Washington et Moscou troquent dans les hautes sphères

Écrit par Antoine Latour, La Grande Époque - Montréal
03.02.2009
  • n pompier pakistanais lutte contre les flammes dans un terminal logistique de l'OTAN près de la ville de Peshawar.(Stringer: TARIQ MAHMOOD / 2008 AFP)

«Tu me laisses le Caucase, je te donne l'Afghanistan?»

On a froncé les sourcils en apprenant la nouvelle que la Russie permettrait à des convois logistiques américains de transiter par son territoire pour approvisionner les troupes en Afghanistan. Une des premières questions venant à l'esprit est : «Qu'est-ce que Washington a troqué en échange de cette faveur?» Moscou a pu compter sur une situation toute à son avantage pour obtenir certains gains dont la manifestation concrète ne devrait pas tarder. Les plus critiques pourraient même y voir le retour d'un bon investissement clandestin, car l'enlisement de l'OTAN en Afghanistan représente à la fois un avantage stratégique pour la Russie et un baume sur l'orgueil national humilié par l'incapacité du géant soviétique de mettre au pas une armée de moudjahidines dans les années 1980.

C'est une situation se détériorant sur le terrain qui a forcé les États-Unis à chercher d'autres avenues à emprunter pour acheminer du matériel en Afghanistan. Ces derniers mois, les attaques d'insurgés contre la chaîne logistique se sont amplifiées dans le nord-ouest du Pakistan, dans les environs de Peshawar. Selon une information obtenue par le centre de réflexion Jamestown Foundation, plus de 70 % de la marchandise destinée aux forces de la coalition transigerait par cette région.

Pour les talibans pakistanais de Baitullah Mehsud, un chef tribal dans ce qu'il y a de plus extrémiste chez les jihadistes, la cible est trop facile. Convois et dépôts des forces étrangères sont attaqués régulièrement, puis les contractants civils ont été intimidés par les assassinats, si bien que peu d'entre eux sont disposés à faire le trajet à travers la dangereuse passe de Khyber, séparant le Pakistan et l'Afghanistan. Un lieu historique qui conserve à ce jour son importance stratégique.

La capacité des insurgés pakistanais d'opérer facilement dans cette région du Pakistan exerce une immense pression sur les États-Unis qui, en retour, exercent une immense pression sur le gouvernement pakistanais. On remet en doute régulièrement la volonté de ce dernier de lutter contre les éléments radicaux, alors qu'en plus on accuse les services secrets pakistanais (ISI) de travailler de pair avec différents groupes terroristes.

Avec l'envoi prochain de 30 000 troupes américaines additionnelles afin de mettre en pratique la nouvelle stratégie de Barack Obama pour l'Afghanistan, l'augmentation du défi logistique est immense et la route pakistanaise de moins en moins attrayante. Plus au sud du Pakistan, la situation n'est guère mieux, puisque la région de Quetta, d'où une route traverse la frontière pour se rendre jusqu'à Kandahar, contient sa part d'insurgés et serait le probable emplacement du chef taliban, le mollah Omar.

C'est dans une telle situation que la Russie arrive dans le portrait. Connaissant la position difficile dans laquelle se trouve Washington (ayant déjà passé par là à une autre époque...), elle a un levier extraordinaire pour faire avancer ses intérêts stratégiques sur d'autres fronts. L'Afghanistan et le Pakistan ayant été déclarés comme les priorités de l'administration Obama, le levier devient encore plus puissant.

Le lieutenant-général russe Leonid Sazhin, cité par l'agence gouvernementale Itar-Tass, explique la situation en ces termes : «Si les talibs bloquent la passe de Khyber dans l'ouest du Pakistan ainsi que l'autoroute menant à Kandahar [...], l'OTAN n’aura d'autres options que des routes de transit à travers l'Asie centrale [...] Des corridors terrestres de transport sont nécessaires, et les Américains ne peuvent faire sans la Russie concernant cette question. Que l'administration de Barack Obama le veuille ou non, les États-Unis ne peuvent faire sans la Russie. La nouvelle administration américaine a deux options : retirer ses troupes d'Afghanistan et reconnaître sa prochaine défaite après l'Irak, ou demander à la Russie de fournir le transit sur son territoire pour sa marchandise non militaire et militaire.»

Le troc

Alors qu'est-ce que les États-Unis ont donné pour obtenir l'accord de la Russie d'utiliser son territoire (de même que celui d'anciennes républiques soviétiques au nord de l'Afghanistan)? Il y a trois dossiers conflictuels principaux entre Washington et Moscou : la question du système de boucliers antimissiles en Pologne et en République tchèque; la question de l'adhésion à l'OTAN de la Géorgie et de l'Ukraine; et la question géorgienne découlant de la guerre du mois d'août et du transport des hydrocarbures dans le Caucase.

Des développements dans ces trois domaines sont survenus récemment, laissant planer la possibilité d'une restauration des relations russo-américaines.

Depuis l'élection d'Obama le 4 novembre, Moscou a joué ses cartes comme elle le devait. Pour célébrer l'élection du nouveau président démocrate, elle déclarait le lendemain que des missiles Iskander seraient déployés dans l'enclave de Kaliningrad, missiles qui seraient bien entendu pointés sur l'Europe pour répliquer au plan de défense antimissile américain.

On apprenait dernièrement que le plan d'un tel déploiement avait été interrompu, faisant supposer certains que la venue d'Obama – dont l'opinion sur la défense antimissile n'est pas encore très claire – avait détendu la situation avec Moscou qui verrait en lui un homme pragmatique avec qui on peut négocier (et se partager le monde).

Mais on avance aussi que cette menace impliquant les Iskander était seulement une facette du chantage russe visant à faire peser le spectre d'une escalade militaire ou d'une course aux armements.

Pavel Falgenhauer de la Jamestown Foundation fait remarquer que ces missiles se sont montrés peu efficaces dans le conflit opposant Moscou à Tbilissi l'été dernier. «Essentiellement, il n'y a pas d'Iskander à déployer à Kaliningrad, alors il n'y a rien à “interrompre”. La menace de déployer des Iskander “vers l'ouest” ne fait pas beaucoup de sens militairement [parlant] en aucun cas.»

Les signes de «détente» se sont également manifestés du côté américain.

Dans des déclarations à faire rire ou pleurer les conservateurs, le sénateur démocrate Carl Levin, qui dirige la commission sénatoriale des Forces armées, a laissé entendre que les relations russo-américaines pourraient connaître une «véritable avancée» en coopérant dans le domaine de la défense antimissile, selon Reuters.

«Il existe dans ce domaine un potentiel de réelle avancée dans nos rapports avec la Russie, qui ont besoin d'être renforcés», a déclaré Levin aux médias.

«L'un de nos intérêts communs les plus forts concerne la menace que créera l'Iran si elle se dote de l'arme nucléaire», a-t-il ajouté.

Ce genre d'approche est dénigré par les critiques du régime russe, qui voient dans le Kremlin un protecteur indéfectible de l'Iran. Accords militaires, technologiques et économiques vont dans ce sens.

L'opposant russe et ex-champion d'échecs, Garry Kasparov, publiait une lettre cinglante le 12 janvier dernier dans les pages du Wall Street Journal, critiquant l'approche amicale vis-à-vis le régime Poutine.

«Un mythe très dommageable persiste en Occident, véhiculé par les politiciens et la presse, disant que l'assistance de la Russie est nécessaire [pour interagir] avec l'Iran et d'autres États voyous. En fait, le Kremlin agite cette marmite depuis des années et tire avantage d'une augmentation de la tourmente dans la région. Les roquettes du Hamas/Hezbollah, basées sur les [roquettes] russes Katyusha et Grad, ne sont pas livrées par Allah via DHL [entreprise de livraison internationale, ndlr]. Ça ne prend pas la ruse d'un homme du KGB, comme M. Poutine, pour imaginer une manière d'accélérer le programme nucléaire iranien, qui reçoit l'aide de la technologie russe et qui est protégé de toute action internationale significative par le Kremlin.»

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Kasparov estime que les «pétrodictatures» comme la Russie, l'Iran et le Venezuela ont besoin d'un baril de pétrole à coût élevé pour soutenir leurs régimes, ce qui implique que des tensions mondiales leur sont favorables.

La perche tendue par le sénateur Levin a été imitée par l'OTAN, cette fois dans un autre champ dont la complexité augmente à mesure que les glaces fondent. Jaap de Hoop Scheffer, secrétaire général de l'alliance militaire, a proposé que l'OTAN et la Russie puissent coopérer dans l'Arctique en effectuant des exercices de secours conjoints.

Ce changement de ton des États-Unis et de l'OTAN ne relève probablement pas du hasard, tellement il est simultané et que les deux entités sont aux prises avec la même question de l'approvisionnement logistique en Afghanistan.

La Russie pourrait essayer de démontrer sa bonne volonté en acceptant de se prêter à ces jeux diplomatico-militaires, mais son appétit pour l'Arctique n'en demeurera pas moins exacerbé. L'hebdomadaire allemand Der Spiegel révélait la semaine dernière que la nouvelle politique russe concernant la région nordique devait être publiée cette semaine. «On ne peut nier que la lutte pour les ressources naturelles sera menée avec des moyens militaires», indiquerait le document.                                                                    

Les yeux sur la Géorgie

Le prix de la détente et d'une route vers l'Afghanistan serait-il encore plus élevé pour Washington? Le sort de la Géorgie pourrait l'indiquer.

L'Abkhazie, cette région insoumise de Géorgie dans le giron de Moscou, a annoncé la semaine dernière qu'elle accueillerait deux bases militaires russes, une navale et une aérienne.

Selon Pavel Falgenhauer, «il semble que la Russie se monte un cas et des capacités pour un possible nouveau conflit armé afin d'envahir la Géorgie. En même temps, Moscou cherche à obtenir une permission tacite de Washington pour lui permettre d'avoir les mains libres dans le Caucase en échange d'une détente ou [la mise sous la table] d'autres questions litigieuses».  

Dans ce contexte, une adhésion de la Géorgie et de l'Ukraine à l'OTAN relève de plus en plus de la fantaisie.

Tigre en papier

Cette baisse de la tension tombe à un bon moment pour la Russie, grandement affectée par la crise économique et les prix peu élevés des hydrocarbures. Ces derniers avaient en grande partie permis au régime de Poutine de réinvestir dans l'appareil militaire et d'espérer un retour aux belles années soviétiques en termes d'influence et de projection de la force à l'étranger. L'envoi de navires et de bombardiers russes au Venezuela en octobre 2008 avait pour objectif de rappeler à Washington que Moscou était de retour dans sa «cour arrière».

Mais selon l'International Institute for Strategic Studies de Londres, ces déploiements étaient largement «symboliques» alors que l'état général des forces russes demeure peu convainquant.

Malgré le climat d'incertitude, les nostalgiques ont été bien servis avec la conclusion, le 30 janvier, d'un partenariat stratégique entre La Havane et Moscou. Le dirigeant cubain, Raul Castro, était alors en visite officielle en Russie et se rappelait le «bon vieux temps». Le nouvel accord entre les deux alliés de la Guerre froide ne contiendrait, officiellement, pas de clause militaire, selon Reuters.