Le Mexique au temps de la narcoguerre

Écrit par Nicolas Harguindey, Collaboration spéciale
13.11.2008
  • Des trafiquants de drogue présumés du cartel Pacifico le 20 octobre 2008 à Mexico(Stringer: AFP / 2008 AFP)

Lorsqu’il accéda à la présidence mexicaine en 2006 suite à de polémiques élections, Felipe Calderón déclara aussitôt la guerre au crime organisé, une tâche aussi épineuse qu’herculéenne pour laquelle il dépêcha l’éventail entier des forces de sécurité. Or, jusqu’à présent, l’encombrant déploiement militaire peine à freiner l’évolution des cartels de la drogue qui, plus que jamais, s’enfoncent dans une véritable guerre de guérillas. L’opposition officielle et les organisations des droits de l’homme dénoncent la militarisation de la lutte et pointent du doigt Calderón pour avoir attisé la vague d’assassinats et de kidnappings.

Les experts pensent que la mobilisation du gouvernement Calderón aurait eu pour effet de reconfigurer la géopolitique des cartels mexicains expliquant la lutte que se livrent les narcobarons pour de nouvelles zones stratégiques. Exécutions, fusillades en plein jour, le Mexique semble parfois être le plateau d’un film d’horreur comme, en septembre dernier, lorsque des narcos attaquèrent à la grenade la population civile de la ville de Morelia laissant sur leur passage sept morts et 132 blessés.

D’après Émilio Alvarez Icaza, ombudsman du District Fédéral, le Mexique est tout simplement entré dans une étape de terrorisme sans précédent. Tous les jours, des dizaines de morts répartis aux quatre coins du pays sont attribués au narcotrafic, avec des exécutions massives comme en témoignent les douze décapités retrouvés au Yucatán.

Face au fiasco, Felipe Calderón a été forcé d’admettre aux côtés de George W. Bush l’impuissance du gouvernement face à la force de frappe des cartels et leur implacable pouvoir corrupteur qui, à coup de millions, gangrène les institutions nationales.

Lorsqu’on se penche sur l’entourage de Calderón et sur son propre copinage avec certains mafieux – un secret de polichinelle au Mexique – ces aveux semblent prendre la tournure d’un mea culpa. En effet, la légitimité du gouvernement Calderón pour lutter contre le crime organisé est hautement questionnée par plusieurs sources minant ainsi la crédibilité du programme. Néanmoins, tandis que les cartels drainent les bénéfices colossaux de leurs filières aux tentacules mondiaux, les autorités doivent faire avec un budget fédéral qui ne fait pas le poids.

En trame de fond, il y a cette tension propre à la mondialisation d’un État incapable de lutter avec ses moyens domestiques contre des forces globalisées, en l’occurrence celles du crime organisé.

C’est pourquoi, malgré ses nombreux détracteurs, Felipe Calderón a annoncé dernièrement l’augmentation, en 2009, du budget destiné à contrer les cartels. Par ailleurs, le Mexique attend toujours le programme d’aide signé par le gouvernement américain qui devrait investir 400 millions en logistique et équipements pour remédier au narcotrafic.

Sur le plan économique, les coûts engendrés par cette narcoguerre feraient perdre de un à deux points de croissance à une économie qui s’en contenterait bien, particulièrement dans le cadre de la crise financière mondiale. D’aucuns croient, renversant l’argument, que le crime organisé a une telle importance au niveau de l’économie nationale du Mexique qu’en lui mettant des bâtons dans les roues la croissance globale s’en verrait affectée.

Narcos : innovation dans la révolution

Les narcotrafiquants mexicains se spécialisent désormais dans les drogues synthétiques comme les méthamphétamines, dont la plus grande fraction de la production a comme destination les États-Unis, premier consommateur mondial d’après l’ONU.

En ce qui concerne la production, les cartels mexicains ne se limitent plus au seul territoire national et, pour des raisons stratégiques, ils s’intéressent à des pays comme le Brésil, l’Argentine et le Paraguay. Là-bas, l’éphédrine, composante de base des méthamphétamines, y est contrôlée, mais légalisée contrairement au Mexique où sa commercialisation est interdite. De plus, l’éphédrine qui sert à produire les médicaments contre le rhume coûte notamment en Argentine le quart, voire le cinquième, de ce qu’elle pourrait coûter au Mexique.

Par trafic interposé, les importations argentines du produit en provenance de la Chine et de l’Inde ont sextuplé. Spécifions, par ironie, qu’aucune épidémie de rhume n’a été signalée par les autorités locales... Par conséquent, la violence de la guerre des cartels mexicains s’exporte et de nombreux assassinats qui lui sont reliés préoccupent des pays comme l’Argentine qui n’ont jamais été un terrain de lutte important pour les grands cartels latino-américains.

 

Pour profiter des bas coûts de production, les cartels mexicains ont même commencé à installer des «cuisines» de fabrication d’ecstasy en Amérique du Sud, complexifiant par le fait même la filière productive. Outre les rackets traditionnels de la drogue, la prostitution et le jeu, le crime organisé est responsable de la paranoïa des enlèvements et des séquestrations qui se perpétuent au Mexique. Malgré les sommes dépensées et la logistique déployée, force est de constater que les narcotrafiquants semblent trouver constamment remède à leur poison.

Que dire de ces espiègles «narcotunnels» narguant le dispositif pharaonique du mur américain destiné à freiner l’immigration clandestine transitant par le Mexique? Devant la créativité des criminels, on s’imagine les plus féroces opposants au «mur de la honte» rire dans leur barbe de l’insuccès de la politique draconienne du gouvernement Bush.

Ce n’est pas que la drogue qui transite par ces tunnels; on y fait aussi passer des clandestins et venir des armes en provenance des États-Unis. Sans ces trafics supplémentaires, les tunnels ne pourraient point être rentabilisés alors que leurs constructions peuvent coûter de 1 à 5 millions de dollars.

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Chez le voisin du Nord, les cartels profitent de la sacralisation des armes à feu pour accéder facilement au marché, et en toute légalité, afin de renforcer leur puissance de frappe. Sous présentation d’un document de résidence, les narcos achètent des armes de haut calibre sans se faire assaillir de questions : un jeu d’enfant pour ces criminels à l’esprit si inventif. L’ampleur des bénéfices pour les compagnies d’armements américaines explique, selon certains, le peu d’empressement des États-Unis à s’immiscer de pied ferme dans le conflit. Entre-temps, les autorités mexicaines peinent à égaler la véritable artillerie que les narcos s’accaparent en blanchissant l’argent du crime organisé.

Captures, violence et corruption

Malgré tout, le gouvernement Calderón tente de mettre en valeur ses plus grosses prises, comme celle du 27 octobre dernier : Eduardo Arellano Félix, leader du cartel de Tijuana, qui s’ajoute à celle récente de Jesus Zambada Garcia, un des chefs du cartel de Sinaloa.

Alberto Sánchez Hinojosa, alias «Tony», leader du cartel del Golfo dans l’État de Tabasco, a été récemment capturé et inculpé pour vente de drogue, extorsion et séquestration d’impresarios. Il se fit notamment remarquer pour ses messages de menaces aux autorités locales et fédérales installés dans des espaces publicitaires publiques. Dans la dernière semaine d’octobre, d’immenses étoffes perchées sur des édifices exigeaient au président Felipe Calderón de cesser de protéger les cartels de rivaux tels ceux de Guzman, Zambada et de la famille de Michoacán.

Le puissant cartel del Golfo est présent dans plusieurs autres États, et les écriteaux ont pu être aperçus dans onze villes de quatre États différents. Les cartels mexicains sont maintenant passés maîtres dans l’art de faire passer des messages, et d’innombrables agents de l’ordre en ont payé le prix de leur vie. Fréquemment, c’est par assassinats interposés de policiers que le crime organisé marque son territoire, venge ses défaites et refroidit les ardeurs des plus décidés à leur nuire.

Les derniers messages de Hinojosa, gênants pour le gouvernement Calderón, donnent une idée de l’imbrication du pouvoir officiel avec le crime organisé malgré la dite lutte contre le narcotrafic. Récemment, des déclarations ont mis en doute de surcroît la compétence et la crédibilité des organes destinés à démanteler le crime organisé; Interpol et l’establishment américain ne sont pas en reste.

Selon un témoin hautement protégé à Washington, l’ambassade américaine à Mexico et le siège d’Interpol ont été profondément infiltrés par le redoutable cartel de Sinaloa des frères Beltrán Leyva. L’évolution des investigations de quinze agents de la DEA (Drug Enforcement Agency) a ainsi été suivie à la trace par les infiltrateurs pour en aviser les leaders du cartel de Sinaloa. Ce n’est pas tout : la SIEDO1, organisme supposé contrer la délinquance organisée, aurait aussi été pénétrée jusqu’à la moelle par le crime organisé, alors que les dirigeants ont reconnu dernièrement avoir reçu des pots-de-vin des narcos en échange d’informations confidentielles.

Le Mexique dans l’impasse

Au-delà de l’argent et de la corruption, le ras-le-bol d’une population qui défie la peur fait gronder le Mexique alors que l’inflation de terreur des narcos dilue un certain lustre romantique d’une «narcoculture» au machisme proéminent. On la reconnaît au culte des Hummers blindés, aux narcocorridos – musiques traditionnelles à l’effigie des mafieux – et encore et toujours au luxe des villas mégalomanes en passant par les tombes excentriques des narcos défunts.

Or, avec la déclaration de guerre officielle de l’État au narcotrafic, les trafiquants tentent de se faire moins tape-à-l’œil, tandis que la violence s’incrémente sous des formes toujours plus cruelles. L’assassinat de Fernando Marti, un adolescent innocent, généra une vague d’indignations qui culmina dans une manifestation contre l’insécurité rassemblant des milliers de citoyens mexicains. Certains analystes croient que l’escalade de violence, en conjugaison avec l’intervention militaire, surpasse la descente aux enfers de la Colombie des années 1980 à l’apogée du mythique narcotrafiquant Pablo Escobar.

Cette violence découle en partie du célèbre modus operandi d’El padrino – comme il aimait se faire appeler – qui pour arriver à ses fins proposait aux plus indécis plata o plomo, l’argent ou le plomb. Aux prises avec une corruption endémique, le Mexique nage entre les cadavres et devient tristement l’El Dorado des croque-morts avec des chiffres meurtriers qui donnent le vertige.

Cette année, on compte déjà près de 4000 morts dans le sillage de la guerre des cartels et de la militarisation du conflit. Dans cette spirale de violence, l’insécurité est devenue un enjeu crucial sur la scène politique mexicaine, forçant les politiciens à prendre position. Certains sont d’avis que les narcotrafiquants mexicains «doivent être emprisonnés ou mourir», comme sanctionnait le gourou américain de l’antidrogue, John P. Walters2, suite à l’attaque à la mi-octobre du consulat américain à Monterrey. D’autres, au contraire, clament la fin de la ligne de pensée répressive tant pour le narcotrafic que pour l’immigration clandestine, politiques qui se sont avérées désastreuses jusqu’à maintenant.

Felipe Calderón devra peut-être considérer le rejet de son impopulaire programme accusé de jeter de l’huile sur le feu à l’insécurité. Par-dessus le marché, le président a reçu des critiques incisives de politiciens étrangers de la trempe de Dominique de Villepin, mettant en doute l’autorité morale du gouvernement Calderón pour s’attaquer au fléau et discréditant l’intervention militaire dans le contexte mexicain.

Pour le moment, on dénonce périodiquement des violations des forces de l’ordre sur une population civile prise en étau avec les cartels et qui semble avoir de la difficulté à distinguer l’agresseur du protecteur. Du côté américain, il est à espérer que «l’effet Obama» collaborera à amener un certain calme dans la région et que le nouveau président – jadis travailleur communautaire – n’agitera pas la bannière du bellicisme comme son prédécesseur. Pour solutionner la problématique du trafic de drogue au Mexique, on devra faire mieux que le duo Bush-Calderón qui n’a réussi qu'à stimuler la guerre des cartels tout en contraignant beaucoup d’immigrants clandestins à mettre leur sort entre les mains des narcos.

1. Subprocuraduría de Investigación Especializada en Delincuencia Organizada.

2. Directeur de l’Office national pour le contrôle des drogues des États-Unis.