Bombay, bombes et…déstabilisation des relations indo-pakistanaises

Écrit par Aurélien Girard
04.12.2008

  • L’hôtel Taj Mahal de Bombay.(攝影: / 大紀元)

 

Quand ont éclaté les attentats qui ont ensanglanté Bombay la semaine dernière, les autorités indiennes ont immédiatement pointé du doigt le Pakistan, et plus précisément un de leurs services de renseignement, l’ISI (Inter Services Intelligence.) Réflexe de condamnation du voisin-ennemi ou réalité documentée? La question dépasse celle des relations indo-pakistanaises pour englober celle de la stabilisation en Asie du Sud, Afghanistan compris. Quels sont les objectifs et le mode de fonctionnement de l’ISI, partout décrit comme un « État dans l’État » pakistanais et qu’on retrouve depuis plus de 50 ans derrière les grands groupes djihadistes de la région ?Douloureusement, les attaques à Bombay ont eu lieu juste après que le président pakistanais sont fait un gigantesque premier pas vers une détente des relations avec l’Inde, allant jusqu’à proposer une dénucléarisation de la région.

 

La nuit même des attaques, le ministre des Affaires Etrangères pakistanais, Shah Mahmood Qureshi, finissait des discussions avec son homologue indien, Pranab Mukherjee, sur les moyens demener une lutte conjointe contre le terrorisme, d’améliorer les échanges commerciaux entre les deux pays et d’assouplir les restrictions de visa pour les ressortissants des deux pays. C’était, d’une part, la possibilité d’un changement historique dans les relations indo-pakistanaises que le Premier ministre Yousuf Raza Gilani impulsait, convaincu que des liens commerciaux enforcés seraient la base d’une transition vers un voisinage ami entre les deux voisins qui depuis 1947 sont en préparation de guerre permanente. C’était, car il faut peut-être déjà en parler au passé, un mouvement diplomatique également au cœur de la stratégie régionale de Barack Obama : réconcilier Inde et Pakistan pour pouvoir efficacement concentrer la lutte anti-terroristesur l’Afghanistan en délaissant l’Irak.

 

L’idée étant que le soutien pakistanais aux talibans qui tentent de reprendre le pouvoir en Afghanistan et tiennent en échec les forces de l’OTAN découle de la volonté pakistanaise de créer un bloc pakistano-afghan comme rempart en cas de conflit avec l’Inde – et au minimum d’empêcher le gouvernement afghan d’Hamid Karzai de renforcer sa proximité de Delhi.Là où les choses se compliquent, c’est que comprendre la « volonté pakistanaise» ne se limite pas à la seule position de son gouvernement élu. Celui-ci doit lutter contre des sphères d’influence profondément ancrées, en particulier dans l’armée et les services secrets. Le projet avorté d’envoyer en Inde le puissant général Shuja Pasha, directeur général de l’Inter Service Intelligence(ISI) l’illustre : geste historique fait par le Premier ministre Gilani le 28 novembre comme preuve de bonne foi après que le ministre des Affaires étrangères indien a nommément cité le Pakistan comme liéaux attentats de Bombay, l’initiative s’est heurtée à une fin de non-recevoir par l’ISI, qui a décidé de n’envoyer qu’un subordonné en représentation.

LASHKAR-E-TAIBA ET AL-QAIDA

Ce refus de déplacement en Inde, révélateur s’il en fallait un du pouvoir et de l’indépendance de l’ISI vis-à-vis du« gouvernement civil », est d’autant plus dérangeant que le groupe responsable des attaques à Bombay est d’après les premiers éléments le Lashkar-e-Taiba, groupe wahhabite basé dans la province de Punjab au Pakistan et soutenu par l’ISI.

Si on y ajoute le fait que le seul terroriste capturé vivant est pakistanais, que c’est sur un bateau volé sur la côte pakistanaise que les terroristes sont allés jusqu’à Bombay et que l’Inde se prépare à des élections générales en 2009, tous les éléments sont présents pour que se reproduise la crise de 2002 : après qu’une dizaine de personnes ont été tuées dans un assaut sur le Parlement Indien de New Delhi en décembre 2001 par le Jaish-e-Mohammad, autre groupe djihadiste soutenu par l’ISI, les deux voisins avaient été proches de la guerre, et avaient chacun déployé des troupes sur les 1.800 km de leur frontière. Bruce Riedel, l’un des conseillers de Barack Obama pour l’Asie du Sud, indique dans son ouvrage The Search for Al Qaeda que le Lashkar-e-Taiba a été créé par un travail conjoint d’OssamaBen Laden et de l’ISI à la fin des années80, pour créer une opposition armée dans le Cachemire indien. C’est une guerre secrète qu’y mènent les Pakistanais contre les Indiens, avec des effectifs qui atteindraient 5 à 10.000 hommes, et qui continue malgré un cessez-le-feu officiel en 2003.

 

Les attaques de ces groupes seraient depuis, d’après le Pakistan, le fait d’éléments isolés et «incontrôlables» de l’ISI. Mais pour Barnett Rubin, directeurdu Centre de Coopération Internationalede l’université de New York, «quoiqu’il arrive, cela ne peut être attribuable àdes éléments incontrôlés. Dans tout service d’espionnage – en particulier pourles opérations en sous-main – on essaie de transmettre les informations de sorte que les hauts dirigeants puissent arguer n’avoir pas été complètement informés de ce qui se passait ».Ahmed Rashid, journaliste pakistanais,rajoute que l’ISI a créé des organisations privées, «filialisé» en quelque sorte ses actions douteuses pour se distancier formellement des extrémistes. Mais cesorganisations sont encore dirigées pardes cadres retraités de l’ISI, en dehorsde tout contrôle par le gouvernement civildu Pakistan.

L’INTER SERVICE INTELLIGENCE (ISI)

Le plus puissant des services secretspakistanais est né en 1948, un an après la sécession de l’Inde et du Pakistan. Il s’est développé et a pris de la puissancedans le contexte de menacespermanentes à la sécurité nationalequ’ont représenté les décennies de conflit avec l’Inde au Cachemire. Au point qu’aujourd’hui encore, la «menace indienne » reste une clef de voûte de lastratégie militaire pakistanaise et l’unedes explications de son soutien aux insurgésafghans. À partir de 1979, l’influence de l’ISI a grandi en Afghanistan où il a étéle bras régional de l’administration américainecontre les troupes soviétiques eta librement distribué aux groupes djihadistes les plus radicaux les 3 milliards dedollars d’aide militaire apportés par lesÉtats-Unis – créant au passage Al Qaidaet structurant le mouvement taliban.L’ISI est composé de 25.000 fonctionnaires, principalement militaires, et cultiveraitun réseau d’environ 30.000 agentset contacts.

Formellement sous le contrôledu Premier ministre, il est dans la pratiqueessentiellement une force dévouée à l’arméepakistanaise et réputée proche del’islamisme radical – il a par exemple soutenu les extrémistes de la mosquée rouge d’Islamabad au point d’être écarté par le président Musharaff lors de l’attaque du bâtiment en juillet 2007. Depuis fin septembre 2008, l’agence est dirigée par le lieutenant général Ahmed Shujaa Pasha, remplaçant dugénéral Nadeem Taj, un proche de l’ex président Pervez Musharraf. Le général Shujaa Pasha est un allié fidèle du chef d’état-major pakistanais, le général AshfaqKayani, qui a lui-même dirigé l’ISI de2004 à 2007, et qui indique à travers la nomination de son poulain le peu d’emprise du «pouvoir civil» sur l’ISI. Certains analystes ont interprété la nomination du général Shujaa Pashucomme un gage donné à Washington, irrité de la multiplication de bastions talibans à la frontière du Nord-Ouest où les combattants – qui affluent depuis fin 2007– seraient maintenant plus de 10.000. Legénéral Shujaa Pasha a en effet mené avec efficacité dans le passé des opérations contre ces bastions et serait opposéà l’Islam radical des talibans.

 

Mais pour le journaliste pakistanais Ahmed Rashid, l’ISI a toujours joué double-jeu, ce que croit aussi le commandant des forces del’OTAN en Afghanistan, le général américainDavid McKiernan, qui a récemmentdéclaré être convaincu « d’un niveau decomplicité de l’ISI » avec les talibans. En 2006 déjà, un rapport d’un cabinetde conseil du ministère de la Défense britannique indiquait qu’«indirectement le Pakistan (au travers de l’ISI) soutient le terrorisme et l’extrémisme – que ce soit les attentats de Londres, ceux d’Afghanistan ou ceux d’Irak.» Le même service a été en juin accusépar le gouvernement afghan d’avoir prévu l’assassinat du président Hamid Karzai, puis d’être derrière l’attentat à la voiture piégée contre l’ambassade d’Inde à Kaboul, au mois de juillet. Le commandant Michael Mullen, plus haut-gradé del’armée américaine, a fourni à Islamabad des preuves de l’implication de l’ISI.

L’IMPUISSANCE DU POUVOIR CIVIL

Depuis le départ du président Pervez Musharaff – qui, militaire lui-même, avaitsu maîtriser l’agence de renseignement et la purger en 2001 après les attentats du 11 septembre – l’ISI semble donc horsde tout contrôle.En juillet, le nouveau gouvernement pakistanais a annoncé que l’ISI allait passer sous contrôle du ministère de l’Intérieur, et a dû faire marche arrière quasi immédiatement sous la menace d’un coup d’état militaire.

Trois jours avant les attaques de Bombay, le gouvernement pakistanais a dissous l’aile politique del’ISI, qui est maintenant interdit d’ingérence dans la vie politique pakistanaise et doit officiellement se concentrer dans la lutte contre le terrorisme. Hafiz Mohammad Saeed, fondateur du Lashkar-e-Taiba a décrit les commentairesdu président Zardari sur un assouplissementdes relations avec l’Inde et une possible dénucléarisation comme «une violation flagrante et une digression de la politique cohérente du Pakistan». Il faut croire que l’armée pakistanaise etl’ISI ont eu la même analyse et ont donné le feu vert aux attaques de Bombay pour raviver les tensions avec l’Inde et continuer dans leur stratégie de construction d’un bloc pakistano-afghan d’islamisme radical.