Comment l’Afghanistan devrait-il combattre l’instabilité croissante?

Écrit par Shakila Khalje, collaboration spéciale
06.09.2007

  • Une des otages sud-coréennes est assistée par du personnel de la Croix-Rouge après sa libération (Stringer: SHAH MARAI / 2007 AFP)

Négocier ou ne pas négocier? Là est la question.

WASHINGTON, D.C. – D’après la situation politique actuelle en Afghanistan, des observateurs croient que si les actions nécessaires ne sont pas prises pour accélérer le processus de reconstruction de l’économie et de la société afghanes, le pays sombrera davantage dans le chaos et l’instabilité.

La récente «jirga de paix» (assemblée) tenue à Kaboul entre les chefs tribaux afghans et pakistanais, et autres responsables gouvernementaux a apporté un brin d’espoir pour contrer l’augmentation des activités terroristes.

La «jirga de paix» focalisait sur les activités croissantes des insurgés, certains éléments d’Al-Qaïda à la frontière entre les deux pays et des moyens à trouver pour les combattre. Toutefois, il est difficile de rester indifférent à cette question : comment l’Afghanistan peut-il réussir à combattre le terrorisme s'il existe une détérioration de la sécurité, une force de police sous-équipée et sous-payée, des attentats-suicides, une crise générée par la prolifération de la production  de narcotiques, sans oublier la reconstruction qui avance lentement?

Voici certains des principaux obstacles et défis auxquels font face le gouvernement du président Hamid Karzai, les troupes américaines, la communauté internationale, les troupes de l’OTAN et le peuple afghan.

Ces défis sur le terrain indiquent que les politiques actuelles de guerre au terrorisme ne sont pas suffisantes. Alors une question se pose : qu’est-ce que la communauté internationale doit faire de plus, en particulier les États-Unis qui ont un rôle de premier plan, pour empêcher une dégradation de la sécurité en Afghanistan avant qu’il ne soit trop tard?

Il y a, de toute évidence, très peu d’espoir de régler les problèmes en utilisant la diplomatie avec les talibans et les insurgés, selon Bruce Riedel, analyste senior au Brookings Institution, un centre d’analyse des politiques situé à Washington, D.C. Toutefois, si les États-Unis envoient les forces nécessaires à côté de celles de l’OTAN, il n’est pas trop tard pour gagner la guerre, «mais il ne nous reste plus beaucoup de temps», a-t-il commenté dans une entrevue le 23 août dernier.

Shakila Khalje (SK) : Avons-nous besoin d’une nouvelle stratégie pour assurer la stabilité en Afghanistan et dans la région, y compris négocier ouvertement avec les talibans?

Bruce Riedel (BR) : D’après moi, ce dont nous avons besoin en Afghanistan, c’est une implication de ressources qui concorde avec le travail à faire. Les États-Unis n’ont pas, depuis le début, fait assez de recherches sur la guerre contre les talibans et Al-Qaïda en Afghanistan.

Le déploiement de trop peu de troupes et de trop peu de ressources sont les parties vulnérables dans l'approche adoptée par l'administration Bush depuis près de six ans. Adopter la stratégie de s’appuyer sur un petit nombre de troupes dans les équipes provinciales de reconstruction à travers le pays est comparable à un diachylon collé sur une plaie ouverte sur le thorax. Nous n’avons simplement pas envoyé la force adéquate pour faire le travail.

Nous avons aggravé la situation en essayant de reconstruire un pays dévasté par 25 ans de guerre, d’invasion et de terreur avec de petits moyens. Au lieu des efforts massifs déployés pour la reconstruction économique ressemblant au plan Marshall des années 40, les Afghans ont reçu moins d’aide économique par habitant que les Haïtiens ou les Bosniaques. En conséquence, il y a eu une augmentation du commerce de l’opium et de la culture fondée sur la drogue qui corrompt le gouvernement et la société afghans.

Nous avons entendu les promesses tardives du président Bush d’augmenter l’aide destinée à l’Afghanistan, mais la grande partie de l’argent sert à combler les besoins militaires et sécuritaires et non pas à la reconstruction économique et au développement. L’armée afghane a un besoin criant d’armes modernes et de véhicules, mais l’économie afghane a besoin d’encore plus. Les États-Unis, l’Union européenne, le Japon, l’Inde, la Russie et les États arabes du Golfe devraient travailler pour développer un plan d’aide économique de plusieurs milliards de dollars étalé sur plusieurs années, le tout sous la direction des Nations Unies.

Le gouvernement du président Karzai essaie depuis des années de discuter avec la soi-disant faction de modérés au sein des talibans, mais les résultats sont trop minimes. Le service de renseignements allemand (BND) aurait aussi agi dans ce sens, mais les talibans ne voulaient pas rompre leurs liens avec Al-Qaïda.

Je  doute fortement qu’il y ait un groupe substantiel de talibans «modérés». Le mouvement demeure sous la direction du mollah Omar, qui se prend pour le Commandant des fidèles, un ennemi extrême de Karzai, de l’Occident et des États-Unis. Le mollah Omar n’est pas intéressé par les discussions et, selon ses calculs, le temps est du côté des talibans. Il croit que l’Amérique et ses alliés de l’OTAN vont perdre la volonté de combattre, tout comme l’Union soviétique l’a fait et est retournée  au bercail. Le mollah Omar n'a pas l'intention de briser ses liens avec Al-Qaïda et Oussama Ben Laden. Le mollah Omar ne va pas abandonner son ambition de recréer les Émirats islamiques d’Afghanistan qui offraient refuge à Al-Qaïda et réprimaient leur propre peuple.

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SK : Quel est le rôle du Pakistan?

BR : Le Pakistan a été l’incubateur de la renaissance des talibans ces dernières années, tout comme il a été l’incubateur de leur création dans les années 90. Malgré que le gouvernement pakistanais ait retiré temporairement son appui en 2001, il a  constamment fermé les yeux quand les talibans utilisaient le territoire pakistanais pour recruter, entraîner et financer leur renaissance. Le mollah Omar, par exemple, s'est caché pendant longtemps au Pakistan depuis 2002.

Les combattants talibans, aidés par Al-Qaïda, se fient sur leur refuge au Pakistan pour échapper aux offensives de l’OTAN dans le sud et l’est [de l’Afghanistan]. Des groupes commandités par le Pakistan et opérant au Cachemire ont aussi fourni du soutien et de l’aide aux talibans et à Al-Qaïda en raison de liens qui remontent à la fin des années 90 et des opérations terroristes conjointes comme le détournement d’un avion de ligne indienne en 1999. Les efforts pour développer l'échange des renseignements entre le Pakistan et l’Afghanistan, sous la direction des États-Unis, pour contrer les talibans et Al-Qaïda, n’ont pas encore porté fruit.

SK : Est-ce que la diplomatie peut fonctionner avec les talibans?

BR : Avant le 11 septembre, j’étais membre d’une équipe diplomatique américaine qui s’occupait des talibans, en tant qu’assistant spécial du président Clinton pour le Proche-Orient et l’Asie du Sud à la Maison Blanche. Nous avons demandé maintes fois, de 1997 à 2001, au mollah Omar et à ses collègues de rendre Ben Laden pour qu’il soit traduit en justice. J’ai voyagé à Kaboul en 1998 pour rencontrer directement les dirigeants talibans, incluant les soi-disant membres modérés. Nous avons exhorté le Pakistan pour qu’il fasse pression sur les talibans afin qu’ils rendent Ben Laden. Nous  sommes allés au Conseil de sécurité des Nations Unies et nous avons pu obtenir des résolutions unanimes exhortant les talibans à cesser d’appuyer le terrorisme et Al-Qaïda. Malgré une diplomatie omniprésente, tant bilatérale que multilatérale, les talibans ont rejeté toute ouverture.

Je n'ai aucune raison de croire, aujourd’hui, que le résultat serait différent si l’OTAN, ou un pays de l’OTAN, s’engageait dans des discussions avec des représentants des talibans. Au contraire, cela saperait la légitimité du gouvernement Karzai, cela encouragerait davantage la tolérance des talibans en sol pakistanais et affaiblirait l’unité de l’Alliance. Et il n’y aura aucun succès tant que le mollah Omar sera à la tête des talibans.

SK : Qu'adviendra-t-il de l’Afghanistan, dans cinq ans, si nous conservons l'approche actuelle?

BR : Aujourd’hui, des milliers de braves soldats de l’OTAN essaient d’aider le peuple afghan. À Kandahar, des soldats canadiens du fameux 22e Régiment (les «van doos») sont sur la ligne de front de la guerre contre le terrorisme et Al-Qaïda dans sa ville natale. Des troupes britanniques combattent à côté dans la province de Helmand, et les forces hollandaises dans la province de Oruzgan, le lieu de naissance du mollah Omar. Les troupes américaines se battent dans l’Est. Ils méritent tous entièrement notre appui et l’appui d’un président qui focalise sur le champ de bataille principal dans la guerre contre Al-Qaïda : l’Afghanistan.

Si nous continuons de sous-financer cette bataille en essayant de gagner par de petits moyens, nous nous retrouverons avec un Afghanistan qui sombre dans l’instabilité et le chaos. L’histoire nous rappelle ce que cela peut produire. Nous ne devrions pas répéter les mêmes erreurs.

Si nous envoyons la force militaire adéquate avec nos alliés de l’OTAN et prenons l’engagement majeur de reconstruire l’économie et la société afghanes, nous pouvons encore gagner cette guerre. Il n’est pas trop tard, mais il ne reste pas beaucoup de temps.

Bruce Riedel est analyste senior au Saban Center, Brookings Institution, un centre d’analyse des politiques, basé à Washington, D.C. Il est un analyste de l’histoire et de la politique du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud et il a une grande expérience en diplomatie régionale, en gestion de conflit, en antiterrorisme et en sécurité énergétique. Il a pris sa retraite en 2006 après 30 ans de service à la CIA incluant des affectations au Moyen-Orient et en Europe. Il a été un conseiller principal sur la région auprès des trois derniers présidents américains au sein du Conseil de sécurité nationale à la Maison Blanche. Il a aussi été sous-secrétaire adjoint de la Défense pour le Proche-Orient et l’Asie du Sud au Pentagone et conseiller senior pour l’OTAN à Bruxelles.

Shakila Khalje est un journaliste afghano-américain basé à Washington, D.C.