Sur la banquise, Hjelmer Hammeken a repéré un phoque annelé près de son trou de glace. Camouflé en blanc, il avance à pas lents dans la neige, s’allonge, attend. Quand il tape des pieds, le phoque lève la tête, il tire. Dans ce paysage lunaire, la bête est immédiatement dépecée. Hjelmer avale un bout de foie cru encore chaud : la récompense du chasseur.
La scène est banale du côté d’Ittoqqortoormiit, près du détroit de Scoresby, le plus grand fjord du monde sur la côte est du Groenland, aux confins de l’Arctique.
Dans ce bourg de 350 habitants aux maisons colorées, tous les hommes chassent. Leurs proies habituelles : l’ours, si le chasseur est professionnel, le phoque, le narval ou le bœuf musqué s’il est amateur. C’est un mode de vie ancestral qui se transmet de génération en génération.
Mais depuis une vingtaine d’années, les quotas mettent peu à peu en péril une tradition qui assure la survie alimentaire et financière des familles inuites.
Pour capter leur quotidien, une journaliste télé et un photographe de l’AFP ont vécu pendant plusieurs jours fin avril avec des chasseurs professionnels d’Ittoqqortoormiit.
Des quotas pour préserver les ours polaires
Quand il arrive en traîneau à chiens sur la banquise à la limite avec la mer, Hjelmer impose le respect. C’est le plus grand chasseur d’ours polaires du Groenland : 319 tués en cinquante ans, sept cette année.
Sa réputation remonte aux années 1980. Il partait alors seul à travers les glaciers du fjord, avec ses chiens, une tente, un peu de ravitaillement, et pouvait ramener jusqu’à trois ours au terme d’une expédition de plusieurs semaines.
C’était l’âge d’or pour les chasseurs professionnels, quand les peaux d’ours se vendaient à l’étranger.
En 2005, des quotas ont été instaurés pour freiner la baisse du nombre d’ours polaires. Trente-cinq en 2024. Et en cette fin avril, ils ont été atteints. C’est pour cela que ce jour-là, Hjelmer chasse le phoque, non soumis aux quotas.
« Avant, on pouvait chasser toute l’année », dit l’homme au regard vif et à la moustache blanche. « En hiver, la glace était plus dure (…) et le fjord ne fondait jamais. » Aujourd’hui, la glace est moins épaisse, la banquise moins étendue et le détroit totalement ouvert de mi-juillet à début septembre.
Alors qu’il observe l’horizon, le jeune chasseur Martin Madsen à ses côtés, le vent se lève, la mer s’agite. La glace, plus fine en bord de banquise, devient instable. Elle risque de se détacher et de les emporter, il est temps de partir.
« En août, toute la banquise aura fondu, il n’y aura plus que la mer, une mer agitée », ce qui rendra difficile la chasse au phoque ou au narval (également soumis aux quotas), poursuit Hjelmer.
Des ours affamés se rapprochent des habitations
Quant aux ours polaires, qui chassent sur la banquise, il se demande comment ils feront pour survivre. Déjà l’été, coincés sur la terre ferme et affamés, ils s’approchent du village. Sans doute, dans l’avenir, migreront-ils plus au nord, selon les chercheurs.
« Que va-t-il se passer dans les 50 prochaines années ? », interroge Hjelmer.
Comme tous les matins, Martin scrute l’horizon de sa fenêtre et consulte les prévisions météo sur son portable. Pas de brouillard, grand soleil, idéal pour la chasse. Il prend ses fusils et part pour le bord de la banquise.
D’autres chasseurs sont déjà en position. L’œil aiguisé, ils regardent les reflets de l’eau sous l’effet du vent, balayent le paysage. À deux kilomètres d’ici rodent trois ours blancs.
Pour attirer les phoques, les Inuits grattent la banquise avec leur « tooq », longue perche en bois, qui imite le bruit des pinnipèdes lorsqu’ils creusent le trou de glace qui leur permet de respirer.
Quand un chasseur en repère un, il crie : « Aanavaa ! » (prononcer « Anoua » : « Voilà un phoque ! ») et siffle pour attirer la bête. S’il rate sa cible, les autres peuvent alors tirer.
Ce jour-là, Martin, moustache noire et visage juvénile, rate sa cible. Le lendemain, avec sa carabine calibre 222 mm, à plus de 200 mètres de distance, il tue du premier coup dans l’eau un phoque barbu, qu’il se hâte ensuite de ramener en barque avant qu’il ne coule. Fierté : « Les chiens pourront manger ».
Comme Hjelmer, Martin est un des 10 chasseurs professionnels d’Ittoqqortoormiit, les seuls habilités à tirer des ours blancs, un titre accordé si leurs revenus sont issus à 100% de la chasse. « Je chasse depuis que je suis enfant. J’ai grandi parmi des chasseurs, mon père, mon grand-père », raconte-t-il.
Depuis la grande époque de ses aînés, les conditions d’exercice du chasseur professionnel ont changé. Pas tant dans la manière de faire – si ce n’est l’utilisation sur la banquise des téléphones portables et satellites ou l’apparition des scooters des neiges.
Mais dans la possibilité d’en vivre. « Aujourd’hui, il n’y a plus beaucoup de quoi chasser », dit Martin. « Les quotas imposés aux chasseurs, ça ne me plaît pas. »
La peau d’ours, qui ne peut être vendue qu’au Groenland depuis un embargo de l’Union européenne en 2008, rapporte jusqu’à 2000 euros ; celle du phoque 40 euros maximum, un prix inférieur de moitié à celui pratiqué avant l’instauration d’un embargo en 2009 finalement annulé pour les Inuits.
Le lobby « anti-viande », « c’est dur pour nous »
Retour à la maison. Charlotte Pike, la compagne de Martin, prépare une soupe à l’ours polaire. Tomates, carottes, oignons, curry rouge. « Vu le peu de revenus que nous rapporte la chasse (…) la vie est très difficile », dit cette femme de 40 ans qui cherche à accueillir des touristes à la maison comme alternative.
« Sans compter », poursuit-elle, « tout ce qu’on entend dans le monde sur le fait qu’on tue des animaux, qu’il ne faut pas manger de viande… C’est dur pour nous. »
Martin, qui n’est jamais allé à l’école, préfère que leur fils Noah, huit ans, ne devienne pas chasseur à son tour. Son père Peter n’est pas chasseur professionnel, il tient un café-restaurant dans ce village du bout du monde, à 800 km de la colonie humaine la plus proche au Groenland, ravitaillé par cargo une à deux fois par an.
Mais lui rêve de faire partie de cette élite qui chasse les proies nobles et qui ne cesse de diminuer au fil des ans à Ittoqqortoormiit. Dans la jeunesse de Hjelmer, comme son grand-oncle, « presque chaque homme du village » pratiquait la chasse professionnelle.
Nukappiaaluk devra attendre d’avoir 12 ans avant de faire sa première chasse. Pour devenir professionnel, il devra passer par un long apprentissage auprès des anciens. Le pré-requis, ce sont les chiens de traîneau, obligatoires pour la chasse professionnelle.
Aujourd’hui, le garçon timide confectionne à la main des colliers pour ses neuf chiots. « Il veut devenir chasseur professionnel, je lui explique comment faire », dit son père, 38 ans. « La chasse (…) c’est important pour le village, pour notre avenir. »
D’ici deux mois, ses chiens pourront commencer à travailler. Nukappiaaluk devra apprendre à les dresser, à les diriger à la voix pour atteindre les 30 km/h, à s’en faire respecter – la moindre erreur peut être fatale en ce milieu hostile.
Comme il devra apprendre à comprendre ses futures proies, leur régime, leur habitat, leurs déplacements qui évoluent au gré des variations météorologiques et répéter les gestes de toutes les générations de chasseurs avant lui. « Si tu ne connais pas tes ancêtres, tu ne sais pas qui tu es », résume son frère Marti, 22 ans.
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