Jeanne et jolie

Écrit par Mélanie Thibault, La Grande Époque - Montréal
14.06.2007

 

Théâtre

La quatrième pièce de théâtre de Julie-Anne Ranger-Beauregard s’inscrit sur plusieurs niveaux de langage avec une fluidité impressionnante. Une histoire sans prétention et d’un humour frais où la psychanalyse côtoie la tirade amoureuse dans une réalité bien reconnaissable vécue par la jeune et jolie Jeanne. Une recherche sensible qui aborde avec intelligence l’altération du réel pour prendre une part active au monde. Pas un moment d’ennui.

Il est de première instance de souligner le travail réussi après avoir assisté à la pièce Les lapins de Jeanne au Théâtre de l’Esquisse. Il s’agirait, dans un premier temps, de l’abord concret du monde quotidien d’une serveuse montréalaise de 23 ans: Jeanne; Jeanne avec le monde extérieur. Dans un second temps, nous retrouvons cette même petite créature dans le bureau fleuri de sa psychanalyste, décrivant de l’intérieur, ces scènes de vie où elle ne se retrouve plus. Une troisième trame narrative se manifeste par une relation amicale et honnête entre Jeanne et Marie, copines de longue date. La dernière manifestation langagière se découvre, finalement, dans le fantasme exercé en Jeanne, rendant au discours toute sa créativité.

Une fragmentation se fait et crée un rythme bien ficelé, ponctué d’une trame musicale de bonne qualité.

Le risque semble d’autant plus grand, puisque plusieurs schémas du discours doivent se conjuguer entre eux. La concordance est rigoureuse, et l’aspect comique, insufflé par le jeu des comédiens, tend à rendre compte aisément de ces situations multiples. Une belle fragilité contribue à donner une profondeur qui s’équilibre parfaitement pour le spectacle, en apportant au propos toute sa dimension.

À la recherche de sens, de beauté et de créativité, Jeanne est en pleine prise de position par rapport à sa propre vie. Elle a recours à des inventions qui la font émerger de la morosité. Cette nécessité, Jeanne aimerait la voir se réaliser sous une forme quelconque d’œuvre créatrice. Ce qui est fantastique, c’est d’être témoin de cette pulsation artistique émise par la spontanéité de la parole. Le véritable choix de Jeanne ne serait donc pas la peinture, la poterie ou l’écriture, mais le fait d’être devant nous une œuvre d’art vivante, aimante, battante. Elle n’est pas parfaite, et c'est dans ses défauts que le personnage devient attachant. Évelyne Fournier l’interprète d’ailleurs en véritable reine fantaisiste, et du désordre symptomatique de Jeanne émane la beauté fragmentée.

Il est à mentionner que l’actrice est très bien assistée par des personnages fins, nuancés et colorés. Guillaume Sauriol-Lacoste interprète deux rôles complètement différents: Nelson, le vendeur hyperactif, et Antoine, le bel intellectuel; Geneviève Beauchemin joue Marie, calme et juste, en digne amie perfectionniste; et Flavie Léger-Roy, en psychanalyste prenant parti, humaine et douée musicalement, y va de ses quelques mélodies d’accompagnement entraînantes et bien dosées. Bref, le casting est judicieux, ce qui parfois n’abonde pas dans le cadre des jeunes productions.

Le décor sobre et bien choisi possède plusieurs fonctions qui utilisent le petit théâtre de l’Esquisse dans la pleine capacité de son espace. Il est cependant dommage que les sièges des spectateurs n’aient pu être disposés en gradins afin de pouvoir mieux exploiter les jeux de hauteurs, créés par le bar, dévoilant un espace sous son comptoir. Il en va de même pour les costumes qui gagneraient à être plus ajustés au style des personnages interprétés.

Il n’en demeure pas moins que cette pièce est d’un grand intérêt. Que ceux qui ne rêvent plus, qui se perdent et qui cherchent en quoi ils sont utiles au monde; que ceux-là assistent à l’éclosion imaginative d’une jeune Jeanne.

Les lapins de Jeanne. Écriture et mise en scène de Julie-Anne Ranger-Beauregard.

Avec Évelyne Fournier, Geneviève Beauchemin, Flavie Léger-Roy et Guillaume Sauriol-Lacoste. Dernier soir, le 12 juin.  Au Théâtre de L’Esquisse inc, 1650, Marie-Anne Est

Entrée: 15 $. Rens. : 514 679-9805 ou theatre-qui-vive@hotmail.com.