«Bonjour masseur, comment allez-vous?», me dit toujours Isabelle, la funambule étoile. Lorsqu’elle est hyperémotive, elle rapplique sur ma table pour retrouver son aplomb et son humeur. Il y a déjà un bail qu’elle ne fréquente plus les dompteurs de corps où elle amenait sa carcasse à dépecer. Elle m’apporte son étoile pour que ses émotions ne partent pas en déroute dans l’écosystème de sa vraie nature.

Avant de monter sur la table, Isabelle me conte le souvenir de sa première expérience de massage : «Je suis allée voir n’importe qui, la première fois, quelqu’un qui pouvait me labourer les muscles, pour me blinder le body. Comme cela me fragilisait de l’intérieur, je cherchais à compenser cette sensation d’insécurité par une “psy-machin” qui, à force de jouer dans ma tête, me labourait encore plus, avec son cancer du verbe. Vous savez ces “finfinaudes” qui jouent avec les maux, pour “minoucher” vos angoisses. Motions, émotions, maladie, mal a dit, le moi et l’émoi, s’aime et sème, cœur don, écoeure-moi donc! Aujourd’hui, j’en ris, mais je ne savais pas que je m’éloignais de mon corps en intellectualisant mes émotions et en pompant du pathos.»

Isabelle écoute les vibrations de son corps et sait accueillir avec attention son massage énergétique. Des soupirs témoignent des tensions qui s’envolent. Elle a un sens inné de l’équilibre et ses sens savent mesurer ses aptitudes et ses limites. Pourtant, elle s’est blessée cent fois dans ses envolées de joie comme dans ses élans de confusion.

-Dites-moi masseur, est-ce que c’est normal ou suis-je trop «Body Codée»? Suis-je votre seule cliente casse-cou?

-Non bien sûr, j’ai un client coureur automobile, un autre pompier… Encore que le plus kamikaze de mes clients, ces derniers temps, c’est une cliente aveugle.

-Comment ça?, me demande Isabelle. Elle vient vous voir en conduisant son auto?!

-Non, mais n’étant pas totalement aveugle, elle a risqué sa vie tous les jours, jusqu’à tout dernièrement, évitant de trop exhiber sa canne blanche par coquetterie ou pour paraître plus autonome.

– Ouch ! Qu’est-ce que vous touchez là, masseur?

– Le côté intérieur de la cheville est tendu, cela signifie qu’il y a eu une distorsion brutale et cela dénote la fragilité du rein.

-Le point pour chasser la peur, situé sous la clavicule, qui était sensible l’autre fois, n’était-ce pas le méridien du rein aussi?

-Tout à fait. Dans votre cas, c’est votre organe dominant.

La table de vérité

Il n’y a pas d’émotion sans sensation. Avant de ressentir ce que notre corps manifeste par l’un ou l’autre de ses organes, il y a eu stimulus. Les émotions qui arrivent de l’extérieur seront contrariantes, si elles rencontrent un déséquilibre déjà installé. Une émotion est une vibration qui blesse si elle se heurte à une tension tenace. Le masseur peut constater la pâleur de la fatigue, le rougissement d’un malaise, la sudation correctrice de la température du corps, l’accélération du pouls attribuable aux tensions artérielles. Le toucher apprivoisé soulage en profondeur. Il n’y a aucun mot, aucun élixir qui apaise comme étreindre quelqu’un dans une crise émotionnelle. Autant calme la main du masseur, autant le corps s’active, se tonifie.

Isabelle discerne l’intensité de ses fluctuations émotionnelles. En les laissant se mouvoir, elle s’en nourrit et les transforme en énergie positive. Si on résiste à ses émotions, elles deviendront hyperémotivité. On en reconnaîtra les réactions excessives : les rires et les pleurs exagérés et spasmodiques ainsi que les gestes saccadés ou un fort clignotement des paupières. Ainsi va la personne dont l’organe dominant est le rein : en harmonie, Isabelle est persévérante, perspicace et raffinée; en dissonance, elle est pessimiste, instable et rancunière et a une grande tendance aux refoulements. N’a-t-elle pas de prédisposition aux troubles de l’élimination comme les infections urinaires?

Un déséquilibre situé dans une partie du corps retentit sur l’organisme entier, et le système nerveux devient une corde raide. Les nouveaux stimuli risquent d’être fâcheux si nous ne sommes pas disposés à accueillir cette nouvelle énergie qui alimente l’apaisement. Une respiration profonde anime la conscience, qui transmet l’impulsion, qui provoque l’évacuation. La relaxation permet la dilatation de tous les canaux et vaisseaux du corps. La circulation s’apaise et permet aux leucocytes de tuer les microbes en grand nombre. En tonifiant cette circulation, ils balaient les minuscules dépouilles. C’est le paradoxe de la détente par la stimulation, et vice-versa.

Un massage juste pour voir

Non, le corps n’est pas un livre où gisent des pages d’histoire, ni un arbre où coule la sève. Toute action humaine est avant tout inspirée par la perception d’une sensation déclenchant une émotion ou un sentiment. Cela ne concerne pas la raison. L’intelligence ne suffit pas à la compréhension de soi-même.

«Je me suis transposée soudainement dans la peau de votre cliente aveugle, les émotions affalées sur la table», me partage Isabelle. «Je me suis dit si je mettais de côté l’orgueil, entretenu par la mise en scène de mon corps, qu’exige mon métier. Si je portais ma canne blanche qui trahirait ma différence, mes limites, mon besoin occasionnel d’aide, mes besoins fréquents d’affection? Je me suis surprise à constater que ça interpellait un autre genre de témérité; l’humble écoute de mon étoile, comme vous dites. Celle qui exerce une influence sur ma destinée.»

Tout être est doué d’un éclat propre. Il peut générer l’énergie nécessaire à franchir de nouveaux horizons et débusquer les démons de ses inquiétudes. Et sous les vibrations de ses émotions, danser avec confiance sur les fines cordes de l’existence. La personne qui reçoit un massage, prend contact avec ses sources instinctives et désamorce physiquement les refoulements. Nous le traduisons bien, quand nous affirmons être «touché».

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