Les albatros, des modèles biologiques exceptionnels

Écrit par CNRS
31.12.2008

 

Grâce aux progrès de la microélectronique, de l'informatique et de la télédétection, les chercheurs du Centre d'études biologiques de Chizé (CEBC, CNRS) peuvent aujourd'hui étudier le comportement des prédateurs marins, comme les albatros, dans leur environnement. L'étude intégrée de l'écologie en mer et de la démographie de ces modèles biologiques emblématiques constitue un outil précieux pour la conservation des écosystèmes marins et pour la compréhension des changements environnementaux qui affectent aujourd'hui l'océan Austral.

Le vol plané dynamique

Comme tous les oiseaux marins, le grand albatros dépend uniquement des ressources marines. Pour la reproduction, il est contraint d'effectuer des allers-retours incessants entre les sites de nidification et les zones d'alimentation pouvant être situées à plusieurs milliers de kilomètres. Au cours d'une seule saison de reproduction, le mâle et la femelle vont ainsi parcourir chacun plus de 150 000 kilomètres. Chez les oiseaux, le vol est très coûteux d'un point de vue énergétique, mais les albatros utilisent un type de vol particulier, le vol plané dynamique, qui leur permet d'utiliser le vent pour réduire la dépense énergétique.

Pour vérifier cette hypothèse, les scientifiques ont pu estimer la dépense énergétique en mer de grands albatros en modifiant des enregistreurs de fréquence cardiaque utilisés pour les sportifs. Après avoir démontré qu'il existe une très bonne relation entre la fréquence cardiaque de ces albatros et la dépense énergétique mesurée en chambre métabolique, des oiseaux partant en mer ont été équipés d'un enregistreur de fréquence cardiaque ainsi que d'une balise Argos et d'un enregistreur d'activité (l'ensemble ne pèse que 80 g). La dépense énergétique instantanée a pu être ainsi mise en relation avec le déplacement des albatros, leur activité (posé ou en vol) et les paramètres environnementaux rencontrés, comme la température de la mer ou la force et la direction du vent.

Utilisation de vents favorables

Lorsque l'oiseau est en vol et qu'il utilise des vents favorables (de côté ou de trois-quarts arrière), la dépense énergétique est incroyablement basse, proche de celle de l'individu au repos. Avec des vents contraires, la dépense énergétique augmente et la vitesse de déplacement diminue. C'est au cours des atterrissages et surtout des décollages que la dépense énergétique atteint les valeurs les plus élevées.

Pour utiliser des vents favorables tout au long de leur déplacement, les oiseaux ont un comportement très stéréotypé où ils effectuent toujours des boucles dans le sens inverse des aiguilles d'une montre lorsqu'ils se déplacent vers le nord (les femelles surtout), et dans le sens des aiguilles d'une montre lorsqu'ils vont vers le sud (les mâles). Ce comportement leur permet d'utiliser les systèmes dépressionnaires qui sont réguliers dans l'océan Austral, mais qui surtout ont des trajectoires très prévisibles que les albatros anticipent au cours de leur déplacement. Ces résultats permettent de comprendre comment les animaux qui réalisent les déplacements les plus étendus au cours de leur reproduction sont aussi ceux pour qui le rapport métabolisme d'activité/métabolisme de repos est le plus bas de tous les homéothermes!

Les grands albatros acquièrent cette maîtrise des techniques de navigation et d'économie d'énergie au cours d'une période d'immaturité extrêmement longue, plus de dix ans. Doués d'une grande longévité (de nombreux individus de la population étudiée sont âgés de plus de cinquante ans), les adultes vont améliorer tout au long de leur vie leur capacité à élever des descendants de bonne qualité, mais ne produisent qu'un poussin tous les deux ans. Lorsque la reproduction est terminée, ils prennent en effet une année «sabbatique» pendant laquelle ils resteront en permanence en mer. Ce que font ces oiseaux océaniques pendant cette année sabbatique restait un mystère jusqu'à aujourd'hui !

Un secteur océanique propre

Pour étudier les déplacements de ces oiseaux pendant une année entière, les chercheurs du CNRS ont utilisé de minuscules systèmes de géolocalisation. Ces appareils électroniques enregistrent l'intensité lumineuse et la température toutes les minutes, avec des capacités mémoires de plus de deux ans. De retour après leur année sabbatique sur leur site de reproduction à Crozet, les enregistreurs ont pu être récupérés et les déplacements des oiseaux ont été reconstitués grâce à des algorithmes développés par Rory Wilson. À partir de la mesure de lumière, il est possible de connaître chaque jour les heures de coucher et de lever du soleil, qui changent par rapport au point de départ si l'oiseau se déplace vers l'ouest ou vers l'est. La différence avec l'heure de coucher du soleil au point de départ permet de déterminer la longitude. La latitude est estimée à partir de la durée du jour, et autour des équinoxes grâce aux températures de surface de la mer mesurées par l'enregistreur. Au cours de son année sabbatique, chaque albatros se rend dans un secteur océanique où il passe le reste de l'année. Pour les deux partenaires du même couple par exemple, la femelle a passé son année sabbatique dans des eaux tropicales au sud de Madagascar, le mâle lui au bord de la glace de mer qui borde le continent antarctique. Chaque albatros possède ainsi un secteur océanique propre qu'il va visiter tous les deux ans, tout au long de sa vie.

Menacé d'extinction

Le grand albatros, comme de nombreuses autres espèces d'oiseaux marins, est menacé par les activités humaines, notamment par le développement de la pêche. Plusieurs espèces d'albatros sont menacées d'extinction et la plupart sont en déclin. Grâce aux suivis à long terme menés dans les terres australes depuis près de quarante ans, les chercheurs disposent d'informations démographiques permettant de comprendre les causes démographiques du déclin des populations. Le suivi en mer pendant et en dehors de la reproduction permet de quantifier le recouvrement entre les populations et les pêcheries. Ces informations sont aujourd'hui essentielles pour protéger ces espèces dans le cadre des conventions internationales qui fixent les quotas et les efforts de pêche dans l'océan Austral. Les études fondamentales réalisées sur terre et en mer sur ces oiseaux emblématiques constituent ainsi des outils précieux pour la conservation de l'écosystème antarctique. Elles permettent également de mesurer l'influence de la variabilité environnementale sur les prédateurs marins.