Shanghai, mon amour ou la face obscure de l'économie chinoise

Écrit par Hanna Wang, La Grande Époque - France
24.04.2007

 

La publication d’un article sur les dangers d’investir en Chine a entraîné la censure complète d’un site Internet étranger par le gouvernement chinois. L’auteur de l’article, Didier Heiderich, est spécialiste de la communication de crise, enseignant, directeur de la publication du Magazine de la communication de crise et sensible et auteur du livre Rumeur sur Internet. Enfin, il est le président de l’Observatoire international des crises (OIC), association basée en France qui fait le lien entre les travaux des chercheurs et la société civile.

Son article écrit en français, intitulé Shanghai, mon amour, a été repéré par les censeurs du régime communiste chinois qui ont mis le site Internet du magazine de l’OIC sur la liste noire. M. Heiderich a répondu aux questions de La Grande Époque.

  • Une femme porte un masque en raison de l’intense pollution à Shanghai.(Stringer: China Photos / 2007 China Photos)

 

La Grande Époque (LGÉ) : Pouvez-vous nous présenter l'Observatoire international des crises? Quels sont sa vocation et ses objectifs?

Didier Heiderich (D. H.) : Notre association a pour but d’aider les industriels et les entrepreneurs à comprendre ce qu’est la gestion de crise et la communication de crise. Ses membres ont la double casquette d’enseignant universitaire et de consultant dans le domaine de la gestion et de la communication de crise.

LGÉ : À quel moment avez-vous appris que votre article avait été censuré et que votre site avait été bloqué?

D. H. : On l’a appris par des correspondants en Chine à la fin de février 2007. Reporters sans frontières a vérifié et c’est bien cet article qui est la source du blocage.

LGÉ : Comment en êtes-vous arrivé aux conclusions de cet article? Est-ce que vous avez fait des enquêtes en Chine?

D. H. : Ça vient de gens que j’ai rencontrés qui connaissent bien la Chine et des articles que j’ai lus. Par rapport à cette pensée commune selon laquelle la Chine serait un terrain de jeu extraordinaire pour le libéralisme et pour l’industrie, c’est concomitant à d’autres choses. Entre la situation extraordinaire de la Chine et la situation des droits de l’homme sous le régime actuel, il y a un risque pour tous les industriels de devenir autistes et de refuser de voir tous les petits désagréments qu’il peut y avoir soit en achetant, soit en investissant en Chine. Par rapport à toutes les entreprises en Occident qui parlent toutes de responsabilité sociale et de responsabilité environnementale, ça montre un décalage considérable entre ce discours qui veut qu’une entreprise soit plus responsable et de l’autre côté oublier totalement cette responsabilité-là, à partir du moment où vous investissez en Chine.

LGÉ : Pourquoi le gouvernement français ne s’aperçoit-il pas de la situation «autistique» de ces entreprises en Chine?

D. H. : Il y a un décalage dans le discours parce que ce que le régime chinois est capable de leur montrer lors de visites à Shanghai est mis en scène et les investisseurs français refusent de voir ce qui est en périphérie, et ce qu’on ne veut pas leur montrer et qui est nettement moins bien. Je dirais que la réalité chinoise est plus complexe, plus difficile, plus dure que ce qu’on imagine. Elle est moins respectueuse des droits de l’homme et de l’environnement que ce qu’ils veulent bien montrer aux investisseurs. Finalement, là où il y a de l’autisme, c’est dans le refus de voir ce qu’il peut y avoir en périphérie.

LGÉ : Pouvez-vous nous dire ce que vous connaissez de cette périphérie?

D. H. : Tout d’abord, il y a la problématique des déplacements massifs de population avec un appauvrissement des paysans qui, pour vouloir survivre, acceptent de travailler dans les grandes villes dans des conditions de travail extrêmement difficiles, qui sont très loin du minimum du Bureau international du travail. C’est la pollution et la désertification qui continuent à avancer, ce sont toutes les difficultés que vont rencontrer ceux qui vont travailler dans des usines qui travaillent pour des Occidentaux, c’est la pénibilité du travail, ce sont des conditions qui sont totalement inacceptables.

LGÉ : Quelle est votre motivation?

D. H. : Ma motivation vient du fait de vouloir prévenir [les industriels et les entrepreneurs] qu’une pensée commune aussi forte et fermée est une erreur. Et de croire qu’en acceptant une part du capitalisme, la Chine deviendra plus démocratique, je pense que c’est totalement faux. Je pense que c’est une erreur de ne pas contester, de ne pas dénoncer ce régime-là en espérant obtenir des marchés importants pour nos grandes entreprises.

LGÉ : Économiquement, ce n’est pas sûr que ce soit profitable pour les Occidentaux.

D. H. : Absolument, je pense que même économiquement c’est une erreur.

LGÉ : Et comment en arrivez-vous à cette conclusion?

D. H. : Parce qu’à un moment donné, qu’on le veuille ou pas, il y a la «morale des affaires». La problématique de la liberté d’expression et des libertés d’une façon générale posera un problème qui finira par toucher très directement les problématiques économiques, ne serait-ce que par le respect du contrat, etc. Il n’y a pas seulement des informations concernant des sujets très sensibles du type dissidence, contestation du régime, etc. qui sont filtrées, mais également l’information de type économique. En travaillant sur la base d’informations qui ne sont pas les vraies ou les bonnes informations, on finit par faire certainement des erreurs d’ordre économique.

LGÉ : Est-ce que vous pensez que, depuis 1989, la nature du régime chinois a changé?

D. H. : La nature n’a pas changé et on n’a pas le droit de cautionner ce régime qui est une dictature. Vous savez, ça choque beaucoup les Français quand je le dis, surtout les industriels qui refusent, qui sont incapables d’entendre autre chose que ce qu’ils ont envie d’entendre. Chaque fois que j’en parle, et j’en parle souvent avec des nouveaux industriels qui ont investi en Chine, ils refusent d’entendre que c’est une dictature. Ils semblent, comme les Chinois le sont, sous l’emprise du régime communiste qui bloque leur compréhension.

 

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LGÉ : Pourquoi ce comportement apparaît-il chez les investisseurs?

D. H. : Il y a un tel conditionnement de cette pensée unique, que les

gens les plus raisonnables qui ont le plus d’expériences ont oublié

littéralement tout leur savoir-faire en matière de gestion des affaires.

LGÉ : Et pourtant les Français sont connus pour leur esprit critique…

D. H. : Les Français ont toujours eu une fascination vis-à-vis de la

Chine, ajoutez à cela un discours ambiant qui est toujours le même (si

on regarde tous les articles écrits dans les journaux économiques

concernant la Chine, ils vont tous dans le même sens), tout cela ne

fait qu’accroître cette fascination et, à un moment donné, ça supprime

tout esprit critique.

LGÉ : Est-ce que vous pensez que les droits de l’homme puissent être dissociés des relations commerciales avec la Chine?

D. H. : Je suis entièrement d’accord que l’on ne peut pas séparer les

choses. Les Occidentaux n’ont pas le droit de prétendre vouloir dicter

la morale au monde et d’oublier ces principes, à partir du moment où il

s’agit de faire de l’argent, soyons clair.

LGÉ : Selon vous, quelle est la conséquence de la pensée unique sur les Chinois?

D. H. : La pensée unique pour les Chinois a abouti au fait que lorsque

l’on critique le régime, chaque Chinois a l’impression que c’est lui

que l’on critique.

LGÉ : Dans votre analyse, comment pouvez-vous dire que

l’investissement en Chine n’est en fait pas un bon choix économique

pour une entreprise?

D. H. : À partir du moment où il y a refus de voir la réalité, on court

des risques inconsidérés, industriels, financiers ou autres. C’est une

évaluation entre le niveau du risque et la probabilité qu’il y ait un

accident qui arrive. Concernant les investissements en Chine, il y a un

manque de prudence initiale.

LGÉ : Est-ce qu’il y a des facteurs qui sont plus importants dans votre analyse?

D. H. : Les facteurs qui sont importants, c’est le risque humain. Le

risque humain, dans la probabilité de réussite ou de crise d’une

entreprise, est prépondérant. Et à partir du moment où on accepte

d’aller investir dans un pays qui ne respecte pas les droits de

l’homme, on prend un risque énorme, un risque de crise véritablement

gigantesque. La Chine, c’est une poudrière, à un moment il suffira

qu’il y ait une étincelle et un scandale immense pour que tous ceux qui

sont allés investir en Chine, en étant peu regardant des facteurs

humains et des conditions de vie et du respect des droits de l’homme,

puissent être condamnés par l’opinion publique de manière très lourde.

À un moment donné, on se réveillera de notre anesthésie et pour ça il

suffira qu’un événement grave se pose et devienne emblématique.

LGÉ : À part le facteur humain, est-ce qu’il y a d’autres facteurs qui sont défavorables pour investir en Chine?

D. H. : Le second, c’est d’investir en faisant des transferts de

technologies et de perdre en Occident la technologie. Je vais vous dire

pourquoi ils le font quand même : aujourd’hui, nous n’avons plus de

politique industrielle. Ça veut dire la seule chose qui conditionne la

marche des affaires, c’est le profit à court terme. Donc, à partir du

moment où on peut réaliser des profits à court terme, c’est devenu un

facteur déterminant. Ça veut dire qu’on ne considère plus comme

important de perdre des technologies. C’est véritablement perdre, car à

partir du moment où on transfère des technologies, en même temps on

ferme des usines en Occident. Il faut véritablement être conscient de

ça. Aujourd’hui, comme les gouvernements n’ont plus la main sur la

marche des affaires et que ce qui fait fonctionner les affaires ce sont

les rendements financiers à court terme, plus personne ne s’intéresse

véritablement à l’avenir en Occident.

LGÉ : C’est la responsabilité des Occidentaux qui ont un esprit de court terme?

D. H. : Oui, et c’est un événement énorme pour nous, car derrière, l’enjeu est considérable.

LGÉ : Est-ce que c’est dans les principes de la France de

privilégier les investissements à court terme plutôt que les libertés

et les droits de l’homme? Et est-ce que les investissements aident les

Chinois?

D. H. : Ceci est totalement contraire à nos principes ancestraux. Non,

ça n’aide pas les Chinois. Là, il y a une erreur fondamentale, en

couvrant nos esprits. Et pour tous ceux qui se sont battus en France

pour que l’on ait des valeurs de liberté qu’on ne respecte pas lorsque

l’on travaille avec la Chine, d’abord, d’un point de vue purement moral

et éthique, ça me paraît assez catastrophique, d’autre part, c’est une

vision à court terme, car en faisant ces courbettes, le jour où il y

aura une crise réelle visible (car elle est réelle mais pas encore

visible), le jour où cette crise sera visible en raison d’un incident

médiatique, on posera la question à nos gouvernants, comment se fait-il

que vous ayez accepté de collaborer avec ce régime en leur faisant des

courbettes…

LGÉ : La plupart des investissements étrangers sont utilisés pour

contribuer à la répression en Chine, peut-être que les Occidentaux

n’ont pas encore les chiffres en tête?

D. H. : Oui. Ni les chiffres ni même la conscience.

LGÉ : Et sur le rôle des gouvernements?

D. H. : Je pense que nos gouvernements participent volontairement au

fait de museler les dissidents, à partir du moment où les intérêts

d’ordre industriel et économique sont en jeu.

LGÉ : Vous avez cité un exemple de la visite de Hu Jintao en France…

D. H. : Les dissidents ont été éloignés de cette visite-là, avec

l’interdiction de manifester aux abords. Je me souviens très bien de la

façon dont les forces de l’ordre faisaient en sorte qu’il n’y ait pas

de problème, y compris sur les passages du convoi officiel en voiture.

Je pense, à titre personnel, qu’il y a une complicité des régimes

occidentaux avec le régime chinois à partir du moment où ça concerne

des intérêts d’ordre stratégique et économique.

LGÉ : Pour conclure, conseillez-vous aux industries françaises d’aller investir ou de ne pas aller investir en Chine?

D. H. : Très simplement, je ne conseille pas de ne pas investir en

Chine. Je pense également que ce serait une erreur que de déserter ce

pays, d’ailleurs ce n’est pas imaginable dans le monde d’aujourd’hui.

Mais simplement chaque fois que quelqu’un veut investir en Chine, c’est

de retrouver ses réflexes initiaux de managers du bon sens, et puis

d’avoir beaucoup de rigueur sur toutes les affaires qui sont faites

là-bas. Rigueur au niveau des affaires et rigueur sur le plan également

de l’humain et de l’environnement.