La vache sacrée résiste mal à la modernité

Écrit par Valerian Matazaud, Collaboration spéciale
05.02.2009
  • es Indiens de Pushkar côtoient les vaches sacrées au jour le jour.(攝影: / Val

L'utilisation grandissante des sacs plastique en Inde représente une menace pour l'animal tant respecté

Sohan Lal charge une nouvelle carcasse sur sa charrette bancale. Il se remet à peine d'une mauvaise grippe. Le mois de décembre est le pire. Le soleil du Thar écrase les journées, mais les nuits sont sèches et glacées. Chaque mois, l'équarrisseur transporte plus d'une quinzaine de cadavres de vaches jusqu'au cimetière. Quelques mètres derrière le stade où se tient chaque année la plus grande foire au bétail du pays, s'entassent des dizaines de squelettes blanchis, d'où émergent d'improbables boules de plastique de plus de 20 kg.

 

Gao Mata, la mère des vaches, est le pilier de la civilisation hindoue. Elle fut la première des monnaies d'échange et reste le plus indispensable des biens domestiques. La vache est sacrée, bénie et déifiée au plus haut point. Ainsi Krishna, huitième réincarnation de Vishnou, apparaît sous la forme d'un simple gardien de vaches avant de dicter la Bhagavad-Gîtâ, un des textes fondateurs de l'hindouisme. Chaque partie du corps de l'animal abrite une déité. Les cornes sont dédiées à Brahmâ, dieu créateur, la langue à l'illumination, et les intestins… à l'homme.

Durant les premières années de sa vie, une vache produit lait et veaux. Elle est alors l'objet de toutes les attentions par son propriétaire, qui la traite comme un membre de la famille. La vraie destinée d'une vache sacrée commence plutôt à la fin de sa vie de productrice. En effet, bien que devenue inutile et encombrante, la religion interdit qu'elle puisse être abattue. Elle est donc généralement abandonnée dans la rue. Cependant, loin d'être laissée seule à elle-même, elle est en fait confiée aux bons soins de la communauté. Par exemple, lors de la préparation du repas, chaque famille est tenue de donner le premier chapati (galette de blé) à un animal, souvent une vache errante. De même, si elle tombe malade, les habitants d'un quartier pourront se mobiliser pour payer les soins.

Pourtant, à Pushkar, une des villes les plus sacrées du pays, la situation est un peu différente. En effet, selon la tradition, les plus riches des pèlerins doivent offrir une vache aux prêtres. Ces derniers en gardent cependant rarement la responsabilité, et les animaux viennent alors grossir le troupeau qui hante déjà les rues; trop sacrées pour être tuées, il en coûte trop pour les entretenir. Ainsi, malgré toute la bonne volonté de ses habitants, Pushkar ne peut subvenir aux besoins des centaines de vaches qui envahissent ses rues.

Alors, depuis une dizaine d'années, le plastique est devenu partie intégrante du régime alimentaire des bovins. «Les gens utilisent de plus en plus de sacs plastique pour jeter leurs ordures ménagères, y compris les restes de fruits et de légumes. Quand une vache sent un résidu organique, elle est incapable d'ouvrir le sac et l'avale en entier», explique Dr Jadeja au magazine indien The Week.

  • le plastique est devenu partie intégrante du régime alimentaire des vaches errantes(攝影: / Val

L'Inde est en effet un des pays d'Asie qui connaît la plus forte croissance en consommation de plastique. Avec plusieurs millions de tonnes de déchets produits chaque année, le système traditionnel de récupération et de recyclage ne suffit plus aujourd'hui à traiter les emballages non dégradables. Pushkar, par exemple, ne possède pas de poubelles. Le seul essai de la municipalité n'a pas duré longtemps, puisque les bacs ont été détruits témoigne Devipal, un instituteur de la ville. «Ce n'est tout simplement pas dans les habitudes, les gens n'en comprennent pas l'utilité», explique-t-il. Les déchets sont donc jetés dans les rues et ramassés à la pelle par une équipe de cantonniers qui les évacuent dans les dépotoirs en périphérie.

À 32 ans, Ajay est un des deux vétérinaires officiels du gouvernement à Pushkar. Sa journée commence invariablement par une tournée des fermes voisines. Aujourd'hui, il faufile habilement sa moto entre les rickshaw et les piétons qui encombrent les rues commerçantes de la vieille ville.

Nous nous rendons chez Ratan Singh, dont la vache est malade depuis plusieurs jours. Lorsque nous arrivons, l'animal est d'une maigreur inquiétante et ne parvient plus à tenir sur ses pattes. Elle a vêlé il y a trois jours, mais reste incapable de récupérer. «Elle ne mange rien», explique le fermier, dont l'animal gambade d'habitude librement dans les rues du quartier. Ajay palpe l'animal, puis installe une perfusion et lui injecte quelques doses d'antibiotiques et de vitamines, sans trop y croire. Elle va probablement mourir dans quelques jours, me confie-t-il. La bête de Ratan Singh est victime d'une nouvelle pathologie qui s'est développée à mesure que le polyéthylène a envahi le pays : l'étouffement stomacal au plastique.

À Koutch, dans l'ouest de l'Inde, un vétérinaire a extrait 45 kg de sacs de l'estomac d'une vache. Il y a également trouvé du tissu, des noix de coco, du câble électrique et une hélice. Un reportage photo de Manmohan Sharma sur cette opération (la ruminotomie) a permis de faire éclater le scandale au grand jour, il y a presque dix ans. Déjà en avril 2000, à Lucknow, au nord du pays, le Times of India rapportait que jusqu'à 100 bêtes mourraient quotidiennement de cette affliction. Selon Dr Jadeja, même les vaches domestiques absorbent souvent des déchets le long des routes lorsqu’elles se rendent aux aires de pâturage.

«Aujourd'hui, c'est le lait qui est contaminé par le polyéthylène», clame Maneka Gandhi, une des activistes pour les droits des animaux les plus réputés du pays, dans India Today.

Plusieurs régions ont lancé de vastes campagnes d'interdiction des sacs plastique, destinées à contrôler le flux des déchets, avec un succès relativement mitigé. Au faible taux d'éducation du pays se superpose une trop rapide croissance qui a bouleversé les modes de consommation et de distribution en quelques années seulement. La notion même de déchets, non dégradables, et potentiellement dangereux, nécessite l'apparition de nouveaux concepts au sein de la population. «L'idée que le lait, synonyme de bonne santé, puisse nuire; l'idée que la vache, symbole de prospérité, puisse être dangereuse, semble tout simplement grotesque et inimaginable pour la plupart des Indiens», précise-t-on dans India Today.

Paradoxalement le buffle, animal non sacré, ne souffre pas de ces problèmes. Les bufflesses coûtent moins cher et produisent un lait plus gras et en plus grande quantité. Les propriétaires ne peuvent tout simplement pas les laisser courir dans les rues, car ces dernières ne retrouveraient pas leur chemin...