Afrique du Sud: «Déshonneur et humiliation de notre nation»

Écrit par Aurélien Girard, La Grande Époque - Paris
26.05.2008
  • Une habitante du bidonville Reiger Park, en Afrique du Sud(Staff: John Moore / 2008 Getty Images)

Avec plus de 50 personnes brûlées vives ou tuées à la machette, principalement à Johannesburg, l’Afrique du Sud  vit depuis deux semaines la plus forte bouffée de violences xénophobes depuis près de quinze ans. Alors que les pays voisins organisent le rapatriement d’urgence de milliers de leurs ressortissants, le président sud-africain, Thabo Mbeki, est vivement critiqué pour la lenteur de réaction de son gouvernement. Samedi dernier, au moment où des dizaines de milliers de Sud-Africains manifestaient contre la violence dans les rues de Johannesburg, Mbeki n’a pu que s’excuser pour «le déshonneur et l’humiliation» de son pays, modèle espéré de pacification sur le continent africain.

Les violences ont commencé le 12 mai à Alexandra, un des quartiers pauvres de la banlieue est de Johannesburg, sans qu’un évènement déclencheur précis ait pu être identifié. Des bandes organisées ont, en pleine nuit, mis le feu à des maisons occupées par des «étrangers», plusieurs étant arrosés d’essence et repoussés dans les flammes alors qu’ils tentaient d’échapper à l’incendie.

Des milices parlant zoulou se sont mises en chasse de personnes anglophones, donc suspectes, dans une atmosphère de folie collective. L’image de l’Afrique du Sud, qui aimerait se voir comme le leader naturel du continent africain et donner une image d’harmonie interraciale et de gardien de la paix continental, souffre violemment de cette bouffée xénophobe.

Les victimes tuées à la machette ou brûlées vives viennent de ces mêmes pays – Zimbabwe, Mozambique, Nigeria, Liberia – qui ont aidé l’Afrique du Sud à se libérer de l’apartheid et qui ont accueilli dans les années 1980 les Africains du Sud fuyant la répression menée par le pouvoir blanc.

«Que cela ait lieu dans un pays qui a souffert de l’apartheid, de la négation de son identité, qui a bénéficié de la solidarité de voisins qui l’ont accompagné dans sa lutte courageuse contre un système raciste et xénophobe, nous interpelle», s’attriste par exemple le journal sénégalais Sud Quotidien.

Si le gouvernement sud-africain est aujourd’hui sur la sellette pour son manque de réactivité, il n’est pas le seul : la police sud-africaine est largement critiquée, non seulement pour sa corruption, mais aussi pour son inefficacité à combattre les violences, ce qui a forcé le gouvernement à appeler l’armée au secours.

À Johannesburg, des véhicules de police ont été vandalisés par des Aomaliens de la province de Gauteng, qui se sont réfugiés à Mayfair, au centre de la ville, où leur communauté est plus fortement représentée. La communauté somalienne accuse en effet la police d’être elle-même impliquée dans les violences. À Mayfair, la police sud-africaine serait coupable, depuis des années, d’extorsions régulières ciblées sur les «étrangers».

D’ailleurs, dans les faubourgs de Durban, les attaques n’ont «rien de xénophobe» d’après la police que cite la presse locale. Une petite dizaine de personnes seulement y ont été arrêtées, entretenant le climat de défiance vis-à-vis de la police.

C’est donc avec raison que l’ordre de déploiement de plusieurs centaines de militaires à Johannesburg a été donné le 21 mai par le président Mbeki, une première depuis 1994. Malgré cela, le vendredi 23 mai, les violences avaient atteint Cape Town – la vitrine du tourisme sud-africain – plusieurs centaines de ressortissants somaliens et zimbabwéens ont dû être évacués d’un bidonville.

Les industriels du tourisme s’inquiètent déjà de l’impact économique des violences, d’autant que plusieurs pays occidentaux ont déjà émis des messages d’avertissement à leurs ressortissants prévoyant se rendre en Afrique du Sud.

Le tourisme, qui assure 8 % du PIB sud-africain, emploie près d’un million de personnes et doit devenir une manne financière de tout premier ordre à l’approche de la Coupe du monde de soccer de 2010.

Si environ 400 personnes liées aux violences ont été arrêtées, le gouvernement sud-africain n’a pas su communiquer clairement sur les inculpations éventuelles. En tout état de cause, ces arrestations n’ont pas encore suffi à rassurer les immigrés vivant en Afrique du Sud, ni à faire cesser les lynchages qui continuent au moment de la rédaction de cet article.

Des dizaines de milliers de réfugiés

Pour la seule journée du 22 mai, 15 000 Zimbabwéens se sont enfuis pour retourner dans leur pays. À Cape Town, ce sont plus de 10 000 migrants qui ont été déplacés.

Le Mozambique a décrété, le 24 mai, l’état d’urgence et indiqué que plus de 15 000 de ses ressortissants – sur les 500 000 présents en Afrique du Sud, généralement pour travailler dans les mines – avaient déjà été rapatriés.

Le Malawi a de son côté fait affréter des bateaux et entamé l’évacuation d’un millier de ses citoyens, via le Mozambique.    

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Morgan Tsvangirai enfin, chef de file de l’opposition zimbabwéenne qui tentera le 27 juin de mettre fin à 28 ans de règne de Robert Mugabe, a proposé l’aide de son parti, le Mouvement pour un changement démocratique (MDC), pour assurer un éventuel retour au Zimbabwe.  

Lui-même réfugié en Afrique du Sud depuis deux mois pour déjouer un complot d’assassinat orchestré par l’armée de son pays, Tsvangirai a rendu visite à ses compatriotes rassemblés dans des églises en Afrique du Sud, avant de retourner sous haute protection à Harare, le 24 mai, pour mener sa campagne de second tour. Dans l’incertitude du résultat des élections du 27 juin, plus de 3 millions de migrants zimbabwéens, qui ont fui l’inflation galopante et les violences du pouvoir en place dans leur pays, se trouvent aujourd’hui à devoir choisir entre peste et choléra – les machettes d’Afrique du Sud ou les prisons et la faim du Zimbabwe.

L’œuvre du social, la part du politique

La situation économique et le chômage sont largement accusés d’avoir été les déclencheurs des violences. Les mesures en faveur de l’industrie prises par Thabo Mbeki sont impopulaires. Dans un climat d’augmentation des prix alimentaires, de flambée du pétrole et de coupures régulières d’alimentation électrique, s’ajoutent, ce que ne mentionne aucun des médias sud-africains, les gigantesques carences du système éducatif. Dans les écoles comme dans la rue, la violence est reine et «naturelle» dans ce pays qui souffre d’un des taux de criminalité les plus élevés au monde.

Comme elle reste la première puissance économique du continent, des milliers d’immigrants, de «sans-papiers» s’installent chaque année en Afrique du Sud, soit pour échapper à la répression dans leur propre pays, soit pour y trouver un travail.

Kader Asmal, ancien ministre, appelle son pays à reconnaître ses responsabilités : «Tous, nous sommes restés silencieux face aux mauvais traitements, au pouvoir de la police, à l’arrogance et à la cruauté des responsables administratifs, à l’absence de cœur parfois de nos services médicaux et face aux précédentes violences contre les immigrés. Nous avons trahi les enfants de la diaspora africaine en n’aidant pas nos concitoyens d’Afrique du Sud à comprendre qui sont ces “étrangers à nos portes”, pourquoi ils sont en Afrique du Sud et quelle est leur valeur pour notre vie économique et civique», indique-t-il, cité par le journal local Daily Mail&Guardian.

Pour le pasteur Paul Verryn, dont l’église accueille des réfugiés, les Sud-Africains sont devenus hostiles essentiellement du fait de l’arrivée massive de Zimbabwéens. «Leur nombre a créé de l’anxiété», dit-il. «On ne peut pas ne pas réaliser que beaucoup d’entre eux sont très éduqués, avec une éthique de travail forte. Ils prennent n’importe quel travail pour survivre. S’ils sont docteurs et qu’ils doivent vendre des journaux, ils le feront. Et vous les voyez avancer rapidement alors que d’autres restent inactifs.»

Selon le ministre mozambicain des Affaires étrangères, Oldemiro Baloi, cité par le journal Sud Quotidien, les raisons fournies par l’Afrique du Sud sur les attaques contre les étrangers sont superficielles. «Les raisons données, selon lesquelles les Mozambicains prendraient leurs emplois (des Sud-Africains) et seraient à l’origine de la recrudescence du taux de criminalité, sont extrêmement superficielles pour des incidents de cette gravité», a-t-il estimé. «Il doit y avoir une autre justification. Je ne sais pas laquelle, mais je suis convaincu qu’il doit y avoir une autre raison et que les autorités sud-africaines partagent ce point de vue», a-t-il ajouté.

C’est également ce que pensent les services de renseignement sud-africains, pour qui les violences ont été orchestrées dans l’optique des élections générales de 2009. Manala Manzini, directeur du renseignement national, a ainsi déclaré qu’on voyait se reproduire les phénomènes qui avaient marqué la transition post-apartheid au début des années 1990, en particulier l’approche des premières élections démocratiques en 1994 : «Nous croyons qu’avec la préparation d’élections nationales l’année prochaine, la violence dite “Noirs sur Noirs” que nous avons vue avant la première élection de 1994 a été délibérément orchestrée et lâchée. Parce que des forces dans ce pays et en dehors continuent de refuser d’accepter le fait que nous sommes capables de nous diriger et gouverner nous-mêmes, qu’en tant qu’Africains nous pouvons libérer notre peuple des menottes de la pauvreté imposées par le passé colonial», rapporte le Daily Mail.

Visées par les accusations : les anciennes forces de sécurité de l’apartheid. Mais si, au printemps 1994, l’extrême droite avait effectivement le pouvoir de nuisance suffisant pour organiser une série d’attentats visant l’ANC (Congrès national africain, parti aujourd’hui au pouvoir), il est difficile d’imaginer que cette même extrême droite aujourd’hui anéantie ait pu soudainement renaître de ses cendres.

Tout comme les immigrants sont devenus boucs émissaires des difficultés des Sud-Africains des banlieues pauvres de Johannesburg et d’ailleurs, le spectre du colonialisme et du racisme semble l’être aussi pour chacune des difficultés rencontrées par un pouvoir sud-africain dont «le mélange d’arrogance et d’idiotie» n’a pas fini d’hérisser ceux qui furent les plus fervents défenseurs de la fin de l’apartheid – la députée Helen Suzman et l’écrivain André Bink par exemple.