EthicsPoint: le business de la délation en question

Écrit par Patrick C. Callewaert, La Grande Époque
14.11.2009

Le vendredi 6 novembre, le Tribunal de Grande Instance de Caen, dans le département du Calvados, a décidé de suspendre le dispositif d’alerte professionnelle mis en place dans la société Benoist Girard. Dans sa décision, le juge a estimé que «La configuration internationale du site permet de dénoncer anonymement des faits qui ne concernent pas seulement des faits de corruption ou de malversations... mais aussi des sujets d’ordre général regroupés par exemple sous la catégorie ‘autres sujets’ d’inquiétude, qui autorisent une dérive dans la délation contraire à la loi informatique et liberté de 1978». L’entreprise dispose d’un délai d’un mois pour accepter la décision, sous peine de paiement d’une astreinte de 84.000 euros par jour. Il est fort probable que l’entreprise Benoist Girard fasse appel puis se pourvoie en cassation, ce qui peut faire traîner l’affaire pendant plusieurs années, mais un autre jugement est attendu dans les prochaines semaines sur un cas similaire impliquant le groupe Dassault, ce qui permettrait de fixer rapidement une jurisprudence sur les dispositifs d’alerte professionnelle.

La loi SOX: une législation à caractère international

L’entreprise Benoist Girard, basée à Hérouville Saint Clair dans le Calvados, emploie 280 salariés et fabrique des prothèses de hanches. Elle est filiale du puissant groupe américain Stryker Corporation, qui emploie 17.000 personnes pour un chiffre d’affaires 2008 de 6,7 milliards de dollars. C’est l’un des leaders mondiaux du marché du matériel orthopédique et médical. Comme toutes les entreprises américaines cotées en bourse, Stryker Corporation est soumise à la loi Sarbane-Oxley (loi SOX), qui a été votée en 2002 aux Etats-Unis suite aux scandales financiers révélés lors des faillites des groupes Enron et WorldCom.

Cette loi oblige notamment les présidents et directeurs financiers à certifier personnellement les comptes de l’entreprise, et instaure l’obligation d’un contrôle interne très rigoureux. Elle institue également la mise en place de dispositifs d’alerte professionnelle, afin de prévenir les dérives et malversations comptables à l’origine des faillites frauduleuses. Elle s’applique aux groupes américains cotés sur les bourses américaines, mais également à leurs filiales basées à l’étranger. Ainsi, dans le cas de Stryker Corporation, la société Benoist Girard est soumise à la loi Sarbane-Oxley.

Un dispositif «d’alerte professionnelle» inquiétant

Parallèlement à cette loi, un groupe d’experts en management et lutte contre la fraude fondaient en 1999 dans l’Oregon le site www.EthicsPoint.com, dont l’objectif affiché sur Internet est «d’assurer que vous puissiez communiquer en toute sécurité et honnêteté, les problèmes et les préoccupations reliés aux activités contraires à l’éthique et illégales, avec la haute direction ou le conseil d’administration d’une organisation, tout en préservant votre anonymat ainsi que votre confidentialité».

EthicsPoint vend donc une prestation de fourniture d’informations confidentielles aux dirigeants d’entreprises, en permettant aux salariés de déposer anonymement leurs informations au travers d’une hotline téléphonique et d’un site Internet sécurisés. Ses outils sont certifiés Safe Harbor, autrement dit validés par le Département du Commerce des États-Unis. De façon pratique, le salarié d’une entreprise cliente d’EthicsPoint reçoit un code secret lui permettant de laisser anonymement un message confidentiel sur le site, dont le contenu est ensuite transmis à l’entreprise cliente.

Cette méthode de renseignements s’est également répandue en France. Selon la Commission Nationale Informatique et Libertés (la CNIL), on dénombre déjà plus de 1.300 entreprises ayant mis en place un dispositif d’alerte professionnelle, dont la plupart sont des filiales de groupes américains implantées en France. Une circulaire proscrit cependant l’anonymat et limite leur application aux domaines financier, comptable, bancaire, et à la lutte contre la corruption.

Une question de culture et d’histoire nationale

Pour les Américains, le site EthicsPoint.com répond parfaitement aux besoins actuels de transparence et de renforcement de l’éthique. Le succès d’EthicsPoint est d’ailleurs au rendez-vous, puisque l’entreprise revendique déjà plus de 2.200 entreprises clientes, parmi lesquelles on trouve le cabinet d’audit Ernst&Young, la banque Western Union, Arcelor Mittal Canada, Toyota Motors North America, et même l’Unicef. Preuve s’il en est que les Américains ne semblent pas ressentir de risques liés au whistleblowing (littéralement «coup de sifflet» en français).

Les Français se rappellent cependant les mauvais souvenirs du régime de Vichy, où la dénonciation des juifs était obligatoire, et craignent pour le respect de leur vie privée. A cet égard, EthicsPoint.com est considéré par la CFDT comme un produit susceptible de créer un climat de suspicion dans une entreprise. Avec la possibilité de communiquer des préoccupations liées à l’éthique, elle entrevoit un risque de dénonciation abusive entre collègues de travail, sous couvert d’anonymat et via Internet. Par ailleurs, le questionnaire du site d’EthicsPoint.com n’est pas bâti de la même manière selon les nationalités auxquelles il s’adresse, ce qui pose problème. Par exemple, les formulaires belges ou canadiens, qui peuvent être librement utilisés par des Français, abordent des questions relatives aux «abus de stupéfiants», c’est-à-dire portant atteinte au secret médical et sortant du cadre de la circulaire de la CNIL. Enfin, l’anonymat de la personne ne semble pas vraiment garanti.

Le débat sur l’éthique et les moyens de la garantir est très large et difficile à trancher. La culture nationale y joue un rôle fondamental. On y voit à nouveau se dessiner l’étendard de l’exception culturelle française face à l’hégémonie américaine. Ce débat n’existerait cependant pas si chacun se contentait de respecter les lois ou d’écouter sa conscience. Est-ce si difficile à faire?