Russie/États-Unis: dialogue par Kirghizistan interposé

Écrit par Aurélien Girard, La Grande Époque
16.02.2009
  • La base américaine de Manas.(VYACHESLAV OSELEDKO/AFP/Getty Images)(Stringer: VYACHESLAV OSELEDKO / 2009 AFP)

La Russie accueille le nouveau président américain Barack Obama avec un message d’une clarté limpide : en convaincant le Kirghizistan de fermer la base de Manas par laquelle transitaient les forces et les matériels de l’OTAN en route vers l’Afghanistan, elle se positionne comme un interlocuteur indispensable de la stratégie américaine dans le Sud asiatique et exclut tout assouplissement des relations bilatérales sans geste d’ouverture fort de la part de l’administration Obama.

La Président kirghiz Kourmanbek Bakiev a donc annoncé, lundi 3 février, la fermeture définitive de la base militaire américaine de Manas, située sur son territoire à une trentaine de kilomètres de Bichkek, la capitale. La décision aurait pu passer de façon plus discrète si M. Bakiev n’avait pas choisi de faire cette annonce depuis Moscou, en pleine visite officielle. Ce choix de communication ne peut être compris que comme un message diplomatique limpide, adressé aux États-Unis non par le Kirghizistan lui-même mais par la Russie.

Le lendemain en effet, Russie, Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan et Tadjikistan ont décidé de créer une force militaire commune de 15.000 hommes, la KSOR, ainsi qu’un fonds spécial « anti-crise » de 10 milliards d’euros. Moscou affirme donc son intention de cristalliser autour de lui un nouveau bloc centre-asiatique, résurrection partielle du bloc soviétique pour peser dans la balance contre les États-Unis et l’Europe. Le président Bakiev est reparti de Moscou avec dans ses poches un discours sec à l’encontre de Washington,  et l’effacement de sa dette vis-à-vis de la Russie agrémenté d’un nouveau prêt de deux milliards de dollars et de promesses d’investissement en production d’énergie.

Pour mieux affirmer la situation, Dmitri Rogozine, représentant de la Russie à l’OTAN, a déclaré sur la chaîne de télévision russe Vesti, citation reprise par le journal français Le Monde : « Les autorités kirghizes sont en droit de penser que la base de Manas sera plus utile à la force rapide qu’à des troupes étrangères qui ne respectent pas la souveraineté du pays ».  En d’autres termes, l’Alliance Atlantique Nord (OTAN) remplacée par l’alliance militaire des ex-pays soviétiques de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC).

L’indispensable point d’ancrage en Asie centrale

La base de Manas était la seule base militaire américaine en Asie Centrale. Elle avait été ouverte fin 2001 comme soutien à l’opération « Liberté immuable » en Afghanistan et permettait des transports militaires aussi bien qu’humanitaires – sans aucun frein ni contrôle. Elle était épaulée jusqu’en 2005 par une autre base en Ouzbékistan, fermée suite à un contentieux du pays avec les États-Unis.

D’après les informations de la BBC, près de 15.000 soldats américains transitent chaque mois par cette base, et plus d’un millier y résident de façon semi-permanente. C’est également le lien de stationnement des avions de ravitaillement aériens qui fournissent en kérosène les avions de combat américains.

Le manque de ce point d’ancrage proche de l’Afghanistan va être d’autant plus saillant que le président américain Barack Obama prévoit de renforcer les efforts de la coalition dans le pays, et pourrait jusqu’à doubler le nombre de soldats sur place. Ils seraient alors 30.000.

À l’heure actuelle, les ravitaillements américains en Afghanistan transitent pour les trois-quarts par le Pakistan, empruntant les voies routières depuis la ville portuaire de Karachi – une route qui est devenue la cible des talibans dans toute sa partie le long de la frontière pakistano-afghane, et qu’il est indispensable de renforcer par un itinéraire-bis.

Vers une nouvelle relation États-Unis - Russie

Pour Moscou, la situation est une occasion idéale pour remettre à plat l’équilibre des relations russo-américaines, dans le contexte tendu de l’expansion – ou de l’expansionnisme – de l’OTAN qui envisage l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine. La Russie vit cette tendance voulue par l’administration Bush comme une remise en cause majeure des équilibres établis à la fin de la Guerre Froide – Les États-Unis s’étant alors engagés à ce que l’OTAN ne s’étende pas vers l’Est. Le bouclier anti-missiles américain déployé en Pologne et République Tchèque est une autre pomme de discorde entre les deux anciens ennemis. Les Russes n’ont de leur côté pas hésité à vendre des armes à l’Iran et au Venezuela, à envahir la Géorgie, à s’implanter durablement dans les provinces sécessionnistes d’Abkhazie et Ossétie du Sud, et enfin à fermer le robinet du gaz vers l’Europe en plein hiver.

L’arrivée d’une administration américaine qui se veut ouverte au dialogue et affiche déjà une vision du monde moins unipolaire que la précédente ne peut qu’améliorer la situation. Premier écho, la déclaration du ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov, cité par l’agence de presse RIA Novosti le samedi 7 février, qui montre l’amorce de ce processus de possible détente : « Il y a quelques jours, la partie américaine nous a demandé de contribuer à la réalisation de l’entente Russie-OTAN de 2008 sur le transit de cargaisons non militaires de la Force Internationale d’Assistance à la Sécurité en Afghanistan (ISAF) via le territoire russe. Nous avons rapidement donné une réponse positive ».

Le transit libre de matériel vers l’Afghanistan est donc remplacé par un transit dépendant de la qualité des relations entre Moscou et Washington. Samedi 7 février aussi, le secrétaire général de l’OTAN a donné le ton de l’Alliance en indiquant : « Il y a deux partenariats à consolider, il s’agit des relations entre la Russie et l’Occident et entre les États-Unis et l’Europe ». Idée sur laquelle le vice-président américain Joe Biden est revenue à Munich le même jour en faisant le pari de l’optimisme et en indiquant que la nouvelle administration américaine « explorerait les nombreux domaines dans lesquels nous pourrions et devrions travailler ensemble avec la Russie ».

Ceci pourrait être une nouvelle donne russo-américaine. Sergueï Lavrov a habilement surfé sur la vague des déclarations d’intention en proposant de négocier un traité de remplacement au Traité de Réduction des Armes Stratégiques (START) qui expirera en décembre et avait été, à partir de 1991, l’ossature de la désescalade militaire entre les deux blocs de la Guerre Froide.

Signe que le dialogue a sa place, bien que le Comité pour la Défense du Parlement kirghize ait entériné la décision de fermeture le 9 février, le Parlement lui-même a retardé son vote. D’après Bakyt Beshimov, leader de l’opposition sociale-démocrate kirghize cité par Radio Free Europe, le vote pourrait être repoussé au mois d’avril afin de laisser aux États-Unis et à la Russie le temps de poser les bases d’un nouveau modus vivendi. Plus prosaïquement, d’autres arguent que Bichkek attend tout simplement que l’aide promise par Moscou ait été virée sur les comptes en banque nationaux.

L’angélisme n’est pas de mise et il ne fait guerre de doute que les États-Unis cherchent activement d’autres moyens de faire transiter les convois militaires ou humanitaires vers l’Afghanistan. Le Tadjikistan s’est dit ouvert à proposer un point d’ancrage pour des convois commerciaux ou humanitaires, et un réchauffement des relations avec l’Ouzbékistan – bien qu’improbable – reste une option pour la diplomatie américaine. Sont aussi mentionnées comme possibilités le Kazakhstan qui entretient de bonnes relations avec Washington ou – option coûteuse – certains pays du Golfe comme le Koweit. Dernière possibilité qui revient de manière insistante dans les rumeurs, mais serait nettement moins en faveur d’un assouplissement des relations avec Moscou, une implantation en Géorgie – les autorités géorgiennes la démentent vigoureusement, pour l’instant.