Les manifestations de policiers qui ont perturbé le calendrier politique et médiatique du mois de ce mois d’octobre ont été vécues par beaucoup comme des événements surprenants. Pourtant, ce type de mouvement exprimant l’exaspération des policiers n’a rien d’exceptionnel puisque notamment en 1983, en 2004, en 2007 et en 2012, les rues de Paris ont connues de telles protestations. Sans parler de la fin de l’année 2001, qui vit des policiers et des gendarmes en uniforme et en voitures sérigraphiées bloquer des préfectures dans toute la France.
Dans un contexte de menace terroriste et de réforme judiciaire – loi du 15 juin 2000 –, et suite à la mort de l’un d’entre eux tué par un récidiviste, les membres des forces de l’ordre ont alors obtenu des déblocages d’effectifs, des crédits d’équipements supplémentaires et un réexamen de certaines parties du Code de Procédure pénale. Autant de décisions dont profitera le nouveau ministre de l’Intérieur arrivé en 2002, Nicolas Sarkozy, pour asseoir sa popularité auprès de ses troupes.
Il est évidemment tentant de dresser un parallèle avec ce que nous vivons aujourd’hui, y compris dans les conclusions – provisoires – du mouvement via un accord dont les termes – revalorisation salariale, remise en cause du droit, nouveaux recrutements, nouveaux équipements pour un budget conséquent – témoignent d’une bien plus grande bienveillance envers les policiers qu’à l’égard d’autres mouvements sociaux. Et il est clair qu’en ces temps troublés par des menaces terroristes, par des protestations de masse – loi Travail, Notre-Dame des Landes –, par le nécessaire encadrement et la protection de mouvement de foules – grands événements sportifs, festifs ou culturels –, le gouvernement a plus que jamais besoin de sa police.
Ceci étant, cette « dépendance » du pouvoir politique à l’égard de sa main armée, dans un contexte où l’autorité – ou l’autoritarisme – a pour certains plus de valeur politique que l’intelligence, pose question.
Une multiplicité de causes
Les causes du malaise policier sont connues. Encore faut il les rappeler pour montrer à la fois leur multiplicité et leur imbrication.
Il y a d’abord un manque criant de matériel, à l’instar de ce qui ce voit dans toute la fonction publique, depuis les ordinateurs obsolètes et tombant en panne jusqu’aux feuilles de papier qui viennent parfois à manquer – ce qui est particulièrement ironique dans une institution fréquemment sollicitée par les vendeurs de technologies de surveillance de plus en plus sophistiquées.
Il y a, bien entendu, un effet de contexte, avec des policiers mobilisés sur leurs congés pour tous les grands événements, pour encadrer les manifestations, et répondre à la menace terroriste par un déploiement de forces visibles dont l’utilité n’est pas toujours évidente. Il y a aussi et surtout des menaces permanentes qui pèsent, comme le montrent l’assassinat chez eux de policiers et les attaques menées contre les voitures à Paris ou Viry-Châtillon.
De manière plus structurelle, les policiers se plaignent aussi de leur hiérarchie, qui n’a jamais abandonné une culture du chiffre pourtant peu fiable et critiquée à tous les échelons pour cette raison. L’état d’urgence a redonné provisoirement à cette hiérarchie une raison supplémentaire de mobiliser ses troupes pour des missions dont le sens échappe parfois aux exécutants.
Les policiers dénoncent aussi une justice laxiste alors même que celle-ci condamne de plus en plus fréquemment à des peines de plus en plus lourdes. Et, fait nouveau, les critiques s’expriment aussi directement contre des syndicats policiers soupçonnés de connivence avec les chefs et déconnectés des réalités du terrain.
Le sens du métier
Tous ces sentiments qui se manifestent posent en filigrane la question du sens du métier. Malgré leur popularité auprès des Français – plus de 80% d’opinions favorables –, malgré les élans de soutien post-Charlie, les policiers se plaignent d’être menacés, détestés, repoussés, se sentent parfois honteux d’exercer une telle profession. Comment expliquer une telle dissonance ?
Il nous semble qu’elle est à chercher dans les contradictions auxquelles est confrontée le policier aujourd’hui. Il se plaint de syndicats auxquels il est obligé d’adhérer pour obtenir une mutation qui l’emmènera loin des banlieues à problèmes que chacun cherche à fuir. Il critique la bureaucratie policière tout en oubliant que la majorité des policiers passent leur temps à faire de l’administration plutôt que d’être dans la rue.
Il honnit la culture du chiffre mais oublie de préciser que celle-ci a été accueillie avec soulagement, en son temps, en sacrifiant la police de proximité. Il vitupère contre la lourdeur hiérarchique mais se félicite quand celle-ci lui évite d’autres modes d’évaluation de son activité, comme le montre l’histoire du récépissé. Il dénonce le manque de soutien d’une partie de la population mais refuse de voir les raisons qui amènent certaines personnes – manifestants, jeunes issus des quartiers populaires –, à se méfier de lui et à le fuir. Il accable la loi Taubira qui pourtant renforce les possibilités de contrôle des policiers sur les personnes condamnées.
Une logique de fuite en avant
Face à toutes ces contradictions que chaque policier – individuellement – connaît ou reconnaît, mais que – collectivement – le corps policier nie, l’institution s’inscrit dans une logique de fuite en avant. Plutôt que d’analyser les causes des problèmes, plutôt que de réfléchir sur ses stratégies, plutôt que de se comparer à d’autres pays, plutôt que de rééxaminer ses modes de management, l’appareil policier et les gestionnaires politiques qui ont besoin de lui pour maintenir, via la force, une apparence de légitimité qui leur fait défaut se lancent dans des recrutements, des remises en cause des textes de loi, voire dans une course à l’armement.
Ils pensent que la peur est la meilleure stratégie pour assurer le calme et le retour à l’ordre. Pourtant, tant les manifestants contre la loi Travail osant braver l’état d’urgence que les émeutiers des quartiers sensibles, sans parler à une autre échelle des délinquants endurcis ou des terroristes, ont montré que les stratégies de dissuasion fondées sur la peur ne menaient pas à l’apaisement. Bien au contraire.
Ce dont la France a besoin aujourd’hui, c’est d’une vraie réflexion sur ses politiques de sécurité. Une réflexion qui intègre toute la chaîne pénale, qui s’appuie sur l’immense majorité de la population favorable à la police, qui cherche à recréer du lien avec les jeunes et les minorités faisant l’objet de ses contrôles et qui ne se contente pas de « gérer » des flux humains et des cas judiciaires.
Des changements possibles et nécessaires
Cela demande de sortir du discours simpliste sur une autorité fondée uniquement sur la menace et le rapport de force; cela demande de réfléchir sur le rôle « social » du policier dans un monde où il ne faut pas traiter que les conséquences mais aussi les causes des crises.
Il faut également repenser les relations avec un monde judiciaire détesté par les policiers alors qu’une grande majorité des magistrats cherchent pourtant à répondre à leurs demandes.
Enfin, il faut changer un mode de fonctionnement hypercentralisé et devenu trop lourd dans une société en mouvement rapide pour redonner plus de moyens mais aussi de responsabilités au policier de terrain. Celui-ci doit devenir un acteur local de poids, et non pas celui qui intervient uniquement ex-post, quand la situation est déjà trop détériorée.
Christian Mouhanna (CNRS), , Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines – Université Paris-Saclay
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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