Argentine: ce soja qui sème la zizanie

Écrit par Nicolas Harguindey, Collaboration spéciale
29.10.2008
  • Hugo Biolcati (gauche), Eduardo Buzzi (centre) et Alfredo De Angeli,(Staff: DANIEL GARCIA / 2008 AFP)

Un secteur entier de la société qui se rebelle contre le gouvernement, une atmosphère bouillonnante et une économie atrophiée entraînant une crise institutionnelle. En Argentine, le calme relatif des dernières années dans un pays plus accoutumé aux périodes de crise que de stabilité a soudainement été interrompu pour plonger dans une nouvelle spirale de tension sociopolitique. De mai à juillet, ce furent plus de 100 jours où le pays fut assiégé par une «guerre froide» entre le gouvernement de Cristina Kirchner et le puissant secteur rural.

D’après Carlos Gabetta, publié dans le Monde Diplomatique, la malignité ne peut plus être attribuée à la chose externe, comme postule une certaine lecture de la crise de 2001 : l’Argentine s’est retrouvée face à elle-même.

Depuis l’ascension de Nestor Kirchner en 2003, le pays suit une politique économique qui prend ses distances de l’économie financière mondiale. Cette stratégie vise à éviter des chocs externes comme le traumatisme vécu suite à l’expérience néolibérale qui ruina la nation.

Force est de constater que malgré une montagne de problèmes enchevêtrés, la politique kirchneriste a permis de minimiser l’impact de la crise financière mondiale qui affecte – jusqu’à maintenant – relativement peu un pays qui, dix ans auparavant, vivait à fleur de peau les aléas des marchés.

Le modèle socioéconomique dit de «réindustrialisation» provoque toutefois des tensions nationales avec les secteurs exportateurs, tenants traditionnels du libre-échange. Voilà déjà quelques mois que l’entreprise d’augmenter les rétentions aux exportations a semé la discorde et mis en état de guerre le secteur agraire qui a vu s’allier pour la première fois de l’histoire les quatre entités rurales adversaires pour composer El campo. L’objectif : faire front commun contre la politique du gouvernement péroniste de Cristina Kirchner et revendiquer une politique agroalimentaire capable d’articuler les nouveaux besoins économiques de l’agroalimentaire.

En mars dernier, le parti au pouvoir a décidé – outrepassant le Congrès – de procéder à une augmentation des rétentions aux exportations agroalimentaires de 27 % à 35 % dans le but officiel de redistribuer les profits de la «rente extraordinaire» découlant de la production de soja.

Ce mécanisme serait au profit d’autres secteurs moins compétitifs de la production qui se voyaient asphyxiés dans la foulée de la fièvre du soja qui séduit l’Argentine de l’après-crise pour sa forte rentabilité. Tandis que les Kirchner et leurs acolytes diabolisent la production de soja comme un héritage venimeux de la refonte économique néolibérale, ils proposent de diversifier l’économie pour favoriser la ré-industrialisation.

Le système de rétentions vise aussi à diviser les prix du marché interne de ceux du marché international, alors que le secteur agraire gagne à synchroniser les prix locaux à ceux mondiaux.

La résolution 125 consistait à élaborer des rétentions à caractère «mobile» : on parle de 35 % des profits retenus lorsque le soja serait à 400 $ la tonne, pourcentage qui irait en augmentant en corrélation avec d’éventuelles hausses des prix, explique l’économiste Julio Sevares. En fait, l’État n’allait pas leur soutirer une part plus grande des gains que l’année antérieure, mais bien la portion des profits supplémentaires attribuable à l’augmentation des prix.

Le durcissement des rétentions par la résolution 125 a toutefois été le détonateur du soulèvement ruraliste soutenu par une partie importante de la population. Entre autres moyens de pression, El campo a pris l’initiative draconienne de barrer les routes dans le but d’embourber l’acheminement de la production vers Buenos Aires. Les problèmes n’ont pas tardé à se manifester et le gonflement des prix dans les commerces a forcé la démission du jeune ministre de l’Économie, Martin Lousteau, artisan de la polémique résolution targuée de «confiscatoire». Cela a notamment culminé dans deux manifestations monstres pro-campo et pro-gobierno tenues simultanément le 15 juillet 2008, scindant la capitale dans une espèce de River-Boca1 à grande échelle.

Dans ce bras de fer où négocier ne semblait pas être une option, les passions s’enflammaient et la société se polarisait rappelant le scénario actuel en Bolivie, sans l’ampleur de sa violence, bien sûr. Néanmoins, venait de s’entamer une discussion conjoncturelle relative à deux modèles de pays distincts. Celle-ci tirait ses sources de la question de l’imposition, certes, mais réveillait dans son sillage les puissantes forces de la protomémoire historique de l’imaginaire national. Malgré le rejet dramatique de la mesure finalement envoyée au Congrès, il n’en demeure pas moins que le conflit perdure, témoignant d’un problème qui excède la résolution.

L’épicentre du conflit : le soja

Ces dernières années, le boum de consommation des puissances asiatiques a accentué la tendance des prix des matières premières à monter en flèche. En ce qui concerne le soja, il valait, dans les années 1990, entre 200 $ et 300 $ la tonne. Si à 200 $ la tonne, les choses allaient plutôt mal pour les producteurs argentins; à 300 $ la tonne, on commençait à parler d’affaires en or.

Au moment d’interviewer, en août dernier, l’économiste Jorge Schvarzer, le soja était à 550 $ la tonne. Selon Schvarzer, l’agroalimentaire ambitionne de voir le pays redevenir un leader dans la production agricole, le «grenier du monde» comme on le surnommait jadis.

L’imaginaire national argentin, tel l’analyse le sociologue Victor Armony, se voit imprégné par l’époque où le pays jouait un rôle vital dans la production agraire mondiale, dans la première moitié du siècle dernier. Sous l’influence du puissant secteur agroalimentaire, la tendance dominante dans les médias locaux est de se référer à l’exportation du soja comme d’une «grande opportunité». Effectivement, reconnaît Schvarzer, les prix actuels des matières premières sont uniques dans l’histoire, «mais cela peut durer un an, cinq ans, ou s’arrêter net demain matin».

Pour éviter la tendance à la monoculture que favorise la situation internationale, le gouvernement articule des mesures interventionnistes par l’entremise du très controversé ministre du Commerce interne, Guillermo Moreno.

Certains, comme l’analyste Fernando Iglesias, rejettent totalement le modèle «Ali Baba» du gouvernement Kirchner qui soutirerait les gains de secteurs compétitifs pour les transférer à d’autres non compétitifs dominés par des lobbys bureaucratiques corrompus et résistant à investir dans l’innovation technologique2. Selon cette lecture, le modèle obsolète de politique subsidiaire d’inspiration péroniste détonne avec la dynamique contemporaine où prévaut la révolution technologique.

Le caudillismo au féminin de la présidente au tempérament colérique a certes contribué à discréditer fortement la légitimité des rétentions mobiles et à fomenter la sympathie de l’opinion publique pour les revendications d’El campo. D’aucuns croient que s’il y a un secteur rétrograde, c’est bien El campo, voulant mettre l’économie nationale au diapason des intérêts financiers étrangers.

La montée du soja et la facilitation de sa production massive suite à la dévaluation du peso a engendré la montée de tous les prix agricoles et a collaboré à fomenter l’inflation. Si d’autres facteurs contribuent à générer de l’inflation, y compris la propre manipulation du gouvernement de l’entité mesurant le taux d’inflation, l’INDEC, l’influence inflationniste du soja est centrale.

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Alors même que les travailleurs et les pauvres encaissent une inflation qui se stabiliserait aux alentours de 20 %, l’opinion publique n’associe pas automatiquement la surproduction de soja au phénomène. Néanmoins, le secteur rural revendique l’élaboration d’une politique favorisant pleinement le libre marché et l’accès sans contraintes des marchés mondiaux à la production agraire nationale.

Quel modèle pour l’Argentine?

En Argentine, s’accordent Sevares et Schvarzer, il s’agira de pouvoir fortifier la production agraire en conjugaison avec une production industrielle saine. Des pays, comme la Nouvelle-Zélande, ont démontré que le secteur agroindustriel pouvait impulser le processus d'innovation technologique. Après tout, les États-Unis, remarque Schvarzer, sont le plus grand producteur agricole au monde, mais ne sont pas targués de pays agraire rétrograde.

Quant aux objectifs du secteur agraire argentin, Schvarzer est catégorique : selon lui, El campo désire un pays à composantes exclusivement agraires avec une industrie assujettie à celles-ci. Au-delà de la question du modèle, un nerf a été touché dans un contexte où sont ressurgies des vieilles passions; il sera désormais difficile de retourner les squelettes dans le placard.

Le conflit est imprégné du passé, car le secteur rural demeure toujours associé à la droite politique, aux grands capitaux, aux monopoles internationaux et à un développement conditionné par une dynamique endogène.

Le gouvernement péroniste de Cristina Kirchner a d’ailleurs, très présents en tête, les nombreux coups d’État orchestrés par l’oligarchie rurale, collaborant à plusieurs dictatures, notamment celle qui délogea Juan Peron lui-même. C’est désormais tout le modèle de gouvernement qui est en crise notamment à cause des interventions arrogantes et autoritaires du pouvoir officiel.

Les plus puissantes sphères du secteur rural ont réussi, non sans démagogie, à projeter une image de victime en ayant l’appui singulier des petits producteurs. Dans un contexte d’immenses rancunes que le poids de l’histoire rend difficile à ignorer, il s’agira de ne pas oublier qu’une majorité de la population se trouve prise en otage. Plus grave encore, les médias de masse alimentent une culture de la confrontation incitant les citoyens à appuyer un camp ou l’autre, évacuant ainsi la possibilité d’une alternative au profit de tous les Argentins.

1. Le célèbre derby entre les deux plus grands clubs de football argentins, le River Plate et le Boca Juniors.

2. Iglesias, A Fernando, Qué es hoy el industrialismo, Noticias, N°1647, 19 juillet 2008.