en Jamaïque et dans le monde où le Noir est piégé, marchant les yeux fermés et érigeant la Bible en coussin. Lucky Dube adresse des messages à conscience africaine et demande au peuple noir de se réveiller.

En 1989, il sort l’album Prisoner, pour dire que «nous, Noirs, demeurons esclaves de notre passé, de nos opinions, il faut avancer».

En 1991, House of exile rend hommage aux combattants anti-apartheid, sans oublier Nelson Mandela. Mais par-dessus cette première idée, c’est à tous les combattants de la liberté africains qu’il rend hommage. Tous ceux qui ont mis et mettent leur vie en danger pour défendre le droit à la vie, à la liberté, à l’unité et au développement du continent noir.

Dans Slave, il dénonce les ravages de l’alcoolisme dont est victime son peuple. Aujourd’hui, c’est le VIH/sida qui détruit des vies tant en Afrique du Sud que sur tout le continent noir. Les Africains se combattent, les yeux cirés, dans des guerres créées de toutes pièces, dont l’ennemi est ailleurs.

Les préoccupations sociopolitiques, économiques et culturelles des Africains ont toujours animé Lucky Dube. Il rêvait d’un monde uni ou les différences doivent constituer le socle de l’amour, de la paix et du respect. Il dit que Noirs, Blancs et autres doivent, ensemble, s’unir pour bâtir la solidarité et la fraternité. Il dit aussi que nous avons tout essayé, il ne reste que le Respect, le titre de son dernier album sorti en avril 2006.

Comme tout prophète, il ne verra pas s’accomplir toute sa prophétie. Au moins, l’apartheid est plus ou moins chose du passé. Le rêve d’une Afrique unie et prospère reste à faire.

Mais un jour viendra où les Africains changeront leurs fusils pour des outils modernes, et les canons pour des machines lourdes.

Un jour viendra où le règne des Léviathans disparaîtra.

Un jour viendra où les filles et les fils d’Afrique retourneront sur la terre de leurs aïeuls. Ainsi, Marcus Garvey pourra sourire dans son sommeil éternel.

Lucky Dube, dont la musique est destinée en priorité à son peuple opprimé dans les banlieues et ghettos d’Afrique du Sud, ne fera pas exception. Il sera assassiné peu après 20 h à Rosettenville, une banlieue de Johannesburg, dans son Chrysler gris devant deux de ses sept enfants. Comme Patrice Lumumba, Malcolm X, Martin Luther King Jr., Bob Marley, Peter Tosh et j’en passe, presque tous assassinés par les leurs dont ils avaient la mission d’ouvrir les yeux.

Ainsi s’accomplit sa prophétie quand il chantait ces paroles en 2001 : «As-tu jamais songé que tu pouvais quitter ta maison et rentrer chez toi dans un cercueil?»

«Lucky» Philip Dube, paix à ton âme et que la terre te soit légère.

Peace, Love and Respect.