Les deux tigresses du Bangladesh

Écrit par Aurélien Girard, La Grande Époque - Paris
12.11.2008
  • Deux groupes opposés de la Ligue Awami se sont affrontés à Dacca le 6 novembre dernier.(Stringer: FARJANA KHAN GODHULY / 2008 AFP)

 Élections parlementaires à risque le 18 décembre

Après 22 mois d’état d’urgence imposé par l’armée, le Bangladesh se dirige enfin vers de nouvelles élections. Annoncées le 3 novembre, elles sont prévues – si les menaces de boycott s’éloignent – le 18 décembre. C’est une nouvelle étape de la lutte acharnée entre les deux plus importants leaders politiques bangladais, Mme Sheikh Hasina Wajed de la Ligue Awami et Mme Begum Khaleda Zia du BNP (Parti nationaliste du Bangladesh). Fait unique, les deux tigresses du Bangladesh ont obtenu, pour mener campagne, une permission spéciale de sortir de la prison, où toutes deux ont déjà passé près d’un an pour corruption. Il reste à espérer que la campagne ne se transformera pas, comme à la fin de 2006, en une lutte armée entre factions violemment opposées depuis plus de 30 ans.

L’engagement de l’armée et de la Commission électorale semble ferme, suite à la visite à la fin d’octobre du secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-Moon, à Dacca, la capitale bangladaise. Celui-ci a par ailleurs annoncé que les élections seraient surveillées par des inspecteurs de l’ONU.

«J’ai informé le gouvernement et les partis politiques que les Nations Unies enverront une petite équipe de personnes compétentes et reconnues dans les prochaines semaines pour vérifier la conduite des élections et me faire un rapport», a-t-il dit après avoir rencontré le président Iajuddin Ahmed, son conseiller principal Fakhruddin Ahmed et son conseiller pour les Affaires étrangères Iftekhar Ahmed, ainsi que des dirigeants du parti nationaliste du Bangladesh (BNP) et de la Ligue Awami. Il est dans le meilleur intérêt pour le monde et pour vous que le Bangladesh atteigne son plein potentiel de développement démocratique à travers des élections libres et crédibles.»

Les précédentes élections, qui étaient prévues pour le 22 janvier 2007, avaient été reportées sine die et l'état d'urgence avait été décrété le 11 janvier 2007. L'armée avait alors soutenu la constitution d’un gouvernement formé par Fakhruddin Ahmed et largement considéré comme technocratique et inefficace.

L’annonce de la Commission électorale, le 3 novembre dernier, a été suivie du retour en fanfare, le 6 novembre, de Sheikh Hasina Wajed, après cinq mois de traitement médical aux États-Unis pour des problèmes d’ouïe. La leader de la Ligue Awami, le parti à l’origine de l’indépendance du Bangladesh, se retrouve face à son ennemie de toujours, Khaleda Zia, tête de file du BNP. Les deux femmes se sont régulièrement succédé au pouvoir depuis 1991 et leur popularité est si haute que, malgré les charges légales qui pèsent contre elles, elles restent favorites des sondages. L’armée a donc échoué dans sa tentative de mettre fin à leur règne alterné en tentant de les exiler ou de les faire condamner pour qu’émerge une autre option politique.

Début de campagne agité

La Ligue Awami est actuellement la mieux placée pour remporter les élections parlementaires du 18 décembre, durant lesquelles 81 millions d’électeurs se rendront pour la première fois depuis 2001 devant les urnes pour choisir un gouvernement. Pour éviter les contestations qui se sont jusqu’ici traduites par des bains de sang, l’armée a mis en place des urnes transparentes et les votants sont inscrits sur une liste informatisée dont la Commission électorale a retiré pas moins de 12 millions d’inscrits factices.

Le BNP est, lui, divisé, et la plus grande difficulté pour Khaleda Zia est sans doute aujourd’hui d’organiser une campagne efficace alors que la plupart des cadres de son parti sont derrière les barreaux pour corruption. Le BNP renâclait donc encore au début de novembre à participer aux élections, menaçant de boycott en arguant que la Commission électorale devait être renouvelée avant que des élections équitables puissent avoir lieu.

«L’atmosphère» n’est, d’après Khaleda Zia, pas propice à des élections. «Le gouvernement n’a pas créé le niveau exigé pour que toutes les parties puissent s’exprimer dans une course électorale, et la Commission électorale semble favoriser l’accession au pouvoir de certains groupes», affirme la dirigeante, récemment libérée de prison et sous contrôle judiciaire. «Le BNP et ses alliés voudraient se joindre aux élections pour le bien du pays, pour assurer les droits fondamentaux du peuple, mais la scène n’est pas prête pour une élection équitable et crédible.»

Le chef de la Commission électorale, Shamsul Huda, cherche cependant à donner toutes les garanties : «Nous prendrons toutes les mesures nécessaires, y compris le déploiement de troupes, pour que les votants soient pleinement rassurés quant à leur sécurité sur le chemin et lorsqu’ils retourneront chez eux après le vote», déclare-t-il au quotidien britannique The Independent.

Sheikh Hasina Wajed refuse, elle, tout délai dans les élections. Également en liberté sous contrôle judiciaire, elle reste visée par des procès pour corruption et extorsion de fonds et a fait de son retour à Dacca, le 6 novembre, son premier évènement politique : le comité d’accueil de ses partisans s’est transformé en gigantesque manifestation dans la ville.

Le quotidien The Hindu rapporte que la Commission électorale a dû, à cette occasion, opérer son premier rappel à l’ordre. «Comme indiqué par la Commission électorale, vous devez cesser ce type d’activité afin de garantir que l’atmosphère reste paisible», indique le courrier officiel envoyé à la Ligue Awami. En cause, la réception de Sheikh Hasina accompagnée de distribution de tracts et blocage d’axes routiers alors que «le code de conduite des élections interdit aux partis et candidats de se mettre en campagne à plus de trois semaines de la date de l’élection.»

Et après?

L’armée, semble-t-il, s’est déjà résignée à l’élection de Sheikh Hasina comme premier ministre. D’après des experts mentionnés par The Economist, les deux candidates auraient déjà trouvé un accord pour, une fois au pouvoir, mettre fin aux poursuites les visant chacune, et ce, quels que soient les résultats des urnes. En sus de cette amabilité de ne pas faire jeter en prison la vaincue du scrutin, l’armée aurait, elle, conditionné son accord à la tenue d’élection à la légitimation par le futur gouvernement de l’état d’urgence – associé à l’immunité des militaires responsables de celui-ci.

Au-delà de ces accords peu affichables, le septième pays le plus peuplé au monde a aujourd’hui besoin d’accords politiques réels pour permettre au futur gouvernement de faire face à une inflation à deux points : aux changements climatiques (la montée du niveau de la mer pourrait faire perdre 50 % de sa surface au pays) et au raidissement des relations avec ses voisins. Le Bangladesh a, par exemple, dû déployer le 8 novembre des troupes et quatre navires de combat le long de sa frontière avec la Birmanie au Sud. Les tensions montent du fait de la découverte de gisements de gaz dans cette zone de propriété contestée, que la Birmanie tente de commencer à explorer.

De l’autre côté du pays, après les attentats du 30 octobre (60 morts dans douze explosions) dans l’État d’Assam, au nord-est de l’Inde, les autorités bangladaises se trouvent également mises face à la menace islamiste et à l’attente de leurs voisins. L’État d’Assam n’a pas hésité à affirmer que les terroristes avaient reçu un soutien actif par des groupes bangladais.

Pour mener à bien la difficile mission de sortir le Bangladesh de l’instabilité et de la pauvreté, la grande question va donc être la capacité des deux camps de passer au-delà de leur incapacité historique à négocier entre eux, qui a fait de la politique bangladaise depuis 1991 un long cycle de vengeances entre dynasties ennemies.