Les familles palestiniennes expulsées de Sheikh Jarrah

Écrit par Valerian Matazaud, Collaboration spéciale
19.11.2009
  • Les enfants de la famille Ghawe s'endorment dans la tente(攝影: / Val

NAPLOUSE, Cisjordanie – Rue Otman Ibn Al Affan, dans le quartier Sheikh Jarrah de Jérusalem. La nuit est calme, seul un petit vent agite les feuilles des arbres. Mustafa et Abdallah sont déjà au lit. Autour de la table, Manar, 20 ans, et son oncle, Fouad, discutent en regardant la télévision d'un air distrait. Un peu à l'écart, Mayssoun et Jumlat s'entretiennent avec une voisine. La soirée est déjà bien entamée chez les Ghawe. Tout serait parfait si la famille ne logeait pas, depuis les trois derniers mois, dans une tente, plantée sur le trottoir, face à leur maison, d'où ils ont été expulsés après cinquante ans de résidence.

Dans leur ancienne demeure vit aujourd'hui une famille de Juifs orthodoxes. Difficile d'en savoir plus, tant les nouveaux habitants, ou les groupes qui les représentent, ne souhaitent pas faire de publicité.

Depuis l'expulsion matinale des Ghawe le 2 août, les 10 mètres qui séparent les deux familles sont devenus le prisme des tensions religieuses qui agitent Jérusalem.

Les nouveaux venus vivent sous une constante protection armée, dans la peur, la méfiance et l'isolement, le tout, sous une intense pression médiatique. Les Ghawe, entourés de leurs voisins arabes bénéficient quant à eux de la présence permanente de militants internationaux et sont l'objet de visites de journalistes, de curieux ou de diplomates, en provenance des nombreux consulats du quartier. Assez régulièrement, des groupes de plusieurs dizaines de Juifs orthodoxes se retrouvent pour prier face à la maison. Les habitants arabes du quartier entament alors un concert de casseroles et de klaxons pour les chasser, et la police ne tarde pas à arriver en force.

  • Les enfants de la famille Ghawe s'endorment dans la tente(攝影: / Val

Le 28 octobre au matin, plusieurs douzaines de policiers et militaires en armes ont entrepris de démonter la tente des Ghawe et d'en emporter les restes dans un camion. «J'étais en train de couper des tomates et j'ai à peine eu le temps de sauver quelques meubles. En moins d'une demi-heure, il n'y avait plus rien», témoigne Mayssoun El Ghawe. Reconstruite dans l'heure qui suit, la tente a de nouveau été détruite peu après, sous les yeux de dizaines de témoins, militants, journalistes, sympathisants ou diplomates internationaux et israéliens. La famille Ghawe vit toujours sur le trottoir depuis.

Comme c'est souvent le cas à Jérusalem, il faut remonter loin pour tenter de démêler l'histoire. Il y a plus de deux millénaires aurait vécu Simon le juste, grand prêtre juif, devant lequel Alexandre le Grand se serait agenouillé. C'est au 16e siècle que l'on aurait retrouvé la tombe du grand prêtre dans le quartier de Sheikh Jarrah. Quelques trois siècles plus tard, plusieurs groupes juifs ont fait l'acquisition des terrains entourant la tombe.

S'en suit alors une confusion sémantique, historique et juridique pour déterminer si, avant 1948, le quartier était majoritairement juif ou arabe. Sur le site Internet de la Congrégation Beth El–Keser Israël, du Connecticut, le rabbin américain Jon-Jay Tilsen souligne cependant un intéressant point sur les transactions de terrains durant le règne Ottoman sur la Palestine. Ce dernier explique que, bien souvent, les petits propriétaires illettrés confiaient la gestion de leurs affaires à de plus gros entrepreneurs, avec qui les Juifs faisaient affaire, sans forcement consulter les petits fermiers. Selon le rabbin Tilsen, ces transactions hâtives seraient la source de nombreux conflits actuels en Terre sainte.

En 1948, à l'issu de la guerre israélo-arabe, Jérusalem-Est revient à la Jordanie, et les habitants juifs en sont chassés. Réfugiés de Jaffa (en dessous de l'actuel Tel Aviv), les Ghawe, ainsi que 27 autres familles arabes, bénéficient en 1956 d'un programme spécial du gouvernement jordanien qui leur propose des maisons, construites par l'ONU, en échange de l'abandon de leur statut de réfugiés. Les 28 familles ne recevront pourtant jamais de titre de propriété officiel.

  • Mayssoun El Ghawe conduit le plus jeune de ses fils à l'école.(攝影: / Val

En 1967, à l'issu de la guerre des Six jours, Jérusalem-Est est conquis par Israël. Dés 1972, le Comité des communautés séfarades et le Comité Knesset Yisrael revendiquent les propriétés de Sheikh Jarrah occupées par les réfugiés palestiniens. S'en suivent alors plus de 30 années d'une complexe bataille juridique qui s'est soldée par les premières expulsions de familles palestiniennes en 2008.

Pour Benny Elon, ancien ministre israélien du Tourisme, il ne fait aucun doute que les maisons appartenaient à des Juifs avant 1948. «Ces propriétés ont été achetées il y a plus de 100 ans […] Les revendications [des Arabes] ont été reconnues comme sans fondements par tous les tribunaux qui se sont penchés sur le cas», déclarait-il en mai dernier au quotidien Arutz Sheva. De son côté, le journal de gauche Haaretz relatait, en mars dernier, la découverte de documents turcs qui prouvent incontestablement que les propriétaires seraient bien palestiniens.

Si la bataille juridique risque de se prolonger encore quelque temps, actuellement au moins quatre familles ont été expulsées de leurs maisons. «Je veux bien qu'on permette aux Juifs de retourner à Jérusalem mais, dans ce cas, qu'on me laisse retourner à Jaffa», propose Najim Hanoun, expulsé de sa maison à une centaine de mètres des Ghawe.

«La loi israélienne est raciste et à deux vitesses, avec des systèmes séparés pour les Juifs et les Arabes», s'emporte le chroniqueur Gideon Levy dans les colonnes de Haaretz.

Pour le journaliste Larry Defner du Jerusalem Post, «Ces récentes expulsions […] nous rappellent que le vrai débat ne concerne pas les maisons et les zonages, mais la justice et la décence». Mayssoun El Ghawe en appelle de son côté au soutien de l'Autorité palestinienne. Le gouvernement palestinien se serait en effet contenté de fournir des couvertures et de payer, quelques semaines durant, une chambre d'hôtel pour les Hanoun.

  • Police et agence de sécurité privée assurent la protection de la maison.(攝影: / Val

À la mairie de Jérusalem, on explique ne pas avoir à intervenir dans la bataille juridique de Sheikh Jarrah. «Ce sont des groupes privés qui doivent s'arranger entre eux», explique Yossi Gottesman, porte-parole de la municipalité. «La mairie a pu fournir un peu d'aide aux familles immédiatement après leur expulsion, mais c'est à elles de trouver un nouvel endroit où se loger», ajoute-t-il en précisant qu'une famille a refusé l'aide de la mairie.

Depuis 1967, Israël revendique Jérusalem comme sa capitale, ce que la communauté internationale refuse de reconnaître. Aujourd'hui, la majorité des ambassades, y compris celle des États-Unis, reste à Tel Aviv. L'Autorité palestinienne réclame de son côté que Jérusalem-Est devienne la capitale d'un éventuel État palestinien, facteur indispensable, selon eux, à la survie économique de la Palestine.

Benny Elon déclarait en 2002 : «Notre seule et unique politique pour Jérusalem est de construire une ceinture juive de l'est à l'ouest.» Des propos soutenus pour le premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, pour qui «les résidents de Jérusalem sont libres de vivre où ils veulent dans la ville» et pour qui «la souveraineté d'Israël sur Jérusalem ne saurait être remise en question.»

  • Mayssoun El Ghawe, impuissante face à l'intervention de la police(攝影: / Val

 

Selon l'ONU, plus de 2000 maisons palestiniennes ont été rasées dans Jérusalem-Est depuis 1967, souvent en raison d'un défaut de permis de construire. L'organisation internationale ainsi que la Croix-Rouge se montrent préoccupées par la situation de ces nouveaux réfugiés que l'Autorité palestinienne n'aurait plus les moyens d'aider. «Les déplacements sont souvent suivis par une période d'instabilité et un accès limité aux service de base. L'impact sur les enfants peut être particulièrement dévastateur», constate le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l'ONU, dans son dernier rapport sur la situation.

En août dernier, la secrétaire d'État américaine Hillary Clinton jugeait «profondément regrettable» l'expulsion des familles de Sheikh Jarrah, et demandait au gouvernement israélien de s'abstenir de telles actions qu'elle jugeait «provocantes» et en désaccord avec la feuille de route de 2003.