L’Inde entre politique et religion

Écrit par Aurélien Girard, La Grande Époque - Paris
11.01.2008

  • Un activiste du parti nationalise hindou(Staff: RAVEENDRAN / 2007 AFP)

 

Le passage entre Sud-Est de l’Inde et Sri-Lanka est impraticable pour l’essentiel de la marine marchande, sa profondeur variant de 1 à 10 mètres, ce qui force les navires croisant au Sud de l’Inde à contourner le Sri-Lanka par l’Est pour rejoindre la côte orientale indienne. Le projet de création d’un canal pour leur éviter ce détour et dynamiser l’économie dans le Golfe du Bengale mûrit depuis un siècle et demi… et déchaîne toujours les passions.

La cour Suprême Indienne va donc devoir se prononcer sur le projet controversé du canal Sethusamudram, entre la partie Sud de la Péninsule Indienne et le Sri-Lanka, dont elle a bloqué la construction le 31 août 2007 suite à la mobilisation des environnementalistes et de la communauté hindoue dont c’est l’un des sites les plus sacrés.

UNE LONGUE HISTOIRE

Dès 1860, en pleine période coloniale, un géographe anglais, le major James Rennell, avait proposé la création d’un tel canal pour permettre de lier le golfe de Mannar – au Sud – et le détroit Palk – au Nord. Le projet, sporadiquement mentionné, n’a pas été de réelle actualité jusqu’à ce qu’un nouveau tracé soit proposé en 1961 et relance le débat. Le tracé actuellement débattu est le cinquième depuis 1961, et sans aucun doute le plus controversé puisque sur les 83 km de son trajet il prévoit de passer en mer plutôt que de faire son tracé sur les côtes indiennes ; il couperait alors en plein le Ram Sethu, mythique passage entre Inde et Sri-Lanka construit selon les hindous par le dieu Rama en personne.

OPPOSITION RELIGIEUSE

La légende du Ramayana est, pour les hindous, une réalité historique qui aurait pris place à l’époque Tredha Yoga, il y a 1,7 million d’années. Rama, incarnation de l’être suprême, aurait alors construit le Rama Sethu, ou pont d’Adam. Plus consensuellement, les vestiges archéologiques et littéraires pointent pour une histoire de 4.000 ans, qui fait revenir à l’époque où un prince Rama « historique » mais néanmoins quand même 7e avatar terrestre du dieu Vishnou, aurait réalisé cet ouvrage pour aller sauver sa femme Sîta, enlevée par le roi démon Râvana.

Un débat houleux oppose en Inde les partisans de l’hypothèse d’une création naturelle de la barrière, à ceux qui défendent l’idée d’une création humaine d’intérêt à la fois archéologique et religieux. La première thèse est soutenue par des chercheurs de l’université Bharathidasan, qui ont tenté d’expliquer la formation de ce pont par des amas sédimentaires liés à des rencontres de courants marins. La seconde l’est par à peu près tous les hindous, et scientifiquement par le Dr Badrinarayanan, ancien directeur de l’institut géologique indien, pour qui « une telle création est impossible de façon naturelle. »

OPPOSITION POLITIQUE

En lien direct avec cette lutte pour la préservation du patrimoine culturel et religieux indien, le principal parti d’opposition, le BJP (Bharatiya Janata Party parti du peuple indien) a saisi la Cour Suprême indienne le 31 août pour demander l’arrêt des travaux commencés en 2005, et a obtenu un moratoire jusqu’en janvier.

Les choses ont commencé à s’enflammer avec le dépôt devant la Cour Suprême, par l’ASI (Archaeological Survey of India, institut d’archéologie national, dépendant du ministre de la Culture) d’un affidavit remettant en cause l’origine du Ram Sethu : « Les pétitionaires, tout en cherchant le consensus, se sont basés sur le contenu du Valmiki Ramayana, du Ramcharitmanas et d’autres textes de la mythologie, qui sont une part importante de l’ancienne culture indienne, mais ne peuvent être considérés comme des preuves historiques de l’existence des personnages ou de la survenue des événements qu’ils décrivent ».

Cet affidavit a provoqué la colère des leaders des partis nationalistes hindous BJP et VHP (Vishwa Hindu Parishad) qui ont lancé des manifestations massives. Sonia Gandhi, leader de la coalition politique UPA (United Progressive Alliance) a, le 15 septembre 2007, « fortement invité » Manmohan Singh — à qui elle a cédé sa place de Premier ministre en 2004 — à rectifier le contenu dudit affidavit.

Sitôt dit, sitôt fait, et l’ASI a promptement été invité à revoir sa copie et à présenter des excuses afin de désamorcer la crise. Deux responsables de l’ASI ont de plus été licenciés, ce qui n’empêche pas le site officiel têtu du projet du canal d’afficher encore aujourd’hui en page d’accueil et en en-tête  « Que la science soit victorieuse ».

Le 1er décembre, le VHP a demandé que le Ram Sethu soit classé comme patrimoine national et le 30 du même mois, ses sympathisants ont à nouveau massivement défilé à Delhi, avec ceux du BJP, pour prévenir le gouvernement que le peuple ne « tolérerait pas de dommage au Ram Sethu, construit pour la victoire du Seigneur [Rama] sur le roi démon Ravana ».

Sudarshan, un des leaders du mouvement, indiquait au Times of India : « Non seulement les hindous, mais les musulmans et les chrétiens s’opposent aussi à ce projet ». Les dirigeants du VHP n’ont pas voilé leurs menaces, Ashok Singhal et Pravin Togadia rappelant qu’il avaient « détruit la structure de Babur en moins de quatre heures », une référence évidente à la mosquée Babri, détruite par 150.000 activistes hindous en 1992, malgré la protection par les forces gouvernementales.

 

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L’ARGUMENTATION ÉCONOMIQUE ET ENVIRONNEMENTALE AU SECOND PLAN

Toute cette émotion n’a pas laissé grande place aux discussions sur les bénéfices réels attendus de ce canal – eux-mêmes fort controversés – et sur le possible désastre écologique dans cette zone abritant cétacés, dugongs et plus de cent espèces de coraux différents.

Économiquement d’abord,  des responsables maritimes ont douté du gain de temps que réaliseraient les bateaux en empruntant le futur canal de 45 milles marins, soit 83 km. Il pourrait s’agir de 30 heures comme d’à peine 8, en fonction des analyses. Le prix de passage, qui devra amortir les 650 millions de dollars dépensés pour la construction du canal pourrait de plus faire pencher la balance dans le sens contraire à celui attendu par le gouvernement indien.

Plus important, les limites de tonnage annoncé – 30.000, pour un canal large de 300 m et profond de 12 – excluront de fait tous les gros navires alors que la tendance dans la marine marchande est d’utiliser des navires de plus de 60.000 tonnes (et plus de 150.000 pour les supertankers) pour réduire les coûts opérationnels.

Sous l’angle écologique maintenant, de nombreux défenseurs de l’environnement s’inquiètent aussi des conséquences de ce projet. À leur tête, le Dr Subramaniam Swamy, professeur à Harvard, activiste hindou et ancien ministre. Les principaux risques anticipés par les scientifiques et les défenseurs de l’environnement sont la pollution aux hydrocarbures, le changement des mélanges eau froide/eau chaude qui pourrait provoquer une recrudescence d’ouragans, la destruction des coraux du fait du déplacement de dizaines de milliers de tonnes de sédiments dans cette région qui est le plus grand réservoir de biodiversité marine d’Inde.

Mais la défense de la biodiversité, aussi importante qu’elle soit, ne sera à l’évidence pas l’argument le plus fort contre le canal, comparée au risque de colère de 800 millions d’hindous, dans ce pays où les violences interconfessionnelles persistent et sont, comme partout, aveugles. La Cour Suprême pourrait bien tenir entre ses mains bien plus que la décision de reprendre ou interrompre un chantier de construction.