Moscou, Caucase, casse-cou et coup d'État

Écrit par Antoine Latour, La Grande Époque - Montréal
19.04.2009

  • Des dizaines de milliers de manifestants réclament le départ du président géorgien (Stringer: VANO SHLAMOV / 2009 AFP)

La Russie viendra-t-elle à bout du président géorgien ?

La brève guerre entre la Russie et la Géorgie en août 2008 a profondément ébranlé le Caucase, puis envoyé une onde de choc à l'échelle internationale. Les relations entre Moscou et l'OTAN se sont tendues alors que des flash-back de la guerre froide venaient hanter les autorités respectives. Quelques mois plus tard – avec une profonde crise économique, un nouveau président à la Maison-Blanche et une Europe ultra-dépendante du gaz russe – le discours s'est adouci, et les perspectives d'un «redémarrage» des relations ont semblé enchanter le monde entier.

Il y aurait bien entendu un prix à cette nouvelle bonne entente. Dans ses foulées impérialistes, comment le Kremlin pourrait-il permettre qu'une de ses anciennes républiques emprunte le chemin de plusieurs de ses ex-satellites pour rejoindre l'ennemi juré du Traité de l'Atlantique Nord? Non seulement la perception d'une perspective d'un encerclement hostile est intolérable pour Moscou, le pays en question représente un endroit hautement stratégique pour l'acheminement des hydrocarbures de la mer Caspienne.

En voyant cette situation de manière très cérébrale, il est tout à fait normal pour la Russie de faire tout son possible pour reprendre le contrôle sur la Géorgie. Du côté des émotions, des passions, du nationalisme et de la nostalgie, on trouve une justification encore plus profonde. Pour un dirigeant comme Vladimir Poutine, attaché au passé soviétique de son pays et lui-même autoritaire comme ses prédécesseurs communistes, la Géorgie est le berceau du célèbre et ténébreux Joseph Staline. Ce dernier, sous le régime Poutine, a été pratiquement excusé de tous crimes, ceux-ci ayant été commis pour le «développement glorieux de la mère patrie».

Il serait logique que Washington, au début d'une ère Obama appelant à une détente généralisée, ait concédé que le Caucase demeure dans la sphère d'influence de Moscou. Cette reconnaissance fait très probablement partie des possibles concessions permettant aux deux puissances de s'accommoder et de «repartir à neuf», comme l'a souhaité la secrétaire d'État américaine, Hillary Clinton. Surtout que la question afghane et ses complications en matière de logistique nécessitent la coopération du Kremlin.

Dans un tel contexte, comment les États-Unis réagiraient à une autre guerre opposant la Russie et la Géorgie? Protestations pour la galerie, suivies d'aucun geste particulier?

Si le Kremlin lit les cartes de cette façon et, qu'au-delà des États-Unis, il n'y a pas vraiment d'autres pays à considérer, rien ne l'empêcherait de terminer ce qui avait été commencé en août dernier. Cette fois-ci, par contre, aller un peu plus loin signifierait déposer l'actuel président géorgien, Mikheil Saakachvili, un pro-occidental dans le seul domaine stratégique car il est reconnu davantage pour ses méthodes autoritaires que pour ses penchants démocratiques.

Appuyé par une mouvance réformiste, la rue l'a en quelque sorte porté au pouvoir fin 2003-début 2004 dans la «Révolution des roses» qui a chassé le précédent régime loyal à Moscou. Comme les autres acteurs des révolutions colorées qui ont secoué l'ancien espace soviétique, il s'est tourné vers l'Occident afin de se débarrasser de l'emprise russe et de trouver des appuis pour mener à terme des réformes politiques.

Quelques années plus tard, seule l'attitude de Saakachvili envers Washington semble le distinguer profondément de ses prédécesseurs. Les espoirs qu'ont tenus en lui ceux qui l'ont porté au pouvoir se sont dissipés avec le temps, bien qu'il détienne une base d'appui suffisante pour ne pas être ébranlé outre-mesure.

Ces derniers jours, l'opposition a pris la rue pour exiger sa démission, l'accusant d'autoritarisme et le blâmant pour la guerre avec la Russie en août 2008. On ne sait pas encore avec pleine certitude, plusieurs mois plus tard, qui a été à l'origine du conflit. La quantité de propagande lancée des deux côtés avant, pendant et après la guerre a brouillé quelque peu les cartes. Saakachvili a certainement gagné la réputation d'être un casse-cou, tandis que les détracteurs de Moscou ont vu l'ours russe qui sort de son hibernation pour reconquérir son territoire perdu.

Des signes précurseurs

Si une tentative de réchauffement des relations s'opère entre l'OTAN et la Russie, c'est tout le contraire en ce qui concerne les relations Moscou-Tbilissi.

Le Kremlin n'a jamais caché son désir de voir le départ du président géorgien. À la fin mars, le président russe, Dmitri Medvedev, a déclaré dans une entrevue à un média étranger : «Nous aimons et chérissons le peuple géorgien. Je ne veux avoir aucune relation avec le président Saakachvili et je ne vais pas communiquer avec lui. Mais si en résultat d'un processus démocratique le pouvoir change en Géorgie, nous sommes prêts à discuter.»

Deux semaines plus tard, 60 000 Géorgiens de l'opposition descendaient dans la rue pour demander le départ de leur président. Le mouvement s'est essoufflé ces derniers jours et Saakachvili a bien profité de la posture russe pour accuser ses détracteurs d'agir avec l'aide du Kremlin.

«Tout cela avait pour but de causer des troubles internes et, comme les évènements des derniers jours nous l'ont démontré, peu importe combien d'argent est dépensé et ce qu'ils peuvent faire, la Géorgie est un pays stable», a déclaré Saakachvili, selon Reuters.

Ces actes de protestation et de désobéissance civile ne sont probablement pas la plus grande inquiétude pour le gouvernement géorgien.

Depuis février, l'institut de réflexion américain Jamestown Foundation cultive l'hypothèse que la Russie va lancer une autre offensive militaire contre son ennemi. Ce ne serait qu'une question de temps et de température, car il faut attendre le mois de mai pour que les passes et les routes dans les montagnes du Caucase soient praticables. Une fois cet obstacle naturel dissipé, une seule étincelle pourrait déclencher les hostilités.

Naturellement, les troubles devraient d'abord venir des régions séparatistes d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud. On rapporte que le long de la ligne de démarcation, le cessez-le-feu est extrêmement fragile alors que des policiers géorgiens échangent des coups de feu sporadiques avec les forces de sécurité séparatistes.

L'agence russe Interfax indique que des soldats russes vont commencer à patrouiller la «frontière» avec la Géorgie conjointement avec les forces de sécurité abkhazes et ossètes.

«Ceci pourrait mettre un plus grand nombre de soldats russes en danger dans les zones d'escarmouches intermittentes. Une blessure quelconque d'un soldat russe attribuée aux forces géorgiennes pourrait servir de casus belli», écrit Pavel Felgenhauer de la Jamestown Foundation.

Les prédictions de M. Felgenhauer semblaient se réaliser la semaine dernière alors que Tbilissi et Moscou s'accusaient mutuellement de masser des troupes le long de la ligne de démarcation.

 

Selon Reuters, une mission de l'Union européenne sur place pour surveiller le respect du cessez-le-feu aurait observé des renforts militaires russes «aux frontières entre le territoire sous contrôle géorgien et les régions séparatistes d'Ossétie du Sud et d'Abkhazie. Elle n'a rien signalé d'équivalent du côté géorgien».

M. Felgenhauer rapporte de son côté que les navires de la flotte russe de la mer Noire auraient quitté leur port d'attache de Sébastopol, en Crimée. Selon lui, quatre navires amphibies utilisés pour le débarquement de troupes seraient en mouvement. Selon la Russie, un simple exercice militaire.

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L'OTAN en Géorgie, au mauvais moment?

Si les exercices militaires russes énervent la Géorgie, celui de l'OTAN prévu en Géorgie irrite Moscou au plus haut point.

Du 6 mai au 1er juin, 1300 soldats des pays membres de l'OTAN doivent mener un exercice conjoint en Géorgie. Côté timing, Saakachvili n'aurait pu espérer mieux. D'une part, c'est pour lui un remontant indiquant qu'il n'a pas été totalement abandonné. D'autre part, il gagne du temps en repoussant une éventuelle attaque si elle devait se produire.

Pour Moscou, l'exercice est une «provocation absurde». «J'ai demandé au secrétaire général de l'OTAN [...] de repousser ces exercices ou de les annuler», a déclaré par téléphone à Reuters le représentant russe à l'OTAN, Dmitri Rogozine.

«Avant de rétablir la coopération militaire entre la Russie et l'OTAN, nous ne voudrions pas qu'il y ait des exercices militaires organisés avec des forces étrangères près de notre frontière», a ajouté Rogozine.

L'OTAN, pour sa part, ne prévoit pas plier aux protestations russes et affirme que l'exercice était prévu depuis avant le conflit en août dernier.

Positions réconciliables?

Avec ces tensions à l'horizon, il est pertinent de se demander s'il peut vraiment y avoir coopération durable entre la Russie et l'Occident. Moscou ne tolère pas qu'on gruge du terrain de sa sphère d'influence, et encore moins que des régimes démocratiques s'établissent à ses frontières.

L'Occident (l'Europe plus particulièrement), parfois motivé par des idéaux, mais souvent par des intérêts pétroliers dans ce cas, ne tolèrera pas éternellement devoir manger dans la main du Kremlin pour pouvoir s'approvisionner convenablement en hydrocarbures, à l'abri du chantage. À ce titre, la Géorgie constitue un investissement de choix permettant d'éviter d'être à la merci de l'Iran et de la Russie. Faut-il encore que l'homme qui tient le pays puisse se distinguer du mode de gouvernance régional, marqué par l'autoritarisme.