Une carte postale de Birmanie : 'S’il vous plait, dites aux autres ce que vous avez vu ici'
Cet article a été envoyé par deux personnes qui ont voyagé en Birmanie. Ils ont demandé à ce que leurs noms soient tenus secrets, de peur que leurs propres déplacements ne soient rétrospectivement retracés, mettant ainsi en danger les personnes avec qui ils ont parlé.
Comme l’a dit l’un des deux: "Il y a peu de chance que quiconque ait des problèmes à cause de ce que nous avons écrit, mais nous ne voulons pas prendre de risque. Vous voyez comment la paranoïa gagne même les étrangers?"
Pour des raisons de sécurité, M. Quick est le seul nom que nous utiliserons dans cet article, même les nôtres ne doivent pas y figurer. Dans notre conversation avec lui, nous avons trouvé ce moine représentatif du peuple birman [note: le régime en Birmanie utilise le nom de Myanmar pour dénommer ce pays, et Yangon pour Rangoon, la capitale]: courageux, amical, conciliant, généreux (en dépit de sa pauvreté), gentil - et dans une attente désespérée de changements.
C’était la mi-septembre. Nous faisions une excursion d'un jour de Mandalay à une ancienne ville des environs, un endroit magnifique, sacré, rempli d’innombrables temples et de pagodes. Grimpant une longue suite d’escaliers menant à une pagode au sommet d’une colline, nous avons heurté un moine d'une trentaine d'années, surnommé M. Quick parce qu'il a le pied léger.
Nous sommes restés avec lui deux heures pendant lesquelles nous avons découvert son passé, son monastère, ses élèves, mais principalement son aversion pour la junte militaire qui gouverne depuis plus de 40 ans la Birmanie. Son visage, pendant la discussion, montrait de la prudence et de la nervosité, mais également de l’espoir. Constamment en train de regarder par-dessus son épaule pour jauger les gens qui pourraient nous entendre, il parlait doucement, et il nous a informé, sans nous le dire exactement, que quelque chose allait se produire bientôt en Birmanie et que les moines du pays seraient en première ligne. Il a constamment fait référence aux manifestations de 1988.
Le lendemain, nous avons entendu dire que des moines avaient entamé des manifestations pacifiques sur une grande échelle à Rangoon.
En tant que voyageurs indépendants en visite en Asie du Sud- Est, nous avions décidé d’aller en Birmanie pour en savoir plus sur ce pays, son peuple et comprendre ce qu’est la vie quotidienne sous la férule de la junte militaire. Nous étions conscients des petites manifestations qu’il y a eu à Rangoon à la mi-août sur le prix de l’essence, mais nous n’avons jamais pensé que ces évènements conduiraient à un soulèvement de masse pour la liberté et la démocratie dont nous serions témoins.
Au troisième jour, grâce a un accès limité à Internet et à la télévision par satellite, nous avons appris que les manifestations prenaient de l'ampleur, que les moines étaient rejoints par les civils et que leur action s'étendait à d' autres régions du pays. À ce moment là, la Junte n’avait pas engagé d’action ouverte, mais avait prévenu que les protestations étaient inacceptables et qu’elles auraient des conséquences.
Peu après, des mouvements de protestation commencèrent à Mandalay, alors que nous y étions. Les moines ont été rejoints par des civils et les manifestations sont restées pacifiques. Les militaires étaient présents dans les rues, mais il n’y eut aucune intervention.
Le 25 septembre, on savait que les militaires s’étaient déployés dans Rangoon et qu’il y avait eu des actes de violence perpétrés contre des manifestants. Le même jour, marchant dans le centre- ville de Mandalay, nous avons été témoins d’une grande manifestation. Moines et civils marchaient dans les rues, au milieu des applaudissement et des acclamations de spectateurs avides de montrer leur soutien. De la foule, se dégageait une étonnante positivité, mais également une tension sous-jacente.
Très rapidement les miliaires se sont positionnés dans des zones du centre- ville dans cinq camions, de jeunes troupes pointant des mitrailleuses vers la foule,sur leur chemin. Après qu’ils aient atteint le cœur de la manifestation, une détonation se fit entendre. Des gaz lacrymogènes ont été envoyés dans la foule et un large panache de fumée s’est élevé, visible à plusieurs quartiers de là. Les gens ont commencé à fuir dans toutes les directions, à pied, à vélo,ou à mobylette. L’atmosphère est passée à la peur et à l'affolement.
Les commerçants ont commencé à baisser le rideau, les salons de thés se sont vidés et les enfants jouant dans les petites rues furent rapidement mis à l’abri. Une famille nous a offert un refuge dans son magasin, jusqu’à ce que la situation se soit calmée suffisamment pour que nous puissions rentrer à notre pension de famille. Nous avons quitté Mandalay peu de temps après et nous avons continué à être témoins de ce qui semblait être des manifestations spontanées impliquant des moines et des civils, dans les petites villes que nous traversions.
À partir de ce moment-là la junte a utilisé la force militaire pour réprimer les manifestants et de nombreux moines et des civils furent arrêtés, détenus, battus et tués comme cela a été rapporté dans les médias, preuves à l’appui. Les rassemblements publiques de de cinq personnes ou plus ont été interdits, l’accès à Internet a été coupé et le couvre-feu a été mis en place toute la nuit avec l’ordre de tirer à vue.
Le onzième jour après le début des incidents, en dépit de l’indignation de la communauté internationale, une telle force a été utilisée que les manifestations ont effectivement pris fin, et,avec elles, tout espoir de changement.
Etant restés loin de Rangoon pour des raisons de sécurité, nous y sommes retournés au début du mois d’octobre pour y passer quelques jours avant de quitter le pays. A première vue, il semblait que rien ne s’était produit lors des semaines précédentes, les gens marchaient dans les rues, les salons de thés étaient pleins , les commerçants faisaient des affaires. Le seul signe évident d’un problème quelconque était des tas de pavés ainsi qu’une forte présence des militaires brandissant des armes dans le centre -ville.
Mais le contrôle réel est discret. La plupart des Birmans sont convaincus que les rues sont remplies d’agents du gouvernement qui sont constamment à l’écoute pour découvrir quelque chose à dénoncer. L’existence de ces espions ne fait aucun doute. Mais en réalité, la seule idée de leur existence suffit pour maintenir la plupart des gens dociles. Les conversations avec les habitants sont tendues et alimentées d’histoires qui se sont produites ou de choses qui seraient en passe de se produire.
Les Birmans ont une envie désespérée de s’exprimer mais les risques encourus sont extrêmes, rapides et souvent assez irrationnels. C’est la clé du contrôle qu’utilise la junte sur le peuple- il n’y a pas de fait, pas d’information solide et pas de transparence. Les Birmans vivent dans un constant état de peur que nous pouvons à peine comprendre.
En dépit des dangers, certaines personnes ont très envie de discuter avec nous, bien que l’atmosphère ait changé depuis notre rencontre avec M. Quick. Un commerçant nous a parlé ouvertement des récents évènements. Ses yeux étaient tristes et apeurés, il a exprimé sa colère contre la façon dont le gouvernement a traité les moines. Dans un pays où les moines sont très respectés, la brutalité des matraquages et des tirs signifiait que le gouvernement venait précisément de commettre l’impensable et l’incroyable. Il espérait que la colère en réaction à ces actions galvaniserait à nouveau les habitants de Rangoon pour qu’ils redescendent dans les rues, que ça ne serait pas la fin.
Il a déclaré que, pour beaucoup, ce mouvement était considéré comme étant leur dernière chance de se libérer du régime actuel. Si rien n’est fait maintenant, si rien n’est réussi par cette démonstration de bravoure, combien de temps le peuple birman aura-t-il à attendre pour un changement?
Les Birmans ne peuvent y parvenir par eux- mêmes, et après les récentes brutalités, cela s'est imposé d’une manière encore plus évidente, dit-il. Ils n’ont pas d’armes, et même s’ils en avaient, ils sont pacifiques et plutôt enclins à éviter la violence, quand bien même se serait la seule option. Que peuvent-ils faire, nous demande t-il, contre une force militaire composée de 400 000 personnes—des militaires qui n’hésitent pas à ouvrir le feu sur des moines sans arme?
D’autres conversations avec de nombreux commerçants et chauffeurs de taxi ont révélé que les Birmans sont conscients de l’intérêt que la communauté internationale porte à l'enlisement de leur situation. Ils reçoivent ces informations grâce à l’utilisation limitée d'Internet et par la télévision par satellite. Au début, l’attention des médias internationaux a renforcé la résolution des gens de continuer leurs protestations, sachant que la junte ne pourrait pas facilement s’en tirer avec des massacres de rues tels que ceux qui se sont produits en 1988.
Cependant, plus tard, quand les militaires ont commencé à réprimer sévèrement les protestataires, les gens ont eu peur d’être reconnus et traqués grâce aux plans diffusés lors des informations télévisées. À cet égard, la junte a utilise les médias à son avantage.
Bien qu’ils savent que le monde sait ce qui se passe, beaucoup de gens ont exprimé leur frustration devant le manque de soutien extérieur. Il y a un sentiment de déception et de colère qu’une telle attention soit maintenant seulement focalisée sur leur nation, après 40 années de quasi indifférence.
Les Birmans ont compris que les Nations-Unis tentent de faire pression sur la junte, mais ils ne peuvent simplement pas croire que les Nations-Unis puissent les aider. Ils souhaitent, néanmoins, désespérément de l’aide et savent qu’ils ne pourront regagner leur liberté et la démocratie sans l’aide du monde extérieur.
Lors de notre dernier jour en Birmanie, nous avons rencontré un homme très intelligent, éduqué et compatissant. Il était prêt à nous parler ouvertement. Il ne semblait pas être effrayé, mais son expression était celle d’une personne fatiguée et désespérée. Comme les nombreuses autres personnes qui nous ont parlé, il souhaitait désespérément un changement et il savait que cela ne pourrait avoir lieu qu’avec une aide extérieure.
Son sentiment était que la meilleure approche se ferait par une négociation où le people birman et la junte pourraient aboutir à une solution pacifique et démocratique. Tout comme les membres des communautés locales avec lesquels nous avions parlé, il croit que l’éviction de la junte du pouvoir par la force ne ferait qu'augmenter les problèmes. Cela pousserait simplement les durs du régime à la résistance et dégénérerait en guerre civile et en activités terroristes.
Comme beaucoup d’autres, il veut des efforts concertés pour pousser au changement, mais en fin de compte, il veut tout simplement que cesse la souffrance des gens de son peuple. Ses mots d’adieu pour nous étaient : "S’il vous plait, dites aux autres ce que vous avez vu ici, s’il vous plait, aidez- nous."
Peu après, nous avons envoyé cet article à La Grande Epoque. ( NdT: à notre édition anglophone)