La France et ses fractures

Écrit par Marc Gadjro, La Grande Époque - Montréal
03.04.2007

 

 

 

 

 

 

C’est l’histoire d’un lamentable fait divers. Un banal contrôle d’identité qui dégénère, le 27 mars dernier, en bataille rangée en plein cœur de Paris et émeut la France toute entière au point d’empoisonner la campagne présidentielle à trois semaines du scrutin. Mais au-delà du cas de ce resquilleur multirécidiviste de 31 ans, les «fractures sociales et identitaires» ressurgissent et font chavirer les Français.  

  • L’escouade antiémeute parisienne tente de contenir la foule(Staff: JACQUES DEMARTHON / 2007 AFP)

 

Un Congolais ou un «paumé»?

Angelo Hoekelet réfléchira sans doute davantage la prochaine fois qu’il sera tenté de prendre le métro sans acheter son billet. Surpris en flagrant délit de fraude au passage des portillons de la Gare du Nord, sa brutale interpellation par les agents de la sécurité a littéralement révolté les dizaines de témoins qui assistaient à la scène. Elle a ensuite servi de prétexte aux centaines d’émeutiers qui ont déferlé jusque tard dans la nuit sur l’immense station ferroviaire parisienne, littéralement saccagée malgré les importants renforts policiers.

Tout au long de la semaine, la presse française, qui croyait revivre les émeutes de l’automne 2005, s’est déchaînée, disséquant la vie privée de l’infortuné voyageur d’origine congolaise qui tentait ce jour-là de se rendre à Marseille pour y répondre devant les tribunaux de petits délits antérieurs tout aussi pathétiques. Faussement présenté par le nouveau ministre de l’Intérieur, François Barouin (dont les services s’excuseront ensuite de leur «erreur»), comme un immigré «entré illégalement en France», il ne serait finalement qu’un marginal, confessant être «dépassé par les événements». De famille française, il est entré de manière légale dans le pays en 1985 et une décision administrative prévoyait, le 5 avril prochain, la régularisation définitive de son statut.

Mais qu’importe, la polémique enfle et la campagne s’embrase. Les candidats à l’élection du 22 avril prochain sont sommés de prendre parti «pour ou contre les forces de l’ordre», «du côté ou non des jeunes».

Surenchères politiciennes

Nicolas Sarkozy, qui a forgé sa fulgurante ascension ces dernières années sur le thème de la sécurité, allume la première mèche : «Si madame Royal veut régulariser tous les sans-papiers et si la gauche veut être du côté de ceux qui ne payent pas leur billet dans le train, c'est son droit. Ce n'est pas mon choix. Je suis du côté des victimes», proclamait ainsi le candidat de l’UMP, le principal parti de la droite française, le 27 mars dernier.

La riposte de Ségolène Royal, qui prône – à travers «l’ordre juste» et l’attachement aux symboles patriotiques – un véritable virage conservateur au sein du Parti socialiste (PS), n’a pas tardé à riposter. Elle a fustigé l'«échec de la droite sur le thème de la sécurité», en dénonçant «l’instrumentalisation politicienne de ce nouveau drame», symptôme aux yeux du PS d’un «climat sarkozien fait de tensions, d’exactions, de violence verbale et de stigmatisations».

Les «petits» prennent le train en marche

Chacun à sa manière s’engouffre alors dans la brèche : à l’instar de Jean-Marie Le Pen, à qui ce type de débordements profite traditionnellement, Philippe de Villiers, le candidat du Mouvement pour la France (MPF) – une formation d’extrême droite créditée par les sondages d’à peine 2 % d’intentions de votes – analyse l’affaire comme le résultat «d’une immigration incontrôlée» et agite le spectre de «bandes ethniques qui marquent leur territoire le portable à la main».

À l’extrême opposé, mais dans un style tout aussi démagogique, «l’alter mondialiste» José Bové et le «communiste révolutionnaire» Olivier Besancenot promettent au contraire la régularisation massive des immigrés clandestins et la gratuité des transports publics dans un pays qui figure dans ce domaine parmi les plus chers de la planète.

Un virage dans la campagne?

François Bayrou lui a tenté un coup. Évitant le sujet, le candidat centriste, qui se présente volontiers comme «l’épouvantail des vieux partis» et se propose de rompre avec le traditionnel clivage politique «gauche-droite», est sans doute le seul à avoir parié sur l’apaisement : Raté. La coqueluche des sondages de ces dernières semaines a perdu trois points d’opinion favorable cette semaine…

Cette coïncidence n’est pas anecdotique. Pour l’essayiste Jean-François Kahn, elle illustre au contraire «les crispations actuelles des Français» qu’il décrit comme étant : «collectivement conservateurs, mais individuellement habités par le désir de secouer le cocotier». Et surtout exaspérés après des années de «langue de bois».

En 1995, la droite l’avait emporté sur le thème de la «fracture sociale». Récidiviste notoire, Jacques Chirac triomphait en 2002 sur celui de la «fracture sécuritaire». Sur ces plaies béantes, se pose aujourd’hui le sel de multiples fantasmes et frustrations identitaires. Les convulsions populaires qui secouent la France à intervalles réguliers depuis plusieurs années démontrent que cette fois les slogans ne suffiront pas.